Intervention de Clément Beaune

Commission des affaires européennes — Réunion du 29 juin 2022 à 13h40
Audition de M. Clément Beaune ministre délégué auprès de la ministre de l'europe et des affaires étrangères chargé de l'europe à la suite du conseil européen des 23 et 24 juin 2022

Clément Beaune , ministre délégué :

Il ne faudrait pas que la Communauté politique européenne soit une duplication de l'existant. Nous n'avons pas attendu la guerre pour avoir une politique de voisinage et des forums de discussion. Le Partenariat oriental en est un. La conviction initiale de la France et du Président était que l'Union européenne, en tant qu'ensemble institutionnel, ne couvrirait jamais tous nos éléments de coopération.

Ce débat a eu lieu au sein du Conseil de l'Europe, que la Russie a d'ailleurs quitté : la géographie et l'histoire continentales définissent une communauté de valeurs. Cela nécessite des coopérations politiques avec certains pays qui, pendant longtemps, voire indéfiniment, ne seront pas membres de l'Union européenne. Or nous n'avons pas de cadre commun pour cela. Le Partenariat oriental réunit régulièrement l'Union européenne et les six pays concernés, mais à une table différente de celle des États des Balkans occidentaux.

L'idée de la Communauté politique européenne est donc double. Elle consiste d'abord à avoir des réunions politiques régulières pour évoquer des sujets d'intérêt commun. On pourrait ainsi imaginer un sommet de la Communauté politique européenne réunissant les États membres, les pays des Balkans occidentaux, et demain l'Ukraine, voire la Moldavie. Le Royaume-Uni ou la Turquie pourraient eux aussi partager des mesures de réaction géopolitique à une crise comme celle que nous vivons avec la Russie.

Au-delà de la coordination politique régulière, nous pourrions entretenir des coopérations autour de politiques inspirées de celles de l'Union européenne en matière d'énergie, de transport ou d'espace. Nous ne disposons pas, aujourd'hui, de ce format continental.

Vous pourriez m'objecter que le véritable doublon serait avec le Conseil de l'Europe. Peut-être faudra-t-il se poser cette question. Si la Communauté politique européenne se met en place, des formats existants pourraient devoir être fusionnés ou rationalisés ; mais commençons par créer cette table commune.

Ce n'est pas une idée entièrement nouvelle : elle avait été proposée par le président Mitterrand sous la forme d'une confédération européenne. Sa première réunion s'était d'ailleurs tenue à Prague... L'initiative n'a pas prospéré pour deux raisons. D'abord, elle était étendue à la Russie, ce qui ne sera pas le cas de cette initiative. Ensuite, elle était considérée comme une alternative à l'adhésion, ce qui semblait fermer la porte à l'élargissement.

Ce n'est pas ce que nous proposons : ce sera un complément pour les pays qui attendent depuis longtemps leur entrée dans l'Union européenne, ou qui ne souhaitent pas y entrer, mais qui pourraient coopérer avec nous sur certains sujets.

Enfin, ne répétons pas les erreurs commises vis-à-vis des Balkans occidentaux. Après leur avoir donné une perspective européenne en 2000, déjà sous la présidence française, aucun d'entre eux n'a rejoint l'Union. Il y a un malentendu réciproque : des réticences au sein de l'Union européenne, une fatigue de la part de ces pays à force d'attendre la négociation. Il y a des conséquences politiques : le développement des trafics, des mafias, des filières illégales qui touchent nos quartiers. Cela aussi, c'est concret.

Soyons honnêtes : si un pays comme l'Ukraine a vocation à entrer dans l'Union européenne, le processus prendra des années. N'abandonnons pas l'Ukraine en attendant. Nous avons besoin d'un forum de coopération politique, pour éviter la création d'une forme de vide entre l'adhésion complète, qui n'arrivera pas tout de suite, et un refus qui engendrerait une forme de désespoir. La coopération s'exercerait dans certains domaines très concrets comme l'énergie, les transports notamment. Pour le moment, il est préférable de conserver le Partenariat oriental, en attendant de disposer d'un autre instrument qui fonctionne.

