Intervention de Catherine Belrhiti

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 juillet 2022 à 10h00
« stages en juridictions » effectués dans les tribunaux judiciaires au cours des mois de mars à mai 2022 — Communication

Photo de Catherine BelrhitiCatherine Belrhiti :

J'ai participé, avec Éric Kerrouche et Guy Benarroche au stage d'immersion au tribunal de Bordeaux. Nous y avons été très bien accueillis. Nos interlocuteurs nous ont partagé leur sentiment d'être incompris et de constituer le dernier rempart contre certains phénomènes de société.

Par son activité, le tribunal de Bordeaux se situe au huitième rang au niveau national : en 2021, il a traité 105 500 procédures en matière pénale et a rendu 28 169 décisions en matière civile. Son ressort couvre la plus grande partie du département de la Gironde, deuxième département le plus étendu de France, et rassemble une population d'environ 1,5 million d'habitants. Le tribunal emploie un peu plus de 500 personnes. L'activité de la juridiction connaît une augmentation régulière du fait d'abord de l'accroissement de la population de la métropole bordelaise : 13,7 % entre 2008 et 2018, soit trois fois plus que la moyenne nationale.

Cette évolution démographique s'est accompagnée d'une hausse de la délinquance violente et des atteintes aux personnes, qui ont augmenté de 17 % en zone police entre 2019 et 2020. La hausse est particulièrement sensible en ce qui concerne les violences sexuelles (28 % en zone gendarmerie et 37 % en zone police) et les homicides et les tentatives d'homicides. En conséquence, le nombre de plaintes et de procès-verbaux enregistrés en 2021 par le parquet de Bordeaux a crû de 18,3 % par rapport à l'année précédente. En matière civile, les renforts accordés à la juridiction au travers du plan d'action pour la justice de proximité ainsi que les réformes législatives concernant les procédures de divorce et de surendettement ont permis de stabiliser l'activité. Le contentieux de l'exécution des décisions civiles et le contentieux civil du juge des libertés et de la détention connaissent toutefois une forte hausse.

Par ailleurs, les interlocuteurs de la délégation ont beaucoup insisté sur le manque de moyens : effectifs insuffisants, outils informatiques obsolètes et locaux trop exigus. Concernant les effectifs, les critiques ont d'abord porté sur le nombre insuffisant de magistrats, dont le rythme de travail est soutenu et les journées parfois très longues. Un juge aux affaires familiales ne doit pas consacrer plus d'un quart d'heure d'audience à chaque dossier s'il veut tenir les délais. Les audiences de comparution immédiate se terminent parfois très tard. La procureure de la République considère qu'il faudrait affecter un magistrat supplémentaire au service de traitement direct (STD) majeurs et un autre au STD mineurs pour que les conditions de travail deviennent plus satisfaisantes. L'École nationale de la magistrature va accueillir dans les prochaines années des promotions particulièrement importantes, ce qui permet d'envisager à moyen terme l'arrivée de renforts dans les tribunaux. Le manque de personnel paraît encore plus criant s'agissant des greffiers. Des postes de greffiers ou d'agents administratifs restent vacants, le coût du logement à Bordeaux rendant la juridiction peu attractive pour ces personnels. Les contractuels qui ont été recrutés depuis deux ans ont renforcé les équipes mais les juristes assistants ont davantage aidé les magistrats à traiter des questions juridiques complexes qu'à réduire le stock d'affaires en souffrance. Se pose maintenant la question de leurs perspectives de carrière. Des contractuels de catégorie C, recrutés pour un an, dont le contrat arrivait à échéance en juin ne savaient toujours pas, au moment de notre visite au mois de mai, s'ils allaient être renouvelés.

Le fonctionnement de la juridiction dépend finalement beaucoup du professionnalisme et de l'engagement des magistrats et des greffiers qui ne comptent pas leurs heures. Cette situation crée une véritable souffrance au travail ; la directrice des services de greffe l'a même qualifiée de « maltraitance institutionnelle ». Des pistes de réflexion ont été évoquées par les chefs de juridiction : augmenter le nombre de juges placés, ce qui donnerait plus de souplesse au niveau de la cour d'appel pour répondre aux besoins d'une juridiction ; mieux anticiper l'évolution des besoins dans les territoires dans lesquels la démographie est dynamique. À cette situation délétère s'ajoute, sans surprise, des difficultés liées à des outils informatiques obsolètes.

