Intervention de Alain Christnacht

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 29 juin 2022 : 1ère réunion
Table ronde : « la nouvelle-calédonie »

Alain Christnacht, Conseiller d'État, ancien Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie :

Je vais commencer par vous lire la fin d'une fable de La Fontaine, que je crois éclairante, « Le loup et le chien » :

« - Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?

- Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor. »

Bien sûr, les questions économiques et financières sont d'une grande importance. Mais il ne faut pas oublier que le mouvement indépendantiste et nationaliste est identitaire. Sébastien Lecornu a dit que l'autonomie n'était pas financée, ce qui résume bien la situation financière. Vous n'avez pas prononcé le mot « nickel », cela dit, qui est l'équivalent du « tourisme » pour la Polynésie. Les cours montent, en ce moment, et la latérite, qu'on trouve au sud, est nécessaire à la fabrication de voitures électriques, comme en témoigne l'intérêt que porte Tesla à l'île.

Les accords de Matignon et l'accord de Nouméa ont échoué sur un point : le clivage ethnique n'a pas été dépassé dans les votes. Jean-Marie Tjibaou pensait que, après dix années, avec l'exercice des responsabilités et l'ouverture de la citoyenneté, les indépendantistes, c'est-à-dire la majorité des Kanaks, convaincraient les autres qu'une indépendance multiethnique et partenariale serait une solution durable, propice à la concorde et au développement économique. Jacques Lafleur pensait à l'inverse que l'exercice des responsabilités, le libre débat, le rééquilibrage économique, les 400 cadres, montreraient aux Kanaks qu'il n'y avait pas besoin de l'indépendance pour s'émanciper et que, comme l'avait dit à un moment Michel Rocard, il pouvait y avoir une émancipation dans la République.

Jacques Lafleur a eu l'intuition en 1991 que, en 1998, les mentalités n'auraient pas changé, et il a proposé que l'on cherche un nouvel accord, ce qui, l'effet de surprise passé, a été admis par le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et par l'État. Le nouveau pacte devait être cinquantenaire, il a finalement duré vingt ans. De même, chacun pensait que vingt années suffiraient à convaincre...

Or nous retrouvons dans les élections des pourcentages qui, malgré la restriction du corps électoral pour l'autodétermination, ne sont pas très éloignés de la répartition de la population au recensement de 2019, soit : 41 % de Kanaks, 24 % d'Européens, 8 % de Wallisiens et de Futuniens, c'est-à-dire 20 000 personnes, c'est-à-dire deux fois plus que dans les îles elles-mêmes, et le reste pour les autres communautés et les non-déclarés. On voit que près de 90 % des Kanaks votent pour l'indépendance, même s'ils ont souvent une conception de celle-ci très différente d'un vote à l'autre, et qu'au moins 95 % des non-Kanaks votent contre l'indépendance.

De ce point de vue, aucun des deux accords n'a fait bouger les lignes. Il s'agit d'un pays biethnique, ou biculturel, avec deux populations pour une même terre, pourtant vaste. Évidemment, après les accords, après leur application, après trente ans de paix, nous ne sommes pas dans un conflit où chacun espérerait que l'autre parte. Les Kanaks eux-mêmes n'espèrent pas que les Européens partent, et reconnaissent que ceux-ci sont utiles à l'économie et à l'équilibre de la société. Mais comment faire pour concilier tout de même des identités, des aspirations, des modes de vie, des rêves, des espoirs qui sont assez différents ?

L'accord de Nouméa est le fils des accords de Matignon, en particulier sur la question du corps électoral, ce qui est très souvent oublié. Les accords de Matignon prévoient que « les électeurs et les électrices de Nouvelle-Calédonie qui seront appelés à se prononcer sur le projet de loi référendaire, ainsi que leurs descendants accédant à la majorité, constituent les populations intéressées à l'avenir du territoire » et qu'ils « seront donc seuls à participer jusqu'en 1998 aux scrutins qui détermineront cet avenir : scrutins pour les élections aux conseils de province et scrutins d'autodétermination ».

Ce sont donc les accords de Matignon qui ont posé le principe d'une restriction du corps électoral pour les élections locales, qui est le principal problème juridique. Pour les scrutins d'autodétermination, il existe des principes démocratiques, mais pas de normes constitutionnelles ou conventionnelles imposant le principe d'un corps électoral restreint. Une révision de la Constitution a été envisagée un moment, mais finalement refusée par le président Mitterrand. Cette disposition n'a donc pas été appliquée et, quand la proposition de révision est revenue au moment de la négociation de l'accord de Nouméa, il n'y a eu aucune difficulté, Jacques Lafleur ayant rappelé qu'elle avait été acceptée pour les accords de Matignon.

Outre le corps électoral, il y a la question de la citoyenneté avec préférence locale, construite par les accords de Nouméa, et qui évoque d'autres orientations politiques en métropole... Dans une île très pourvue, où les Calédoniens européens comme mélanésiens ont de plus en plus de diplômes, avec la concurrence de Métropolitains fraîchement arrivés, ce n'est pas si mal accepté.

