Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 29 juin 2022 : 1ère réunion
Table ronde : « la nouvelle-calédonie »

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ancien rapporteur de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie :

maître de conférences à l'université de Bretagne occidentale, ancien ministre de la justice, garde des sceaux, ancien rapporteur de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. - Je vais décevoir le président de l'Ajdom puisque je commencerai par un point qui n'est pas juridique. Le dossier calédonien, qui va maintenant connaître de nouveaux développements, voit un certain nombre de nuages s'accumuler au-dessus de lui.

L'accord de Nouméa - Léa Havard vient de le souligner - a eu des atouts, mais il a aussi eu quelques défauts. Grâce à lui, on se parle en Nouvelle-Calédonie depuis quelques années. Un cadre s'est stabilisé, les interlocuteurs se sont respectés, ils ont appris à bâtir des compromis : tout cela est de bon augure. Mais un aspect va peser pour demain, à savoir que cet accord a donné le sentiment - c'est un avis très personnel et subjectif né des conversations que j'ai pu avoir avec les uns et les autres - que rien de grave ne pouvait arriver puisque toutes les difficultés avaient été surmontées depuis la première signature. Même si c'est compliqué, même s'il y a des tensions, tout le monde pense que, au fond, on arrive toujours à s'arranger. Cela crée un sentiment de déni de réalité face aux difficultés qui sont devant nous.

Or, premier nuage, la Nouvelle-Calédonie a aujourd'hui une économie dans un état particulièrement inquiétant. Les finances publiques sont exsangues. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les autorités compétentes, singulièrement la chambre territoriale des comptes, qui explique que le déficit des comptes publics est absolument abyssal et qu'il est même structurel. Tout cela n'a rien à voir avec la crise sanitaire, qui naturellement a généré des dépenses supplémentaires, lesquelles ont été largement couvertes par l'État.

Ce que nous dit la chambre territoriale des comptes, c'est que le déficit de la Caisse de compensation des prestations familiales, des accidents du travail et de prévoyance des travailleurs de Nouvelle-Calédonie (Cafat) a été multiplié par cinq au cours des cinq dernières années. À telle enseigne que l'État a été obligé de venir en aide à la Nouvelle-Calédonie dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022. Un nouveau prêt lui a été consenti, mais à la condition que ses finances publiques soient remises en ordre. Cela suppose donc de trouver des ressources supplémentaires. Voilà pourquoi le Congrès de la Nouvelle-Calédonie a accepté au mois de mai dernier un plan qui se traduira par une augmentation de 3 points du taux de prélèvements obligatoires, ce qui pèsera sur la situation économique.

Or l'économie calédonienne n'est pas bien portante - pour le coup, la crise y est pour beaucoup. Le rebond constaté dans d'autres endroits - je pense à la Polynésie, où le tourisme redémarre - ne s'observe pas en Nouvelle-Calédonie. Selon les entrepreneurs locaux, l'une des raisons pour lesquelles il n'y a pas de reprise tient à l'absence de visibilité. On en revient ainsi à la question institutionnelle. L'un des mérites de l'accord de Nouméa n'était-il pas d'avoir fixé un horizon via la succession des référendums ? Chacun pensait qu'au bout du troisième référendum, la question serait réglée. Or la question n'est toujours pas réglée, ce qui plonge de nouveau les entrepreneurs calédoniens dans l'incertitude.

Un tel état de fait est rarement propice à l'investissement, d'autant que l'inflation ne les épargne pas. Tout cela a un lien avec le conflit en Ukraine, mais surtout avec le reconfinement en Chine, pays plus proche de la Nouvelle-Calédonie que l'Ukraine.

Quoi qu'il en soit, ce doute sur l'attractivité du territoire pèse évidemment sur le climat politique.

