La destruction des ouvrages de retenue des moulins est un vaste sujet, puisque pas moins de 3 000 à 5 000 de ces chaussées ou seuils qui parsèment nos cours d'eau depuis des siècles ont été détruits. Je salue donc le travail des sénateurs qui nous ont beaucoup aidés à l'article 49 de la loi « Climat et résilience », indispensable pour mettre fin à ce phénomène.
Nos rivières sont aménagées depuis des siècles, et même des millénaires en France et dans toute l'Europe de l'Ouest. Au XVIIIe siècle, époque pour laquelle nous disposons d'une cartographie très précise, il y avait 100 000 moulins à eau, contre 30 000 à 50 000 aujourd'hui. Au même moment, un traité de pêche rédigé par l'académicien Duhamel du Monceau à la demande du roi Louis XVI en 1771 fait état de rivières françaises abondamment peuplées de toutes les espèces de poissons, y compris des migrateurs, pêchés notamment dans les chaussées des moulins. À l'époque, les enjeux étaient à peu près les mêmes qu'aujourd'hui : préserver la ressource l'été, irriguer, se prémunir contre les crues l'hiver. C'est ce qui explique que les moulins aient été souvent perchés et les rivières recalibrées, pour éviter qu'ils soient inondés lors des crues.
Le couronnement de ce travail s'appelle le moulin, avec une civilisation des eaux à l'européenne, où les niveaux d'eau sont constants dans les vallées : lorsqu'il y a un excès d'eau, on ouvre les vannes ; lorsqu'il n'y a plus d'eau, on ferme les vannes. Ce système permet de répondre aux enjeux climatiques de notre pays depuis des siècles, car, l'hiver, nous avons beaucoup d'eau et, l'été, nous en manquons.
Les moulins sont des endroits où l'on produit de l'énergie et où l'on fabrique. Ils sont à l'origine de révolutions industrielles, car c'est là que tous les mécanismes liés à l'usage de la roue, pour la scierie ou la meunerie, ont été inventés ; mais ils ont aussi ce rôle fondamental de régulation des eaux pour se prémunir contre les crues, préserver la ressource et pêcher - puisque nos ancêtres vivaient abondamment de la pêche en étang et en rivière, les rivières étant moissonnées chaque année dans les chaussées des moulins.
La France a la chance d'avoir des archives très complètes à ce sujet, et il ne fait aucun doute que les milieux aquatiques d'hier, dans des rivières où il y avait 100 000 moulins à eau, étaient cinq à dix fois plus riches qu'aujourd'hui en poissons.
Autre point important : nous voyons apparaître une écologie qui est centrée non plus sur l'environnement, mais sur une opposition entre la nature et l'homme, la nature étant assimilée à la nature sauvage. C'est dans ce cadre que les ouvrages dit « anthropiques », c'est-à-dire construits par l'homme, sont perçus comme des perturbateurs d'un état originel de nos rivières, où l'on suppose qu'ils n'étaient pas présents voilà 2 000 ou 3 000 ans.
Dès l'époque gallo-romaine, il y a beaucoup de petits moulins à eau : des fouilles archéologiques récentes ont prouvé qu'il y en avait beaucoup plus que ce que l'on croyait, notamment sur la Vienne. Mais c'est surtout aux XIIe, XIIIe siècles que l'on constate une expansion très forte des moulins.
Cette idée de renaturer, de recréer une nature sauvage, est bien éloignée de celle d'une conciliation entre la présence humaine et la nature.
Autre point fondamental : la rivière naturelle des climats tempérés est une rivière fragmentée. M. Dubreuil a parlé de la fragmentation comme l'une des causes de l'érosion de la biodiversité. Lorsque les colons européens sont arrivés en Amérique du Nord, ils ont observé que tous les cours d'eau étaient barrés par des dizaines de milliers de barrages de castors. Ces derniers sont apparus il y a à peu près 7 à 12 millions d'années dans l'hémisphère Nord et ils ont, comme l'homme, cette tendance - fâcheuse pour certains - à construire des barrages. Ceux-ci ont les mêmes hauteurs que les chaussées des moulins, un à trois mètres en moyenne - certains barrages de castors allant jusqu'à cinq mètres aux États-Unis et trois mètres en Suisse, où ils ont été réintroduits dans les années 1950. Le castor donne au cours d'eau des climats tempérés ce caractère étagé. Ce qui est assez extraordinaire avec la nature, c'est que le castor a réglé avant l'homme cette problématique des pays tempérés comme le nôtre, où un excès d'eau hivernal succède à une pénurie estivale.
