Intervention de Patrick Chaize

Commission des affaires économiques — Réunion du 13 juillet 2022 à 8h30
Proposition de résolution européenne sur le programme d'action numérique de l'union européenne à l'horizon 2030 — Examen du rapport et établissement du texte de la commission

Photo de Patrick ChaizePatrick Chaize, rapporteur :

Nous examinons aujourd'hui la proposition de résolution européenne (PPRE) sur le programme numérique de l'Union européenne à l'horizon 2030, déposée par nos collègues Mmes Catherine Morin-Desailly et Florence Blatrix-Contat, toutes deux rapporteures de ce texte pour la commission des affaires européennes.

J'ai déjà eu l'occasion, à plusieurs reprises, d'exprimer mon approbation quant au travail effectué. Je partage ainsi l'appréciation globale des deux rapporteures sur le programme d'action numérique de l'Union européenne, leurs principaux constats, recommandations et appels au Gouvernement et à la Commission européenne.

Il m'a toutefois semblé utile de compléter certains points du texte au regard des récents travaux de notre commission sur la souveraineté numérique, mais aussi des travaux pionniers menés par le Sénat en matière de réduction de l'empreinte environnementale du numérique, de lutte contre l'illectronisme ou encore de cybersécurité.

Le principe du programme d'action numérique de l'Union européenne est simple : il fixe douze objectifs dans quatre domaines afin d'orienter les efforts, les investissements et les politiques publiques des États membres en matière de développement des compétences numériques, des infrastructures numériques, de transformation numérique des entreprises et de numérisation des services publics.

Ce programme d'action s'appuie sur une Déclaration européenne sur les droits et principes numériques, qui constitue le « socle de valeurs » sur lequel les États membres devront s'appuyer afin d'atteindre les objectifs fixés pour la décennie numérique.

Je tiens à saluer la démarche de la Commission européenne, qui est nouvelle et bienvenue à au moins trois égards. Premièrement, car il y a désormais une ferme affirmation politique, au plus haut niveau, de l'objectif de souveraineté numérique, un terme qui était encore trop timidement utilisé jusqu'à récemment. Deuxièmement, car ce programme d'action témoigne d'une approche plus offensive de la part de l'Union européenne, qui se positionne aussi comme un acteur économique et industriel soucieux de sa compétitivité en matière numérique. Enfin, car il s'agit du premier document programmatique, pluriannuel et à vocation stratégique, élaboré par les institutions européennes en matière numérique.

Un tel document complète utilement les grands textes législatifs européens adoptés ou en cours d'adoption sur le numérique, notamment le Digital Markets Act (DMA), le Digital Services Act (DSA), le Data Governance Act et les récentes propositions de réglementation relatives à l'intelligence artificielle et à l'économie des données.

La mise en oeuvre des objectifs fixés repose sur un mécanisme de coopération et de suivi avec les États membres. Ces objectifs s'apparentent à des « obligations de résultat », une « liberté de moyens » étant laissée aux États membres pour les décliner au niveau national et les atteindre. Un équilibre demeure à trouver entre la nécessité pour la Commission européenne de faire confiance aux États membres et de formuler des recommandations pour accompagner leur transition numérique, sans remettre en cause les libres choix politiques de chaque pays. Les négociations se poursuivent à ce sujet.

Si l'adoption d'un tel programme d'action ambitieux est bienvenue, sa mise en oeuvre demeure toutefois incertaine. Alors que la Commission européenne estime que 120 milliards d'euros d'investissements seront nécessaires pour atteindre les objectifs fixés d'ici à 2030, la question du financement n'est pas directement abordée et les incertitudes demeurent quant à la répartition de ces investissements au sein de l'Union européenne.

Si les objectifs sont ambitieux, ils apparaissent parfois difficilement réalisables ou peu pertinents. Par exemple, l'objectif de connectivité vise la couverture, par la 5G, de toutes les zones habitées d'ici à 2030 et l'accès, pour tous les foyers européens, à un réseau en gigabit (1 000Mbit/seconde). Une telle généralisation de la 5G, difficilement atteignable pour l'ensemble des États membres, serait par ailleurs contraire au principe de neutralité technologique, que nous nous devons de défendre. Je vous proposerai donc un amendement visant à remplacer cette disposition par un objectif en matière de qualité de service apportée à la population européenne.

D'autres objectifs fixés sont souhaitables et pertinents, mais manquent de précision. C'est notamment le cas des dispositions relatives aux compétences numériques. La formation de 20 millions de spécialistes des technologies de l'information et de la communication doit bien concerner tous les niveaux de formation, initiale et continue, car la transition numérique nécessite de pourvoir des emplois à tous les niveaux, des plus opérationnels aux plus qualifiés. Un effort supplémentaire et spécifique doit être réalisé pour développer les offres nationales de formation dans les métiers de l'informatique en nuage - cloud - et de la cybersécurité : disposer des compétences adéquates et suffisantes au bon moment est indispensable à la constitution de filières économiques souveraines dans ces deux domaines. Je vous proposerai donc un amendement visant à préciser ces différents points.