Monsieur Marie, c'est justement pour éviter l'opposition entre élargissement et approfondissement, qui n'a jamais été résolue, que nous plaidons pour cette communauté supplémentaire. En ramenant la seule politique de l'Union européenne dans son voisinage à l'élargissement, nous avons sacrifié l'approfondissement. Il faut un continuum. Ainsi la Turquie, et peut-être le Royaume-Uni, pourraient-ils faire partie de cette communauté de façon durable sans pour autant intégrer l'Union européenne.

La réforme de l'Union européenne est nécessaire, même si nous restons durablement à 27. Les dysfonctionnements sont évidents. Quant à engager une révision des traités, il n'y a pas de consensus entre les États pour le faire. De plus, quand bien même nous la lancerions, ne l'attendons pas pour renforcer nos politiques concrètes, en matière de souveraineté alimentaire, de climat ou de commerce. Cela peut se faire par de simples législations complémentaires, des décisions de la Commission européenne ou des coopérations entre certains États, sans attendre le grand soir d'une révision des traités qui pourrait prendre cinq à dix ans, avec les incertitudes que nous connaissons sur la ratification.

Salle d'attente ou partenariat renforcé ? La Communauté politique européenne est un peu des deux.

Concernant la Moldavie, Madame Guillotin, la présidente Maia Sandu a en effet fait preuve de courage en défendant l'engagement européen dans un contexte géopolitique complexe. C'est pourquoi nous ne pouvions prendre le risque de perdre ce pays. La reconnaissance du statut de candidat est aussi un signal géopolitique.

La France a aussi apporté un soutien très concret à la Moldavie en mobilisant plus de 16 millions d'euros d'aides budgétaires et d'aide d'urgence. Plus de 37 tonnes de matériel humanitaire ont été livrées. Au total, plus de 120 millions d'euros ont été mobilisés par l'Union européenne dans le cadre de notre nouvel instrument de voisinage, le NDC (nationally determined contributions).

Au total, la conférence des donateurs organisée le 5 avril à Berlin a permis de mobiliser près de 700 millions d'euros de dons internationaux, déjà largement utilisés pour l'accueil des réfugiés, pour éviter la flambée des prix de l'énergie ou des problèmes d'approvisionnement qui mettraient la population moldave en grande difficulté. Nous sommes prêts à renforcer cet effort dans les mois à venir.

Madame Morin-Desailly, merci pour vos mots amicaux. Il reste beaucoup à faire sur les achats d'énergie. La coordination est encore imparfaite.

Il faut d'abord reconstituer nos stocks dans la perspective de l'hiver prochain. La France a une législation contraignante en la matière ; nos stocks sont remplis à 60 %, ce qui est dans la moyenne haute de l'Union européenne. Des pays comme l'Allemagne avaient, au début de la guerre, des stocks à 30 %, ce qui ne leur permet pas d'affronter les réductions de livraisons russes. Je rappelle que la France est moins dépendante du gaz que la plupart des pays de l'Union européenne : il représente moins de 20 % de nos approvisionnements, contre 30 % pour l'Allemagne.

Mais il ne suffira pas de reconstituer les stocks pour l'hiver prochain : il faut diversifier nos approvisionnements. Cela fait l'objet de mesures nationales parfois coordonnées, parfois identiques, de recherche de contrats alternatifs et de construction d'infrastructures complémentaires. Ainsi, la Première ministre a annoncé la semaine dernière que, dès 2023, nous disposerions d'un terminal méthanier supplémentaire au Havre pour réceptionner les livraisons de gaz liquéfié.

