Intervention de Florence Parly

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 février 2022 à 15h00
Audition de Mme Florence Parly ministre des armées

Florence Parly, ministre des armées :

Je vous remercie de me fournir l'opportunité d'aborder la situation militaire et politique au Sahel. De profonds bouleversements traversent l'Afrique de l'Ouest, notamment le Sahel, sur les plans politique et sécuritaire. Cela pose question quant à notre engagement au Sahel. Quand des milliers de Français sont engagés là-bas au péril de notre vie, il est de notre responsabilité collective de réévaluer la nature de notre engagement.

Je commencerai par rappeler le sens de notre engagement et les résultats obtenus dans la lutte contre le terrorisme.

Si la France est intervenue au Sahel, c'est d'abord à la demande des États sahéliens, au premier rang desquels le Mali en 2013, pour repousser les colonnes djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako. Sans les forces françaises de Serval, le Mali aurait peut-être connu un destin similaire à celui de l'Irak ou de la Syrie à partir de 2014, quand Daech a réussi à construire un sanctuaire du terrorisme islamiste.

Dans les années 2010, il y a eu plusieurs attaques terroristes contre des citoyens français et européens au Sahel. En 2013, cela faisait cinq ans que l'iconique course du Paris-Dakar n'était plus organisée dans la région, du fait de la menace terroriste.

Lorsque Serval laisse place à Barkhane un an plus tard, pour lutter contre le terrorisme avec les cinq pays de la zone - Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad -, c'est pour éviter la création d'un État terroriste tout puissant dans une zone aussi grande que l'Europe : il s'agissait de protéger les citoyens français et européens.

Au Sahel, la communauté internationale a deux ennemis : Daech et Al-Qaïda - peu importe les acronymes exacts de leurs filiales locales. Ce sont deux multinationales du djihad, qui n'hésitent pas à déstabiliser l'État, à soumettre les populations, et à commettre des exactions contre les civils. Ils veulent combattre la France et les Français partout, comme le prouvent leurs publications haineuses.

Quel est notre bilan au Sahel ? Je vous avais montré, avec force cartes, comment nous avons endigué l'État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), et favorisé le retour de l'État malien dans certaines régions. Aux aspects sécuritaires s'ajoutent des enjeux de développement.

J'insisterai sur deux aspects particuliers. Il n'y a pas, actuellement, de sanctuaire terroriste au Sahel. C'est un véritable succès stratégique des armées françaises, sahéliennes et des autres partenaires. Barkhane et ses partenaires ont empêché la territorialisation des groupes armés terroristes, qui ont cherché à créer des citadelles imprenables pour renforcer leurs capacités d'action, notamment l'EIGS dans la zone des trois frontières. Grâce à nos multiples actions conjointes, nous avons empêché qu'il y ait soit une filiale de Daech, soit une filiale d'Al-Qaïda qui y soit installée pour mener ensuite des opérations d'envergure internationale.

Deuxième point, qui est trop peu mis en avant : nous avons éliminé les chefs internationaux des filiales sahéliennes de Daech et d'Al-Qaïda ; en plus d'affaiblir durablement les organisations terroristes, cela peut modifier l'ampleur de leur ambition. Ce qui rend très dangereux l'EIGS, ce sont ses liens directs avec les états-majors de Daech au Moyen-Orient. Adnan Abou Walid al-Sahraoui, de nationalité marocaine, a été éliminé par Barkhane en septembre 2021. Fondateur et dirigeant de l'EIGS au Mali, au Niger et au Burkina Faso, il était en liaison permanente avec l'État islamique en Syrie et en Irak. Le neutraliser, c'est comme couper le fil reliant l'EIGS à Daech - et si ce n'est le couper, c'est le distendre durablement.

Actuellement, l'EIGS est dirigé par des terroristes maliens. Cela change la donne. Cela ne signifie évidemment pas que le groupe n'est pas dangereux, mais cela rebat les cartes : les chefs sont influencés par des logiques locales, notamment d'ethnies. Cela amoindrit l'envergure de leurs ambitions. Il en va de même pour le Rassemblement pour la victoire de l'Islam et des musulmans (RVIM), qui a déploré de lourdes pertes.