Est-il concevable que, dans un territoire de la République, on organise durablement une restriction du corps électoral pour les élections locales ? Au plan conventionnel, il y a des précédents. Dans l'arrêt Polacco et Garofalo c. Italie, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait jugé qu'une condition restrictive de résidence de quatre ans ininterrompus pour voter au conseil régional de la région italienne autonome du Trentin-Haut-Adige poursuivait le but légitime de protection des minorités linguistiques, en l'occurrence germanophones, et pouvait être considérée comme proportionnée à ce but.

Il n'a donc pas été surprenant que la même cour accepte une durée plus longue pour la Nouvelle-Calédonie en faisant référence à l'histoire troublée et au caractère temporaire - sans parler de la spécificité des identités de la Nouvelle-Calédonie, qui est au moins aussi forte que celle de la minorité germanophone. Il ne serait donc pas inconcevable, au regard de la convention, de conserver une restriction du corps électoral, sans doute glissante et limitée.

Je suis convaincu qu'il n'y a pas d'irréversibilité ni de supra-constitutionnalité. Même l'irréversibilité du partage des compétences, c'est la Constitution qui l'a permise, et qui peut la reprendre. Politiquement, dans la recherche de l'accord, on va pointer tous les reculs.

L'accord de Nouméa a prévu trois référendums et non quatre. Pour le référendum de projet évoqué, il faut donc trouver un autre fondement. La révision constitutionnelle de 2003 a créé plusieurs possibilités. Pour consulter la population de Corse, on a créé l'article 72-1, par exemple - mais la Nouvelle-Calédonie n'est pas une collectivité territoriale. Il y a aussi l'article 72-4, l'article 73, qui prévoit le consentement des populations lorsqu'on crée une collectivité se substituant à un département... Bref, on a vraiment tout prévu, dans la Constitution, pour les outre-mer ou pour les collectivités territoriales en général.

Le deuxième alinéa du préambule de la Constitution dispose qu'en vertu du principe de la libre détermination des peuples, « la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles, fondées sur l'idéal commun ». Le Conseil constitutionnel a indiqué, dans sa décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, que, pour la mise en oeuvre de ces dispositions, les autorités compétentes sont, dans le cadre de la Constitution, habilitées à consulter les populations d'outre-mer intéressées non seulement sur leur volonté de se maintenir au sein de la République française, mais également sur l'évolution statutaire de la collectivité. Peut-on s'y référer ? Sans doute, même si des dispositions spécifiques ont été prises depuis, précisant que la Nouvelle-Calédonie relevait du titre XIII.

En tout cas, il faudra trouver une base constitutionnelle à cette consultation, même si une loi simple peut suffire, sur le fondement de la jurisprudence mentionnée ci-dessus. Il paraît en effet inconcevable politiquement que cette consultation sur un référendum de projet concerne le corps électoral dans son ensemble. C'est une raison de réviser la Constitution.

Une autre est apportée par la question de savoir comment mettre fin à l'accord de Nouméa. Cet accord est mortel, mais la date de sa mort n'est pas précisée ! Le principe de caducité qui a été appliqué à des dispositions beaucoup plus anciennes et devenues sans intérêt ne s'applique pas. Le plus propre juridiquement serait une révision constitutionnelle abrogeant le titre XIII et le remplaçant par un autre titre, qui pourrait prévoir un corps électoral restreint pour ces consultations, comme l'a fait la révision constitutionnelle de 1999, afin de permettre la consultation des populations locales sur le corps électoral prévu par l'accord de Matignon.

L'accord de Nouméa a des défauts, mais il est entré dans les moeurs. Nul ne remet en question les lois du pays. Quand je suis arrivé au Conseil d'État, j'ai été étiqueté comme le créateur des lois du pays, ce qui n'a pas contribué à ma popularité dans l'institution... Mais en Nouvelle-Calédonie, cet étrange objet juridique fonctionne. Le préambule a vieilli, mais il faut sans doute rappeler les grands principes. Le Gouvernement proportionnel et collégial est important, malgré ses défauts. Sa création a été décidée par référence au cas de l'Irlande du Nord : l'accord du Vendredi saint a prévu des dispositions analogues.

Trouver un consensus sera difficile. Il y aura des préalables. Pour les campagnes électorales, classiquement, chacun monte aux extrêmes. Le sympathique jeune député qui propose le service militaire obligatoire et quasiment punitif pour ceux qui ne réussissent pas leur scolarité, ou le retour des terres de la réforme foncière à leur ancien propriétaire si elles ne sont pas cultivées, illustre bien ce risque.

Le Gouvernement peut initier le processus. Les discussions démarreront, et il faudra les conduire. La perspective de 2023 est certainement irréaliste. Même si l'accord a prévu une durée de mandat, on pourrait concevoir de décaler les élections provinciales, comme on a repoussé certaines élections nationales pour d'autres raisons. Il serait dommage, si les discussions s'engagent et progressent, de devoir les interrompre parce qu'il faut déterminer le corps électoral pour ces élections.

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