Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a seulement six mois, qui aurait cru que nous serions appelés à débattre de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN ? Voilà bien la preuve, s’il en fallait une, de la gravité de l’agression russe contre l’Ukraine et des conséquences innombrables que celle-ci engendre.
En vérité, comme vous l’avez dit, madame la ministre, il s’agit en effet d’un événement historique pour l’Europe, dont nous devons prendre conscience aujourd’hui.
Mesurons la révolution mentale, le changement d’ère que cet événement constitue tant pour les Finlandais que pour les Suédois.
Pour les premiers, il s’agit d’un stigmate de la guerre froide qui, soudain, s’efface. Pourtant, cette neutralité contrainte, le renoncement à une politique étrangère pleinement indépendante, la fameuse « finlandisation », visait précisément à survivre à la menace russe. Ces sacrifices semblent donc aujourd’hui insuffisants face à une Russie jugée plus menaçante qu’au pire moment de l’époque du rideau de fer.
En 2020, près de 20 % des Finlandais soutenaient l’adhésion à l’OTAN ; ils étaient 76 % à y être favorables en mai 2022. Les autorités d’Helsinki avaient tenté de conserver une approche équilibrée vis-à-vis de Moscou : tout cela aura été balayé par l’agression russe. Loin d’aboutir à la « finlandisation » de l’Ukraine, l’aventure de M. Poutine a précipité l’« otanisation » de la Finlande.
Pour les Suédois, le séisme est sans doute encore plus violent, et peut-être plus profond. En paix depuis 1814, ce pays peut se féliciter d’avoir échappé à toute invasion pendant deux longs siècles.
Et voici que, soudain, vole en éclat un élément constitutif de l’identité nationale, fondée sur l’alliance étroite entre neutralité, soutien sans faille au multilatéralisme et aide massive aux pays en voie de développement. La Suède ayant depuis longtemps lié son destin à celui de la Finlande en matière de sécurité extérieure, il était évident qu’elle allait lui emboîter le pas et demander à adhérer à l’OTAN.
Qu’apporte cette adhésion aux deux pays ? À l’inverse, qu’apporte-t-elle à l’Alliance, et de ce fait, que nous apporte-t-elle à nous Français ?
L’assurance stratégique que représente l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord constitue évidemment la première motivation de la Finlande et de la Suède. Avec l’agression russe, la fameuse garantie de sécurité est sortie des manuels de droit international pour redevenir le plus concret, le plus précieux des remparts.
Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, plusieurs pays européens se sentent directement menacés dans leur existence par la Russie. Les récentes déclarations des autorités américaines et de responsables de l’OTAN, selon lesquelles l’Alliance défendrait « chaque centimètre carré » du territoire des pays membres, n’ont fait que renforcer la valeur symbolique de cet article 5.
Du point de vue de l’OTAN, il s’agit d’un succès considérable. On est passé en moins de deux ans du constat d’une organisation en quasi-mort cérébrale, malmenée par le président américain, à une institution attractive et revivifiée. L’adhésion de deux pays dont la neutralité paraissait intangible marque ainsi une véritable résurrection.
Sur un plan concret ensuite, l’apport à notre sécurité collective n’est pas négligeable, bien au contraire.
Les armées de ces deux pays sont complètement interopérables avec celles de l’OTAN. Au-delà des mécanismes de coopération que vous avez rappelés, madame la ministre, ce lien a été forgé dans l’épreuve par les combats communs menés dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak. Au terme de cette évolution qui s’est encore accélérée avec l’invasion de l’Ukraine, la Finlande et la Suède sont aujourd’hui, et de loin, les deux pays les plus proches de l’Alliance.
Ils disposent aussi d’importantes capacités. Sans revenir longuement sur ce point, qu’il me suffise de rappeler que la Finlande approche déjà les fameux 2 % du produit intérieur brut consacrés à la défense, seuil que la Suède a promis d’atteindre en 2028. Cette dernière dispose d’une solide industrie militaire et a récemment réintroduit le service militaire obligatoire, tandis que la Finlande peut mobiliser jusqu’à 870 000 réservistes.
Toutefois, nous aurions tort de mesurer l’apport que constitue l’adhésion de ces deux pays en nous contentant d’additionner les milliards d’euros, les équipements ou les hommes les uns aux autres, tout comme nous aurions tort de croire que ces chiffres suffisent à assurer notre sécurité – j’y reviendrai dans un instant.
D’un côté, ces adhésions offrent une profondeur stratégique nouvelle qui renforcera la posture de défense et de dissuasion du flanc oriental de l’OTAN. Elles créent de nouveaux dilemmes stratégiques pour la Russie et permettront certainement une défense plus crédible des pays Baltes, où, monsieur le président, nous nous sommes rendus récemment tous les deux.
De l’autre, cet événement nous confronte à une situation nouvelle, nous obligeant à redoubler de prudence. L’adhésion de la Finlande donne à l’OTAN 1 300 nouveaux kilomètres de frontière, le long desquelles il faudra à la fois contrer avec fermeté et discernement les inévitables provocations russes, et éviter tout risque d’escalade.