Ces succès opérationnels sont dus à l'opération Barkhane, mais aussi à nos partenaires sahéliens, associés dès le début, et dont la montée en puissance a franchi un cap au cours des dernières années. Sous l'impulsion du Président de la République, il y a eu un sursaut de mobilisation de l'ensemble des acteurs de la région en 2020, avec le sommet de Pau, au cours duquel les pays du Sahel ont réaffirmé leur adhésion et leur détermination politique pour lutter contre le terrorisme avec l'aide de la communauté internationale, dont la France. De solides partenariats ont été renforcés : depuis 2014, Barkhane a formé plus de 18 000 militaires sahéliens - sans compter ceux qui ont été formés par la mission EUTM. Nous sommes allés plus loin avec de l'accompagnement au combat, au contact direct de l'ennemi. C'est tout le sens de la force Takuba, composée de forces spéciales européennes qui accompagnent les forces armées maliennes sur le terrain. Depuis le sommet de Pau, les armées sahéliennes sont montées en puissance. Nous l'avons toujours dit : la France n'a pas vocation à être une armée de substitution. La paix du Sahel appartient aux États du Sahel. Nous voulons mettre la menace à la portée des armées sahéliennes, et leur donner les clefs d'un combat qui est le leur, et qui ne peut être réussi que s'il existe une volonté politique affirmée et renouvelée de gagner ce combat.

Dans cet esprit, en juin 2021, le Président de la Répulique a annoncé la transformation du dispositif militaire au Sahel en renforçant encore davantage la logique de coopération et de partenariat avec nos partenaires sahéliens et ouest-africains. Cela nous a conduits au désengagement des emprises du Nord Mali. Cette manoeuvre sensible s'est déroulée avec précision, grâce au grand professionnalisme de nos armées.

J'insiste sur la prise de conscience internationale, notamment européenne, qui s'est opérée ces dernières années sur la sécurité au Sahel. Il y a neuf ans, le Sahel n'était pas une préoccupation majeure des Européens - ou alors, à mots comptés. Peu à peu, il y a eu une prise de conscience, les Européens comprenant que, aux portes de l'Europe, c'est aussi leur sécurité qui est en jeu. Actuellement, tous sont convaincus que l'intérêt de l'Europe repose sur la stabilisation de notre frontière sud. Le Sahel est désormais l'une de leurs priorités stratégiques, et nous nous en félicitons.

Dans le champ opérationnel, cette dynamique s'est traduite par la montée en puissance de la force Takuba - une première en son genre - et l'élargissement de la mission EUTM-Mali. Au total, toutes forces confondues, si l'on agrège Barkhane, la Minusma, l'EUTM et Takuba, 25 000 militaires sont déployés.

Notre action s'inscrit dans le cadre de la coalition pour le Sahel, qui a donné un cadre à l'aide internationale, allant du volet militaire à celui du développement : la solution au Sahel n'est pas seulement militaire.

Quelle est la portée réelle de Takuba ? Tactiquement, les résultats obtenus moins d'un an après la pleine capacité opérationnelle de la force ont dépassé les prévisions initiales dans de multiples domaines. C'est surtout un succès politique : en un an, onze pays se sont engagés au combat de façon pragmatique. Un vrai « club » Takuba est né. Takuba représente ce que les Européens sont capables de réaliser ensemble dans un environnement sécuritaire compliqué. Nous devons capitaliser sur cet esprit qui participe à l'édification de l'Europe de la défense. Il me semblait important de remettre ces éléments en perspective pour comprendre notre action.

J'aborderai l'actualité et le contexte très dégradé. Depuis le début de notre engagement, et de tout temps, il y a une réalité implacable et évidente : on ne peut collectivement réussir au Sahel et lutter efficacement contre le terrorisme sans un investissement massif de l'État qui est aidé et sans la détermination de ses autorités. C'est pour cela que le sommet de Pau a été aussi important.

Actuellement, nous faisons face à une rupture des autorités maliennes - la junte - avec l'ensemble de leur environnement et de leurs partenaires. Cette rupture de confiance globale se fonde sur trois faits principaux. Le premier, c'est que pendant plusieurs mois, la junte malienne a assuré à l'ensemble de ses partenaires que la société de mercenaires russes Wagner ne se déploierait pas au Mali. Or actuellement, Wagner s'est déployé, ce qui compromet fortement la parole de la junte et sa prétendue détermination à lutter contre le terrorisme. Nous avons vu ce qu'était le modèle Wagner en République centrafricaine : pillage des ressources, mise en coupe réglée du pays, et surtout exactions sur les populations. Wagner se nourrit de l'insécurité et de la guerre, et ses mercenaires sont rémunérés par la junte. Quel intérêt à payer ces mercenaires alors que toute la communauté internationale est au chevet du Mali, de façon gratuite ? Je vous laisse tirer vos propres conclusions.