L'une des mesures coordonnées déjà prises est le contrat supplémentaire avec les États-Unis d'Amérique, négocié collectivement voici quelques semaines par Mme von der Leyen. Cependant, la coordination n'est pas complète. Nous avons adressé une demande de précisions en ce sens à la Commission européenne. Pour éviter des pratiques mutuellement compétitives, nous avons intérêt à engager des négociations collectives avec certains pays producteurs de gaz liquéfié comme les États du Golfe ou les États-Unis.

La situation accélère également, à moyen terme, notre stratégie de sortie des énergies fossiles.

Toutefois, nous ne pourrons pas, l'hiver prochain, nous passer totalement du gaz russe en Europe. Parmi les leviers complémentaires, les efforts de sobriété énergétique ont leur importance ; plusieurs dirigeants d'entreprises énergétiques l'ont justement rappelé. Dans beaucoup de pays européens, les administrations publiques, les collectivités, les entreprises et les citoyens se sont engagés dans des plans de sobriété.

Enfin, la Commission européenne a renforcé sa stratégie de long terme avec le plan REPowerEU. Elle avait annoncé, dès le mois de mars, que nous pourrions nous passer des deux tiers des livraisons d'hydrocarbures russes dès l'an prochain si nous activions simultanément tous les leviers ; et, à l'horizon 2027, nous serions libérés de la dépendance à ces importations. L'Allemagne a déjà annoncé qu'elle sortirait dès 2024 de la dépendance aux hydrocarbures russes. Les choses s'accélèrent.

Madame Schillinger, la directive sur le salaire minimum imposera à tous les États membres de le mettre en place, soit par la voie légale comme en France, soit via un dispositif de négociation collective. Ainsi, des pays du nord de l'Europe sont très bien protégés par un système conventionnel. Nous ne souhaitons pas casser ces modèles.

La directive inclut aussi l'obligation que 80 % des travailleurs soient couverts par une négociation collective. La dizaine de pays qui n'atteignent pas ce seuil devront indiquer comment ils comptent le rejoindre. Le SMIC français étant très au-dessus de la moyenne européenne, ce n'est pas un vrai changement pour nous. En revanche, la directive permettra de lutter contre le dumping social en tirant les salaires vers le haut dans certains pays, en complément de la réforme du travail détaché.

Enfin, elle comporte un niveau indicatif de salaire minimal - il ne s'agit donc pas d'une obligation -, fixé à 60 % du salaire médian et à 50 % du salaire moyen. Nous sommes au-dessus de ces niveaux en France, mais cela permettra d'instaurer une orientation pour les pays concernés et une transparence sur le sujet pouvant engendrer des pressions politiques ou syndicales.

Monsieur Arnaud, sur la question de l'avortement, il y a aujourd'hui deux pays européens dans lesquels, de droit ou de fait, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) n'est plus reconnue : Malte, où c'est assumé par toutes les formations politiques, et de facto la Pologne, où la décision judiciaire de la fin de l'année 2020 a réduit à un très faible nombre les cas pouvant conduire à une autorisation d'IVG. Nous avons donc un différend politique sur ce sujet avec ces pays. Les traités ne prévoyant aucune compétence européenne en la matière, le Président de la République a suggéré d'ajouter le droit à l'avortement dans la Charte des droits fondamentaux et l'actualité américaine renforce cette nécessité. Cela exige l'unanimité, qui n'est pas acquise, mais la Charte elle-même a nécessité un combat de plusieurs années pour aboutir. Nous devons donc engager ce combat politique, qui en vaut la peine.

Du reste, cette question a des conséquences concrètes très préoccupantes : des réfugiées ukrainiennes accueillies - généreusement - en Pologne et ayant subi des violences sexuelles ne peuvent bénéficier d'un droit qui leur est reconnu dans leur pays. La ministre chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, Isabelle Rome, et moi-même allons donc prendre prochainement des initiatives de soutien ; nous en reparlerons.