Le fait qu’Helsinki ait maintenu une tradition de bon voisinage avec la Russie et qu’il existe un intérêt évident pour elle à garder la situation sous contrôle constitue de notre point de vue un atout indéniable.
Inversement, il faut souligner qu’aucune demande n’a été formulée en vue du déploiement de forces ou d’équipements de l’OTAN sur les territoires suédois et finlandais, ces deux pays estimant être en mesure de se défendre eux-mêmes.
Cela étant, je souhaiterais rappeler deux points de vigilance très importants.
Tout d’abord, comme vous l’avez indiqué, madame la ministre, le chantage exercé par la Turquie, pays dont l’accord est requis pour l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, mais qui bloquait le processus, n’a été surmonté qu’au prix de la signature d’un mémorandum trilatéral qui ne laisse pas de soulever des interrogations, et ce pour au moins deux raisons.
Premièrement, Helsinki et Stockholm se sont engagées à empêcher les activités, non seulement du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), mais aussi du PYD (Parti de l’union démocratique) et des YPG (Unités de protection du peuple), qui sont nos alliés au sein de la coalition internationale contre Daech en Syrie. Les deux pays ont aussi promis de lever leur embargo sur la vente de certaines armes à Ankara, ce qui pourrait poser problème.
Deuxièmement, Suède et Finlande se sont engagées à soutenir la participation de la Turquie aux initiatives de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Une telle participation ne va pourtant pas de soi étant donné l’attitude actuelle de la Turquie vis-à-vis de la Grèce et de Chypre.
Comme l’ont souligné Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret dans leur rapport sur la boussole stratégique, au-delà d’un évident problème de compatibilité de valeurs, il faut éviter que les bénéfices de ce genre de coopération ne se révèlent déséquilibrés au profit d’un pays qui, en l’occurrence, ne respecte pas toujours les règles de l’OTAN.
Aussi est-il impératif de veiller à ce que l’Alliance ne s’aligne pas sur un mémorandum qui, par nature, ne doit pouvoir engager ni elle ni les alliés. Vous en avez pris l’engagement, madame la ministre – je vous en donne acte.
Autre point de vigilance : cette double adhésion signifie certes un renforcement de l’OTAN, mais de quelle OTAN parlons-nous ?
L’entrée de la Suède et de la Finlande pourrait avoir des conséquences sur la politique dite de la « porte ouverte ». Les candidats actuels sont l’Ukraine – chacun voit bien le problème que pose cette demande –, la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine. Ce sujet doit continuer à être abordé avec courage et lucidité. Chaque adhésion reste un processus individuel, lié à la mise à niveau de l’appareil de défense, mais aussi à la situation politico-militaire de chaque candidat.
Au-delà, le sommet de Madrid a abouti à une révision du concept stratégique de l’OTAN, avec une mention inédite du fait que les « ambitions et les politiques coercitives » de la Chine « remettent en cause nos intérêts, notre sécurité et nos valeurs ». En outre, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande ont été pour la première fois invités à assister à un sommet de l’OTAN.
Nous pensons que, à rebours de cette évolution vers une alliance globale, l’entrée dans l’OTAN de deux pays membres de l’Union européenne doit constituer un levier pour renforcer la dimension proprement européenne de notre sécurité. La Suède et la Finlande se sont d’ailleurs engagées à renforcer la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN, ce dont nous nous félicitons.
Remarquons toute de même que ces deux pays sont déjà, en tant qu’États membres de l’Union européenne, couverts par la garantie de sécurité prévue à l’article 42, paragraphe 7, du traité sur l’Union européenne. Autant dire que celle-ci a encore beaucoup à faire pour asseoir sa crédibilité !
Dans le même ordre d’idée, nous devrons œuvrer au sein de l’OTAN pour que ce nouvel essor profite au renforcement des capacités de défense propres aux pays européens.
Sous ces réserves, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous propose, mes chers collègues, de ratifier l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, ces deux démocraties qui partagent pleinement nos valeurs.
Vous venez de le rappeler, madame la ministre, dix-huit pays de l’OTAN, dont la Belgique et la Lituanie ces toutes dernières heures, ont déjà ratifié les protocoles. Nous gardons quelques inquiétudes en ce qui concerne la Turquie.
En attendant la fin du processus de ratification, il serait peu prudent de se fier aux déclarations russes plus modérées qu’il y a trois mois sur ce sujet. C’est pourquoi nous nous félicitons de ce que la France ait proposé à Stockholm et Helsinki les mesures de réassurance que vous venez d’exposer.
En choisissant de rejoindre l’OTAN, la Suède et la Finlande ont fait un choix historique, qui crée une communauté de destin encore plus étroite avec les autres pays européens. Au moment où nous devons opposer l’unité et la fermeté à une agression intolérable, leur entrée au sein de l’Alliance représente pour nous, et pour tous ceux qui soutiennent l’Ukraine martyrisée, un apport précieux tant en faveur de la paix que de notre propre sécurité !