Le deuxième nuage est lié à la baisse démographique. Toutes les études statistiques qui ont pu être conduites dans l'archipel montrent qu'entre 2014 et 2019 un Calédonien sur dix, soit 27 600 personnes, est parti de Nouvelle-Calédonie. Depuis 2019, ce mouvement s'est confirmé. Naturellement, les départs ont concerné les classes d'âge actives. Première conséquence, nous assistons à un vieillissement de la population, et donc à une sollicitation des finances publiques pour les régimes de protection dont la situation est déjà inquiétante. Deuxième conséquence, la Nouvelle-Calédonie se trouve confrontée à une absence de main-d'oeuvre.

C'est la première fois depuis quarante ans que le solde migratoire est durablement négatif. Les questions institutionnelles et juridiques sont certes passionnantes, mais elles ne sont pas hors-sol : elles sont ancrées dans un environnement lourd !

Quatre points sont saillants.

D'abord, il n'y a plus de confiance entre les signataires de l'accord, c'est-à-dire l'État, les partisans de l'indépendance et ceux qui souhaitent le maintien dans la France. La parole de l'autre n'est plus crue, alors que c'est ce qui constitue la base du respect mutuel. C'est notamment le cas de la parole de l'État, mais tout reposera demain, à nouveau, sur son rôle : les initiatives ne viendront que de l'État, comme elles ne sont toujours venues que de lui... Or la façon dont le troisième référendum a été organisé et sa date fixée a abîmé la parole de l'État. Il faudra donc des gestes. La présence de sénateurs dans l'île ces jours derniers est évidemment un geste important, et l'ensemble des partenaires ont accepté de les rencontrer, y compris les indépendantistes, qui ont des revendications aux antipodes de ce que l'État veut entendre aujourd'hui.

La lettre du président de la République est un autre geste important. Il a écrit le mois dernier au président du Gouvernement, Louis Mapou, pour prendre l'engagement de « veiller à la poursuite du dialogue dans le respect de l'héritage de ces trente dernières années ». C'est un point positif, même si l'incertitude demeure sur la place du Premier ministre, qui n'est pas un élément anodin. Édouard Philippe s'était fortement investi sur la question, au point de dire à Jean Castex, au moment de la passation de pouvoirs, qu'on lui parlerait beaucoup à Matignon de la Nouvelle-Calédonie ! Mais ce dernier s'est moins intéressé que son prédécesseur au dossier, même s'il a reçu des délégations, notamment en mai 2021. Que fera l'actuelle Première ministre ? Cela dépendra beaucoup de ce qui lui sera proposé.

La deuxième difficulté sera de bâtir une méthode. Celle qui est connue depuis des années repose sur l'accord de Nouméa, qui présente des qualités et des défauts. En particulier, la composition des délégations, le lieu où se discutaient les sujets, ont dû être adaptés, puisque les signataires de l'accord, pour beaucoup, ne sont plus là, ou que d'autres se faisaient représenter. Au dernier comité des signataires, il y avait 36 personnes autour de la table. On ne discute pas sérieusement quand on est si nombreux... C'est la raison pour laquelle - outre la crise du Covid - le précédent ministre des outre-mer, dont on peut dire qu'il s'est vraiment investi sur ce sujet, a inventé d'autres formats. Je pense par exemple au format « Leprédour », du nom de l'îlot sur lequel il avait pris l'initiative de réunir une petite dizaine de dirigeants loyalistes et indépendantistes, ou au format « Leprédour élargi », qui a d'ailleurs été le cadre dans lequel se sont tenues les discussions à Paris en juin 2021, au lieu du comité des signataires, qui était le cénacle traditionnel de discussion.

Je trouve incroyable que la date du troisième référendum n'ait pas été arrêtée par un comité des signataires, et qu'à aucun moment ce comité ne se soit réuni depuis. On fait mourir par épuisement une structure qui a produit bien des fruits en Nouvelle-Calédonie. Il faudra donc un nouveau cadre, qu'il ne sera pas facile de mettre en place, puisque les indépendantistes nous disent privilégier les relations bilatérales avec l'État, en Nouvelle-Calédonie et non plus à Paris, et que les anti-indépendantistes sont très hostiles aux négociations bilatérales, qui reviendraient à remettre face à face l'État colonial et le peuple colonisé, ce qui n'est plus une situation d'actualité.