Second fait, la rupture des engagements de la junte sur l'échéance de la transition démocratique. Par ce choix, elle dévoile sa vraie volonté : rester au pouvoir à tout prix. C'est pourquoi, après de multiples provocations, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) et l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont décidé, le 9 janvier, d'accroître substantiellement les sanctions économiques et financières à l'encontre du Mali, afin de provoquer un électrochoc devant une situation inacceptable. Nous soutenons clairement leur décision - et nous sommes loin d'être les seuls.

Troisième fait, le Mali a achevé de consommer la rupture avec tous ses partenaires en entravant les capacités d'action des militaires européens sur tous les plans.

Sur le plan politique, la junte a annoncé vouloir revoir le traité qui régit notre coopération de défense, pour remettre en cause l'accord sur le statut des forces françaises dans des pays souverains. Quelques jours plus tard, ils ont exigé le départ des Danois de Takuba, ce qui a entraîné par ricochet la suspension du déploiement des Norvégiens.

Sur le plan militaire, les tensions ont continué avec la mise en place d'une zone d'interdiction temporaire de survol au-dessus du centre du Mali, avec des contrôles de plus en plus tatillons aux frontières terrestres du pays, et avec l'annonce de l'interdiction de survol du Mali aux aéronefs de la Minusma, partiellement levée après des négociations au plus haut niveau. Le point d'orgue pour la France a été le renvoi de notre ambassadeur au Mali, un symbole très fort. Quel sens donner au combat quand nous ne sommes plus les bienvenus ? Quand bien même le Mali serait dirigé par une junte illégitime, il est un État souverain. Nous prendrons donc acte de ses choix.

Malgré ce contexte difficile, en particulier sur le terrain, nos opérations de lutte contre le terrorisme continuent. Il y a quelques jours, Takuba a conduit une opération portant un coup à l'un de ces groupes. Une unité franco-estonienne, accompagnée de forces armées maliennes, qui bénéficient de cet accompagnement au combat de Takuba, a neutralisé une trentaine de terroristes dans le Liptako malien. Ils ont aussi saisi du matériel de combat et du carburant, lors d'une opération qui s'est étalée sur plusieurs jours, et qui a bénéficié d'un appui aérien - un drone et une patrouille de Mirage 2000 sont venus en appui des troupes européennes et maliennes au sol.

Quelles sont nos perspectives ? Comme je l'ai dit à mes homologues européens, nous devons continuer le combat contre le terrorisme au Sahel. Nous ne devons pas déserter, sinon Al-Qaïda et l'État islamique vont renforcer leurs actions. Nous devons aider nos partenaires de la façon la plus imbriquée possible et leur donner des capacités critiques en matière de renseignement, de connaissance du terrain, des capacités à planifier, à gérer des ressources humaines, en particulier dans la chaîne de commandement.

Nous voulons mener ce combat, et en Européens. Nous avons réussi plus qu'une opération multinationale : une fédération de volontés et la conscience de la nécessité d'agir ensemble. L'esprit de Takuba perdurera au-delà de l'engagement militaire.

Nous sommes en train de déterminer une nouvelle stratégie d'engagement au Sahel, en n'oubliant pas que la menace s'étend au golfe de Guinée. Nous devons changer d'échelle et faire différemment à l'échelle régionale. Nous allons poursuivre la transformation de notre dispositif militaire au Sahel et étudier les moyens d'élargir notre action collective à l'Afrique de l'Ouest. La France n'envisage pas cela en solitaire, mais veut construire avec les Africains, les Européens et les Anglo-saxons. C'est tout le sens des concertations que Jean-Yves Le Drian et moi-même menons depuis plusieurs semaines. Toutes les options sont sur la table, dont celle de quitter le Mali. La décision qui sera prise fera vivre ce que nous avons construit avec nos partenaires européens et sahéliens.

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