Monsieur Menonville, nous procédons actuellement à l'évacuation des récoltes ukrainiennes - plusieurs dizaines de millions de tonnes de grain sont stockées dans des silos - et nous tâchons d'accélérer le rythme de livraison par voie terrestre, puisque la voie maritime reste bouchée. Cela nécessite de mobiliser des opérateurs ferroviaires, des conteneurs, des barges fluviales ; il faut travailler avec la Roumanie et la Pologne pour accélérer nos capacités de livraison, ainsi qu'avec la Commission européenne et la présidence tchèque.

Monsieur le président, vous avez raison, nous devons adapter notre stratégie « de la ferme à la fourchette ». Nous ne devons pas renoncer à nos objectifs environnementaux - réduction des pesticides, changement des modes de production - et de souveraineté alimentaire pour l'avenir, car le court terme ne doit pas écraser le long terme. Néanmoins, la règle relative aux jachères - cela représente 4 % des surfaces, qui pourraient être mobilisées rapidement - et le rythme de baisse de production dans certaines filières ou sur certaines surfaces pourraient être rediscutés. Il ne s'agit pas, j'y insiste, de remettre en cause les objectifs environnementaux de cette stratégie, mais nous avons également un impératif de production, laquelle, si elle doit être « verdie », doit également permettre d'atteindre l'objectif « nourricier » de notre agriculture. Nourrir l'Europe, mais aussi le monde, car si un pays comme l'Égypte, qui importait 80 % de ses produits alimentaires, n'a plus accès aux productions ukrainiennes et si l'Europe n'assure pas de relais, nous prenons un risque pour nous-mêmes : il faut à tout prix éviter les pénuries, voire les émeutes de la faim dans notre voisinage immédiat. Cet impératif de souveraineté est sur la table ; nous l'avions intégré dans l'agenda de Versailles de mars dernier, nous attendons à présent les propositions de la Commission.

Monsieur Fernique, nous avons effectivement connu un drame à Melilla, ayant entraîné au moins 23 morts. Cela plaide de nouveau pour une politique migratoire européenne, avec des règles bien établies de solidarité et de contrôle aux frontières. L'Espagne a diligenté trois enquêtes pour faire la lumière sur les faits, car, à l'évidence, des trafiquants d'êtres humains sont impliqués.

Nous avons obtenu, sous présidence française, quelques résultats importants, notamment un filtrage des contrôles aux frontières, via l'enregistrement systématique des entrées sur le territoire de l'Union européenne, et un mécanisme de solidarité tant opérationnelle, au travers du renforcement de Frontex et des autres agences européennes, que financière, pour soutenir les pays situés en première ligne, tels que l'Espagne. Je n'adresserai aucun reproche à ce pays ; nous devons au contraire renforcer notre solidarité, car il fait face à un afflux important, qui concerne toute l'Europe.

Quant à la fiscalité, qui est un combat important pour Bruno Le Maire et moi-même, elle constitue mon seul regret dans le bilan de la présidence française. Nous avons tout fait pour arracher un accord sur cette question, qui avait été obtenu à l'échelon international, mais un seul pays - la Hongrie - bloque l'adoption du texte, pour des questions totalement indépendantes de celui-ci. Cela pose la question de l'unanimité en matière fiscale et démontre la nécessité de changer de mode de décision sur ces sujets. Même des pays très réservés, comme l'Irlande ou le Luxembourg, commencent à l'envisager. Nous maintenons notre souhait de faire de la ratification de ce texte une priorité européenne. Il serait dommage que l'Europe, qui a permis cet accord international, soit en retard pour sa transposition.

Monsieur Pellevat, sur l'élargissement, une nouvelle méthodologie a commencé à se mettre en place en 2020, à la demande de la France. Elle permet de mieux différencier les situations et s'applique aux candidats tant actuels que futurs. Il s'agit d'accélérer le processus des pays qui font des efforts, mais aussi d'instaurer la réversibilité, en permettant la réouverture des dossiers clos quand on constate des reculs. Une telle méthode est nécessaire, car un processus d'élargissement sans perspective frustre tout le monde.

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