Les scientifiques américains, canadiens et européens qui étudient les cours d'eau sur lesquels existent encore des barrages de castors sont dithyrambiques quant aux effets de ces barrages sur l'ensemble des enjeux liés à l'administration des eaux : nappes phréatiques, hygrométrie, biodiversité. C'est aussi le cas pour les saumons : comme on peut le lire dans les articles de Wikipédia sur les barrages de castors, il est établi que plus il y a de barrages de castors, plus il y a de salmonidés. C'est un peu contre-intuitif, mais la nature est ainsi : ces barrages doivent être franchis par les saumons, mais ceux-ci sautent jusqu'à deux ou trois mètres de hauteur, parce que cela fait des millions d'années qu'ils ont à franchir ces ouvrages sur les cours d'eau. L'anguille, quant à elle, qui était encore très abondante dans les années 1970 en France, a une capacité de reptation et peut donc les contourner.
Les scientifiques américains et canadiens ont expliqué très simplement cette corrélation entre nombre de barrages et nombre de salmonidés : l'été, au Canada et aux États-Unis comme en France, il y a très peu d'eau ; dans la plupart des rus des têtes de bassin, sans ces petits barrages qui retiennent les eaux et qui rehaussent artificiellement les eaux, les pontes de salmonidés meurent ou les oiseaux et d'autres animaux les chassent.
Mais la nouvelle écologie considère par principe l'ouvrage anthropique comme quelque chose d'anti-naturel à supprimer, sans considération des effets sur la nature.
Cette politique de destruction dure en France depuis dix à quinze ans ; nous pouvons donc en observer les effets. En Mayenne, pas moins de 200 retenues de moulins ont été détruites - M. le sénateur Chevrollier est intervenu à juste titre sur ce sujet. Sur le Vicoin, il y avait 25 petits ouvrages pluriséculaires ; 24 ont été détruits en l'espace de sept à huit ans. Résultat : le Vicoin est à sec quasiment chaque été. Il n'y a plus de poissons, comme le confirme le président de l'association de pêche locale.
Vous me demandez ce qui se passe actuellement depuis le vote de l'article 49 de la loi « Climat et résilience ». Nous avons rencontré la direction de l'eau et de la biodiversité. Son interprétation consiste à dire : nous ne pouvons plus détruire les ouvrages sur les cours d'eau relevant de la liste 2 puisque la loi est claire ; en revanche, sur les cours d'eau non classés ou classés en liste 1 - c'est-à-dire ceux pour lesquels il n'y a pas d'obligation de continuité écologique -, nous souhaitons continuer à effacer ces ouvrages.
Les programmes des agences de l'eau qui ont été confirmés juste après le vote de la loi, en octobre ou novembre, ont été très peu modifiés. Je ne l'ai appris qu'en janvier, puisque nous ne faisons pas partie des comités de bassin. Il y a toujours une subvention préférentielle à l'effacement, de 80 %, par rapport à l'équipement des ouvrages. Par ailleurs, il n'y a toujours aucune aide pour l'entretien et la gestion de ses ouvrages, dont beaucoup appartiennent à des mairies, à qui ils ont été confiés par d'anciens propriétaires lorsque les moulins ont été abandonnés. Les agences de l'eau donnent des subventions pour l'équipement en passes à poissons, mais celles-ci sont toujours limitées à 50 ou 60 % en fonction des bassins. Nous avons ainsi dû attaquer les prorogations des programmes d'aides des agences de l'eau Loire-Bretagne et Seine-Normandie.
Ce sujet est donc malheureusement encore d'actualité ; il y a un vrai débat à avoir au sein des comités de bassin, et nous essayons de faire comprendre que ces ouvrages ont un rôle écologique fondamental pour le climat et pour la préservation des eaux et des milieux aquatiques de notre pays, au-delà même de la petite hydroélectricité.