Par ailleurs, le tribunal judiciaire de Bordeaux est pénalisé par le manque d'ergonomie de son site principal situé sur l'îlot judiciaire qui abrite également la Cour d'appel, le conseil de prud'hommes, le tribunal de commerce et l'école nationale de la magistrature. Le Palais Rogers, construit en 1998 par l'architecte Richard Rogers, créateur avec Renzo Piano du Centre Pompidou, est ambitieux sur le plan esthétique mais peu fonctionnel et sous-dimensionné. Les locaux du Palais Rogers ne permettant pas d'accueillir l'ensemble des services, le tribunal judiciaire s'étend sur trois autres sites, ce qui entraîne des difficultés de coordination. Malgré la dispersion des sites, le tribunal judiciaire ne dispose pas suffisamment d'espace pour répondre à ses besoins. Une prospection immobilière a donc été lancée pour rechercher de nouveaux locaux destinés à accueillir une partie des services civils, dans un contexte de forte augmentation des prix de l'immobilier dans l'agglomération.

Enfin, les magistrats du parquet ont attiré notre attention sur la surpopulation préoccupante de la maison d'arrêt de Gradignan. Son taux d'occupation atteint 230 % et risque d'atteindre 250 % dans les prochains mois, contre une moyenne de 117 % au niveau national. Une nouvelle prison, comptant deux fois plus de places, devrait cependant ouvrir ses portes en 2023.

L'observation du travail des magistrats a permis de mieux comprendre les procédures parfois complexes qu'il leur revient de mettre en oeuvre. Dans le champ pénal, la permanence parquet recourt largement aux alternatives aux poursuites et à la composition pénale, qui permettent d'éviter la tenue d'une audience de jugement, ainsi qu'à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), qui fait intervenir le juge du siège uniquement pour homologuer la peine. Les affaires simples pour lesquelles les faits ne sont pas contestés sont jugées en comparution immédiate dans des délais extrêmement rapides, qui laissent peu de temps à l'avocat pour préparer la défense de son client. La plupart des prévenus pourtant ne demandent pas le report de leur jugement, préférant être fixés immédiatement sur leur sort. La procureure de la République a souligné qu'un dossier correctionnel comporte beaucoup de procès-verbaux qui ne sont pas véritablement utiles au déroulement de l'enquête mais visent à respecter le formalisme de la procédure, ce qui décourage les officiers de police judiciaire. Si beaucoup d'affaires sont traitées rapidement, les dossiers à l'instruction peuvent attendre des années avant d'être jugés. Une juge d'instruction a indiqué que sa procédure la plus ancienne avait été ouverte en 2012. Le respect scrupuleux du contradictoire conduit les greffiers à multiplier les actes qui ont pour objet d'informer les parties de chaque mesure prise par le juge d'instruction.

Concernant la justice des mineurs, l'entrée en vigueur du nouveau code a doublé le nombre d'audiences et conduit à la coexistence entre deux procédures, ce qui a beaucoup compliqué la tâche des juges des enfants. La protection judiciaire de la jeunesse peine à mettre en place les mesures éducatives et à évaluer l'évolution du mineur dans les délais prévus par les textes.

Les deux journées d'immersion ont également permis de mesurer à quel point le juge des libertés et de la détention est devenu un véritable « couteau suisse », tant les dossiers qu'il traite sont variés : contrôle judiciaire ou détention provisoire en matière pénale, prolongation de rétention administrative, et depuis peu contentieux de l'isolement et de la contention dans le cadre des hospitalisations psychiatriques sans consentement. Les magistrats nous ont expliqué que cela avait entraîné une surcharge de travail inutile puisqu'ils allaient rarement à l'encontre de l'avis des médecins. Le Conseil constitutionnel a estimé nécessaire, pour sauvegarder la liberté individuelle, de prévoir que le maintien au-delà d'une certaine durée de ces mesures d'isolement ou de contention devait être soumis au contrôle du juge judiciaire. La loi du 22 janvier 2022 renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique a confié au juge des libertés et de la détention le contrôle de ces mesures, avec l'obligation de statuer dans un délai de 24 heures. Il en a résulté une explosion de ce contentieux, passé de 178 affaires en 2021 à 528 affaires entre janvier et mai 2022 ! Les magistrats ont déploré que l'accroissement de ce contentieux ne se soit pas accompagné de moyens supplémentaires. Ils ne perçoivent pas la « valeur ajoutée » du contrôle qu'ils exercent, limité à la vérification du respect des délais et des formalités prescrits par le code de la santé publique. On ne peut cependant exclure que le renforcement du contrôle du juge des libertés et de la détention ait permis de mettre un terme à des abus ou des dérives, ce que les magistrats ne sont pas forcément en position d'apprécier depuis la position qui est la leur.

En conclusion, les professionnels rencontrés ont souligné que des réformes législatives trop fréquentes compliquent leur tâche, d'autant que l'intendance ne suit pas : les applicatifs métiers ne sont pas à jour quand les changements entrent en vigueur et la charge de travail en découle n'est pas évaluée de manière réaliste. Ils ont donc adressé au législateur un souhait de stabilité et l'envie d'une pause dans les réformes.

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