Certains objectifs fixés mériteraient aussi d'être ajustés afin de mieux répondre à l'impératif de souveraineté numérique et industrielle qui s'impose à nous. Par exemple, l'objectif de produire, en valeur, 20 % des semi-conducteurs mondiaux doit certes permettre d'assurer la compétitivité économique de cette filière, mais surtout de répondre à nos besoins d'approvisionnement afin de limiter notre dépendance aux chaînes de valeur mondiales et aux pénuries de composants électroniques, pourtant indispensables à la réalisation de notre transition numérique. Je vous proposerai également un amendement sur ce point.

Au-delà du manque de réalisme et de précision de ce programme d'action, il y a surtout, à mes yeux, trois grands absents. Le premier grand absent est la prise en compte de l'empreinte environnementale du numérique, secteur qui contribue, rien qu'en France, à 2 % des émissions de gaz à effet de serre et qui pourrait représenter, à politique publique constante, jusqu'à 7 % de nos émissions d'ici à 2040.

La transition numérique étant aussi une transition énergétique et environnementale, un tel sujet ne peut être ignoré, ni par le Sénat - nous avons mené des travaux pionniers en la matière, avec l'adoption récente de deux lois relatives à la réduction de l'empreinte environnementale du numérique -, ni par le Gouvernement et les institutions européennes, car les enjeux pour la réussite de la transition numérique et notre bien-être collectif sont trop importants. Je vous proposerai donc un amendement sur ce point.

Le deuxième grand absent est l'affirmation de la cybersécurité comme pilier indispensable à la réussite de notre transition numérique. Le programme d'action devrait aussi fixer un objectif supplémentaire en matière de cybersécurité. Rien qu'en France, 43 % des PME ont constaté, en 2020, un incident de cybersécurité, alors que les attaques au rançongiciel ont été multipliées par quatre entre 2020 et 2021. On dit que dans le monde, une attaque au rançongiciel a lieu toutes les onze secondes... La sécurisation des communications des entreprises, mais aussi des citoyens et des administrations, est un élément indispensable à l'atteinte de notre souveraineté numérique. Pour cela, nous devons investir davantage pour structurer une filière européenne de cybersécurité. Je vous proposerai ainsi un amendement sur ce point.

Enfin, le dernier grand absent demeure la lutte contre l'illectronisme et en faveur d'une plus grande inclusion numérique, en particulier lorsqu'il s'agit d'accélérer la numérisation des services publics essentiels. Rien qu'en France, 14 millions de personnes déclarent ne pas maîtriser les outils et technologies numériques et trois personnes sur cinq se disent incapables de réaliser des démarches administratives en ligne. Face à ce constat alarmant, il est impensable que le programme d'action numérique de l'Union ignore ce point, pourtant crucial à la réussite d'une transition numérique inclusive et au bénéfice du plus grand nombre. Je vous proposerai ainsi un amendement sur ce point.

Enfin, mes chers collègues, avant d'entamer l'examen de nos amendements respectifs, je vous invite à prendre du recul par rapport à ce programme d'action numérique de l'Union. Il ne s'agit pas du seul document européen abordant les enjeux numériques : des initiatives législatives majeures ont été adoptées dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne et d'autres textes législatifs sont en cours de discussion, notamment sur l'économie des données et l'intelligence artificielle.

À cet égard, il me semble que deux sujets majeurs, mais devant être traités séparément dans le cadre d'examens législatifs dédiés au niveau européen, sont indispensables pour nous permettre de réussir notre transition numérique, améliorer notre résilience collective et bâtir notre souveraineté numérique.

D'une part, une réforme des réglementations européennes et nationales en matière de commande publique est nécessaire. Outil stratégique de politique économique indispensable à l'émergence d'acteurs innovants y compris dans le secteur numérique, le levier de la commande publique demeure peu utilisé en France, alors qu'il représentait pourtant 111 milliards d'euros en 2020. Il est désormais temps d'avoir un véritable débat sur l'adoption, au niveau européen, d'un Small Business Act, pour soutenir le développement des TPE et PME innovantes, mais aussi sur la nécessité de s'orienter vers un Buy European Act dans des secteurs ciblés, dans un double objectif de compétitivité et de souveraineté.

D'autre part, la localisation des données à caractère personnel des citoyens européens et des données sensibles des entreprises européennes sur le territoire de l'Union européenne constitue une première brique essentielle pour mieux nous protéger des lois extraterritoriales américaines, mais elle n'est pas suffisante. Nous l'avons rappelé la semaine dernière, lors de l'examen du rapport de notre commission sur la souveraineté. Bâtir la souveraineté numérique nécessite quatre briques essentielles : premièrement, la localisation des données sur le territoire de l'Union ; deuxièmement, la localisation des infrastructures d'hébergement et de traitement des données sur le territoire de l'Union ; troisièmement, le développement d'une filière logicielle européenne constituée d'entreprises européennes immatriculées sur le territoire de l'Union ; quatrièmement, le développement des compétences numériques suffisantes et adéquates, générales et spécialisées.

Telle est, mes chers collègues, la feuille de route pour l'examen de cette proposition de résolution européenne.

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