Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’histoire du XXe siècle fut celle de la lutte à mort entre les démocraties et les totalitarismes. Parfois très près de la perdre, nous l’avons gagnée par deux fois : la première lors de la chute du mur de l’Atlantique, la seconde lors de la chute du mur de Berlin. Nous avions cru cette victoire définitive. Le XXIe siècle nous apprend que nous nous trompions et le 24 février 2022 ne marque une rupture que pour ceux qui ne l’avaient pas encore compris.
L’invasion russe n’est qu’un épisode particulièrement sanguinaire illustrant le retour de cette lutte mortelle, retour qui a commencé à Grozny et qui s’est poursuivi en Ossétie, en Abkhazie, en Transnistrie, en Syrie, en Libye, qui a lieu aujourd’hui en Ukraine et en Afrique, et demain, en mer de Chine.
Ne nous y trompons pas : ce n’est pas la Russie, au PIB égal à celui de l’Espagne, qui va changer la donne, malgré ses rodomontades nucléaires. C’est la Chine, bientôt première puissance mondiale, qui scrute attentivement l’issue du conflit en Europe pour déterminer sa stratégie à l’égard de Taïwan et du monde démocratique. Les Américains le savent au moins depuis Obama. Les Européens auraient aimé conserver leurs illusions. Ils pensaient, certains par mercantilisme, d’autres par anti-américanisme, d’autres enfin par lâcheté ou naïveté, que le bourreau leur accorderait encore un instant.
La sale guerre de Poutine, c’est atroce à dire, nous a ouvert les yeux. Victime du piège de Thucydide, le tueur du Kremlin est allé trop loin, trop tôt. Il pensait diviser l’Europe, il la cimente ; ridiculiser l’OTAN, il la retrempe ; humilier les États-Unis, il ressuscite Biden après le revers de Kaboul ; rallier les dictatures sous sa bannière, la Chine s’inquiète de cette erreur stratégique, la Turquie montre les dents, le Kazakhstan refuse l’envoi de ses soldats.
L’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN est un symbole majeur indiquant que nos yeux sont enfin ouverts, tout comme le sont les sanctions enfin efficaces, l’aide militaire importante accordée à l’Ukraine et la mobilisation unanime des démocraties.
La prise de conscience est – hélas ! – tardive ; c’est toujours le point faible des démocraties. Croire, en 2008, après la guerre en Géorgie, qu’on pouvait continuer d’être des partenaires de la Russie, renoncer à répondre aux attaques chimiques dans la Ghouta en 2013, se borner à quelques sanctions lors de l’annexion de la Crimée en 2014, c’était laisser la porte ouverte aux rêves de conquête du petit caïd de Saint-Pétersbourg, devenu colonel du KGB, puis dictateur, puis boucher.
Ne recommençons pas ces erreurs. À ceux qui espèrent le lâche soulagement d’une négociation conduite par-dessus la tête des Ukrainiens, il faut répondre que c’est aux Ukrainiens de décider, et qu’ils ont décidé de défendre jusqu’au bout leur liberté et la nôtre. À ceux qui craignent d’humilier Poutine, il faut rappeler que, pendant des décennies, ce sont les peuples d’Europe de l’Est qui ont été humiliés, occupés, colonisés par l’Union soviétique ; que c’est l’Ukraine qui est aujourd’hui humiliée, massacrée et détruite ; que toute autre solution que celle du retour aux frontières de l’Ukraine antérieures à 2014 serait la défaite de ce pays, celle des démocraties et du droit international. Elle préfigurerait d’autres agressions, d’autres conflits et d’autres défaites. Elle signifierait, pour les alliés de l’Occident, la certitude que d’autres abandons surviendraient, à Taïwan, au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs. Et pour les pays qui hésitent, elle représenterait une tentation irrésistible – regardez déjà les votes à l’ONU ! –, celle de tomber du côté des dictatures. Notre objectif doit être la défaite de Poutine.
Le deuxième point faible des démocraties est celui du long terme face à une guerre qui affecte l’économie, qui aggrave l’inflation, qui augmente les dépenses d’énergie. Il faudra tenir quand la mauvaise petite musique de la cinquième colonne des extrémistes de droite et de gauche, munichois hier, poutiniens aujourd’hui, renforcée par tous les trolls, les bots et les trash media, viendra susurrer à nos oreilles que la guerre coûte trop cher, que tout n’est pas noir ou blanc, que nous sommes les agresseurs, que ce n’est pas notre guerre, alors que bien sûr elle l’est, n’en déplaise à ceux qui, ici ou à l’Assemblée nationale, s’apprêtent – honte à eux ! – à voter contre ce texte de ratification.