Intervention de Pierre Ouzoulias

Réunion du 12 juillet 2022 à 14h30
Diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne — Discussion générale

Photo de Pierre OuzouliasPierre Ouzoulias :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la Première ministre, au nom du Gouvernement, a pris à cette tribune l’engagement de changer sa méthode de travail avec le Parlement, et singulièrement avec le Sénat, qu’elle souhaite voir devenir une « force de coconstruction ».

Madame la ministre, vous avez la redoutable responsabilité de nous montrer en pratique comment le Gouvernement va mettre en œuvre cette nouvelle méthode législative. Je ne suis pas sûr que la présente proposition de loi soit le meilleur choix pour l’inaugurer.

En effet, la proposition de loi que vous nous soumettez a été adoptée par l’Assemblée nationale le 16 février dernier. Son principal objet est d’adapter le droit national français aux dispositions du règlement adopté le 29 avril 2021, mais déjà appliqué dans l’Union européenne depuis le 7 juin 2022.

Tout le monde vous l’a dit, il est singulier, voire quelque peu cavalier, d’utiliser une proposition de loi pour transposer les dispositions d’un règlement européen. Cette méthode n’est pas respectueuse des droits du Parlement, car elle le prive d’une étude d’impact et de l’avis du Conseil d’État, alors même que les juridictions administratives seraient fortement sollicitées par les procédures que le texte met en œuvre.

Il y a pire ! Cette proposition reprend bon nombre des dispositifs de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite loi Avia, et notamment sa mesure principale obligeant au retrait des contenus haineux en moins d’une heure. Le Sénat s’y était fermement opposé, et le rapporteur de la commission des lois, Christophe-André Frassa, avait très justement montré que cette injonction allait renforcer le pouvoir des grandes plateformes du numérique en leur donnant un droit de censure exorbitant. Il s’était écrié que ce n’est pas à elles « d’exercer la police de la liberté d’expression » !

Le groupe Les Républicains du Sénat avait saisi le Conseil constitutionnel sur ce texte. Les sages ont censuré la quasi-totalité de ses articles en considérant que le délai d’une heure imposé aux hébergeurs « porterait à la liberté d’expression et de communication une atteinte » excessive. Je cite son argument, qui est décisif pour la présente proposition de loi : « […], l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif et le délai d’une heure laissé à l’éditeur ou l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le retirer. »

Nous avons dès lors le pénible sentiment d’examiner un texte dont la mesure principale a déjà été censurée par le Conseil constitutionnel.

Vous allez nous expliquer que le règlement européen apporte aux auteurs des contenus des garanties qui n’existaient pas dans la loi Avia. Par prolepse, je vous répondrai que le règlement institue que les procédures de recours peuvent être engagées après la suppression des contenus, alors que le Conseil constitutionnel considère qu’elles doivent pouvoir l’être avant.

Madame la ministre, tout se passe donc comme si vous considériez que le règlement européen était supérieur en droit à la décision du Conseil constitutionnel français. C’est là un renversement total de doctrine, pour lequel vous nous devez des explications !

Mais ce n’est pas tout : la présente proposition de loi adapte la législation française à un règlement élaboré dans le cadre de la directive européenne du 8 juin 2000 relative à la société de l’information et au commerce électronique.

Or cette directive sera très prochainement rendue obsolète, à la suite de l’adoption par le Parlement européen, le 5 juillet 2022, des versions définitives des deux règlements sur les services et les marchés numériques, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Ces deux textes devraient être validés par le Conseil de l’Union européenne en juillet et en septembre ; ils entreront donc en vigueur avant la fin de cette année. Ils introduisent dans le droit européen de nouveaux régimes pour les fournisseurs de services d’hébergement, les contrôleurs d’accès et tous les acteurs du numérique. L’article 14 du DSA met également en place des mécanismes de signalement et de retrait des contenus illicites beaucoup plus respectueux de la liberté d’expression que votre texte.

Au lieu de nous demander d’examiner un texte qui sera caduc avant la fin de l’année, il aurait été plus intéressant d’engager avec le Sénat, dans une démarche de coconstruction, une réflexion sur l’éventuelle transposition de ces deux règlements majeurs.

Pour cette raison, nous voterons contre ce texte.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion