Avec mon collègue Jean-Yves Leconte, nous avons été chargés d'assurer le suivi des négociations sur le projet de nouveau pacte sur la migration et l'asile. Comme l'a rappelé le président Rapin, ce suivi a déjà donné lieu, le 29 septembre dernier, à une première communication ainsi qu'à un rapport d'information, intitulé Négociations du Pacte sur la migration et l'asile : l'Union européenne entre divisions persistantes et nécessaire solidarité.
La Commission européenne a présenté ce nouveau pacte, le 23 septembre 2020, qui propose une approche globale ambitieuse conjuguant politique migratoire, politique de l'asile et politique de surveillance des frontières extérieures de l'Union européenne.
Quels sont ses principaux objectifs ? Il vise d'abord à instituer un filtrage aux frontières extérieures de l'Union européenne des ressortissants de pays tiers qui ne remplissent pas les conditions d'entrée dans celle-ci. Ce filtrage, qui doit se dérouler dans un délai maximal de cinq jours, se décompose en trois étapes : un contrôle sanitaire, une vérification d'identité et un contrôle de sécurité. À l'issue de ces contrôles, la personne devrait être dirigée vers la procédure d'asile ou renvoyée dans son pays d'origine.
Pour la Commission européenne, ce filtrage est la première étape d'une procédure d'asile à la frontière, qui se déroulerait dans un délai maximal de douze semaines et qui concernerait les demandes ayant le moins de chances d'aboutir, comme celles émanant d'un ressortissant d'un pays tiers présentant un faible taux de reconnaissance en matière de protection internationale ou d'une personne qui aurait effectué une demande frauduleuse ou abusive. Cependant, ces procédures reposent sur une « fiction de non-entrée dans l'Union européenne » qui a suscité les inquiétudes des avocats et du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), au sujet tant du droit applicable aux personnes concernées que des garanties dont elles doivent bénéficier.
Le pacte vise aussi à actualiser la base de données européenne Eurodac, qui contient les empreintes digitales des ressortissants de pays tiers qui demandent la protection internationale, ainsi que celles des migrants irréguliers. En pratique, la réforme a deux objectifs : permettre l'enregistrement dans la base des demandeurs d'asile et autoriser l'interconnexion d'Eurodac avec les autres bases de données européennes relatives à la gestion des frontières, à savoir le système d'information Schengen (SIS II), le système d'information sur les visas (VIS), le système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages (Etias) et le système des entrées/sorties (EES), ces deux dernières bases devant être opérationnelles en 2023.
Par ailleurs, pour tirer les leçons de l'échec du système de Dublin, qui prévoit, sauf exception, la compétence de l'État membre de première entrée dans l'accueil des demandeurs d'asile, le pacte vise à instaurer un régime d'asile européen et à créer un nouveau mécanisme de solidarité afin de soulager les États membres de première entrée - l'Espagne, la Grèce et l'Italie en premier lieu. En cas de pression migratoire, ce dispositif imposerait la relocalisation de demandeurs d'asile entre tous les États membres sur la base de leur PIB et de leur démographie. En temps normal, la solidarité pourrait aussi s'exprimer par des mesures de soutien financier ou logistique.
Enfin, le pacte vise à augmenter le nombre des retours de migrants irréguliers dans leur pays d'origine par la poursuite des négociations sur la révision de la directive Retour de 2018, par la nomination d'un coordinateur de l'Union européenne pour les retours, et par une coopération opérationnelle accrue entre les États membres et l'Union européenne pour la conclusion d'accords de réadmission avec les pays d'origine.
Or, à la veille de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE), comme nous le soulignions dans notre rapport à l'automne dernier, les négociations étaient au point mort.
En effet, les discussions au sein du Conseil étaient paralysées par une opposition frontale entre, d'une part, les États membres de première entrée des migrants (déjà évoqués) - qui demandaient plus d'efforts de solidarité aux autres États membres, et, d'autre part, les pays du groupe de Visegrad - Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque -, qui refusaient de participer au mécanisme de solidarité européenne impliquant une relocalisation obligatoire des demandeurs d'asile entre États membres.
Entre les deux, un groupe d'États, parmi lesquels la France, se disaient prêts à un compromis, tout en souhaitant une réduction des mouvements secondaires de demandeurs d'asile au sein de l'Union européenne. La situation semblait donc figée et risquait de se dégrader.
Telle était la situation avant la PFUE. Souhaitant obtenir des résultats au cours de ses six mois de présidence, la France, par pragmatisme, a été contrainte de modifier la méthode de négociation en privilégiant une « approche graduelle » et non plus « globale », au risque, il est vrai, de perdre en cohérence. Elle a ainsi décidé de mener des négociations en priorité sur certains aspects du pacte : le filtrage, la refonte de la base Eurodac et les modalités de la solidarité à l'égard des États membres de première entrée.
Elle a également renoncé à essayer de trouver un consensus parmi les Vingt-Sept et a trouvé en revanche une masse critique de soutiens parmi eux pour faire adopter ses positions.
Enfin, le contexte international dramatique, à compter du 24 février dernier, marqué par l'invasion russe en Ukraine et par l'accueil de millions de ressortissants ukrainiens dans l'Union européenne, a incité les États membres à assouplir leurs positions initiales et à trouver des compromis en matière migratoire. Pour rappel, en moins d'un mois, afin de faire face aux arrivées massives de ressortissants ukrainiens sur leur territoire, les États membres ont décidé de leur octroyer le bénéfice de la protection temporaire, imaginé en 2001, mais jamais appliqué jusqu'alors, qui leur permet de se déplacer et de travailler dans l'Union européenne.