Le président de notre association disait le 7 juin au Sénat qu'il pensait que les initiatives devaient partir de la Nouvelle-Calédonie. Peut-être aura-t-il raison. J'ai tendance à penser que cela viendra plutôt de Paris. Ce n'est pas incompatible, nous en sommes la démonstration.

Troisième point à traiter : il faut fixer un horizon. Alors que l'accord en fixait un, l'horizon est désormais incertain parce que les loyalistes considèrent que, après les trois référendums, le futur statut de la Nouvelle-Calédonie est dans le cadre de la République, alors que les indépendantistes ne reconnaissent pas le troisième référendum comme pertinent. Pour ces derniers, l'accord de Nouméa n'est toujours pas appliqué puisque des transferts de compétences restent à effectuer avant 2024, c'est-à-dire avant les prochaines élections provinciales.

Est venue se greffer au débat une nouvelle date proposée par Sébastien Lecornu, pour un référendum de projet, en juin 2023. Mais le président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet, a souligné qu'il n'y avait pas de fondement, dans l'accord de Nouméa, pour cette date, ce qui a immédiatement suscité en retour, de la part des loyalistes, une contestation assez vive, l'accusant de porter atteinte au processus - mettons cela sur le compte de l'excitation électorale...Y aura-t-il un référendum en 2023 ? J'en doute, car nous sommes déjà en juin 2022 et rien n'est organisé en ce sens.

Dernier sujet : il faut identifier les points de clivage. Les campagnes électorales pour l'élection présidentielle et les législatives n'auront guère permis d'atténuer les différences. Au contraire, les discours semblent s'être marqués plus fortement. Il y a, d'un côté, le nouveau député de la deuxième circonscription, Nicolas Metzdorf, qui est candidat à la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale et qui a un discours extrêmement dur au nom d'une partie des loyalistes, et, de l'autre, la représentante des indépendantistes, dans la première circonscription, celle de Nouméa, dont les propos ne sont pas incroyablement bienveillants...

Quels sont les points à discuter ? J'en vois au moins deux.

D'abord : le corps électoral. Dans la première circonscription de Nouvelle-Calédonie, un candidat s'est présenté au nom de ceux qui sont écartés du corps électoral, se voulant le représentant des quelque 30 000 Calédoniens qui ne peuvent pas voter. Il a obtenu 640 voix, c'est-à-dire 2 % des suffrages... Les indépendantistes disent dans le numéro de juin 2022 de La Voix de Kanaky que le corps électoral ne bougera pas jusqu'à l'indépendance, parce que c'est ainsi qu'a été construit l'accord de Nouméa. C'est aussi ce que dit régulièrement Paul Néaoutyine. Du côté loyaliste, on considère que le dégel du corps électoral est dorénavant un postulat, puisque la Nouvelle-Calédonie ne peut pas être le seul territoire de la République française où le suffrage universel n'est pas la règle absolue.

Deuxième question : l'irréversibilité constitutionnelle de l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie. Les indépendantistes considèrent que l'accord de Nouméa est une voiture qui n'a pas de marche arrière. Pour les loyalistes, l'accord de Nouméa peut être la base d'un autre statut, différent - on voit mal la Nouvelle-Calédonie devenir une collectivité de l'article 73, ni même de l'article 74. J'explique en tout cas à mes étudiants, en première année de droit, que le pouvoir constituant, fût-il dérivé, est inconditionné et absolu. Rien n'est acquis pour l'éternité, et l'irréversibilité n'existe que si le constituant décide en sa faveur.

La clé de tout cela, si tant est qu'elle existe, est dans les mains de l'État, qui est seul en capacité de pousser des initiatives. Ce point de vue subjectif, nécessairement caricatural et manichéen, rassurera tous ceux qui me connaissent !

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