Puis, le 31 mai dernier, ils ont mis en place une plateforme spécifique permettant de recenser les ressortissants ukrainiens installés dans l'Union européenne, sur la base des informations transmises par les États membres. De l'aveu même des négociateurs de la Commission et de la présidence française, les solutions trouvées ont parfois relevé du « bricolage », mais cela fonctionne. Le 30 juin, 1,7 million d'entrées avaient été enregistrées par 21 États membres. À titre d'exemple, la direction générale des étrangers en France a recensé environ 1 000 ressortissants ukrainiens « protégés » et enregistrés en France qui sont partis vivre depuis dans un autre État membre.
Il faut aussi désormais prendre garde au risque d'exploitation et de traite, par des réseaux criminels, des Ukrainiens souhaitant revenir dans leur pays d'origine. Europol enquête déjà sur 33 affaires. Mais la France devrait aussi mobiliser l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) à ce sujet.
Ainsi, comme l'a indiqué le préfet Claude d'Harcourt, alors directeur général des étrangers en France, le premier résultat - et le plus important - de la PFUE sur le dossier du pacte est d'avoir « désembourbé » les discussions qui étaient au point mort et d'avoir rétabli une dynamique positive de négociation. Sur ce point, le pragmatisme de la présidence française a été unanimement salué.
Les blocs antagonistes sont désormais fissurés : ainsi, l'Italie, qui était très vindicative à l'automne, a soutenu la France pour trouver un compromis. De son côté, malgré son hostilité de principe aux relocalisations et son attachement à l'approche globale, la Pologne a défendu la révision d'Eurodac. Quant à la République tchèque, qui a pris la présidence du Conseil de l'Union européenne le 1er juillet, elle souhaite désormais prolonger les efforts de la présidence française.
Le second résultat concret a été obtenu lors du Conseil JJustice et affaires intérieures (JAI) des 9 et 10 juin derniers : les États membres ont en effet adopté un paquet comprenant deux mandats de négociation, sur le filtrage et sur Eurodac, ainsi qu'une déclaration politique sur la solidarité.
Plus précisément, le mandat de négociation sur le filtrage maintient les équilibres du texte initial, mais apporte des précisions utiles aux États membres méditerranéens de première entrée : en premier lieu, le filtrage pourrait être effectué soit « aux frontières extérieures ou à proximité », soit dans « d'autres lieux désignés » par l'État membre concerné. En second lieu, les personnes faisant l'objet d'un filtrage devraient bien rester à la disposition des autorités compétentes pendant la procédure, mais la rétention administrative de ces personnes pourrait être remplacée par des « mesures alternatives » répondant au même objectif. Et, quelle que soit la localisation choisie pour le filtrage, c'est bien le droit de l'État membre concerné qui serait applicable aux migrants concernés.
De même, le mandat de négociation sur la refonte de la base Eurodac préserve le projet de la Commission européenne tout en répondant à une demande des États méditerranéens de première entrée, à savoir comptabiliser de manière spécifique les personnes débarquées dans les ports européens à l'issue d'opérations de secours en mer. Pour l'Espagne comme pour l'Italie en effet, ces personnes arrivent en Europe du fait des obligations internationales du droit de la mer qui leur imposent de porter secours et de prendre en charge ces personnes. Autre évolution : les données biométriques et les principales informations sur les ressortissants ukrainiens bénéficiaires de la protection temporaire devraient être enregistrées sur Eurodac, qui prendrait alors le relais de la plateforme provisoire.
Enfin, 18 dix-huit États membres et 4 quatre États associés intégrés à l'Espace Schengen ont signé une déclaration sur la solidarité qui prévoit un mécanisme de relocalisation volontaire, qui doit bénéficier en priorité aux migrants vulnérables arrivés dans les États membres de première entrée et ayant demandé la protection internationale. Comme l'ont souligné l'ensemble de nos interlocuteurs, cette déclaration a été l'élément décisif qui a permis de trouver un accord entre États membres. Désormais, le dispositif envisagé doit être précisé par la Commission européenne.
À la suite de cette déclaration qui s'inscrit dans les pas de celle adoptée au sommet de La Valette, les États membres devaient prendre des engagements chiffrés en termes de relocalisation. À ce jour, 13 États signataires ont accepté de relocaliser sur leur territoire une part des demandeurs d'asile enregistrés à Chypre, en Espagne, en Grèce, en Italie et à Malte, afin de démontrer la solidarité européenne. Précisons que ces relocalisations ne visent pas à répondre à un afflux massif de migrants lié à une crise migratoire aiguë comme en 2015, mais à alléger la pression migratoire « régulière » sur les points d'entrée.
Concrètement, les engagements des États membres correspondent à un nombre global de 8 300 personnes relocalisées chaque année, dont 3 500 pour l'Allemagne et 3 000 pour la France. Cinq États membres, dont les Pays-Bas, ont en outre décidé de privilégier un soutien financier aux actions d'accueil et d'enregistrement. Ce nombre de relocalisations envisagé peut sembler très faible au regard des arrivées quotidiennes de demandeurs d'asile dans l'Union européenne, mais il pourrait être relevé en cas de besoin.
Comme le rappelait Mme Claire Olsina, directrice de l'asile au ministère de l'intérieur, l'engagement de la France dans ce dispositif est un geste fort à l'heure où l'accueil des ressortissants ukrainiens représente 2 milliards d'euros de dépenses et où les structures d'accueil des demandeurs d'asile en France sont « saturées », malgré un doublement des places depuis 2016 - 110 000 environ. De plus, le nombre de demandes d'asile acceptées par la France était en hausse - avec 54 379 demandes en 2021, soit une progression de 63,8 % par rapport à 2020 -, en particulier du fait de l'arrivée de ressortissants afghans, dont le nombre de premières demandes d'asile a augmenté de 61 % entre 2020 et 2021. L'effort n'est donc pas négligeable.