Après les propos d'André Reichardt, j'ajouterai un complément sur le bilan de la PFUE avant de tracer quelques perspectives sur les discussions du pacte.
En ce qui concerne le bilan, je veux simplement rappeler que les déblocages constatés dans les discussions du pacte sont allés de pair avec la révision en cours des règles de l'espace Schengen. D'abord, un pilotage politique de l'espace Schengen a été mis en place avec l'organisation de deux réunions d'un « Conseil Schengen » réunissant les ministres et avec la désignation d'un coordinateur. La Croatie a aussi obtenu son droit d'entrée dans l'espace Schengen, contrairement à la Roumanie et à la Bulgarie qui attendent cette entrée depuis longtemps.
En outre, la nouvelle stratégie pour l'espace Schengen, présentée en 2021, est en cours d'adoption : elle comprend la refonte de l'évaluation de l'acquis Schengen, ainsi qu'un renforcement de la coopération policière opérationnelle et un toilettage du « code frontières Schengen ». Ce dernier a pour objectif de mieux prendre en considération les nouvelles crises - épidémies, actions d'instrumentalisation des migrants... -, de mieux lutter contre les mouvements secondaires de migrants et de redéfinir les modalités de rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures en cas de nécessité. Sur ces deux derniers points, la PFUE est parvenue à faire adopter des mandats de négociation.
Il faut noter qu'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 26 avril dernier est venu rappeler que la durée des contrôles aux frontières intérieures ne pouvait excéder, en l'état du droit, six mois, mais que le législateur européen pouvait modifier ces règles. Le mandat de négociation du Conseil vise justement à changer ces règles pour laisser une grande latitude aux États membres dans le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Je ne suis pas certain que cette vision sera partagée par le Parlement européen. En effet, les contrôles doivent être temporaires si l'on souhaite préserver la liberté de circulation dans l'espace Schengen. La protection de ce dernier doit d'abord être assurée par des contrôles aux frontières extérieures. Quant à l'argument de la Commission européenne selon lequel les règles doivent être changées, car les États ne les respectent pas, il ne me paraît guère pertinent...
J'en viens maintenant aux perspectives : l'adoption du nouveau pacte sur la migration et l'asile demeure incertaine, mais elle est possible.
Premièrement, on peut constater que la France a paré au plus pressé mais le plus dur reste à faire.
Lorsqu'il a débuté sa présidence semestrielle, notre pays a sélectionné les deux textes au sujet desquels les discussions étaient les plus avancées et pour lesquelles il y avait déjà un accord global, le règlement filtrage et Eurodac, et y a ajouté la déclaration sur les relocalisations pour obtenir une approche jugée équilibrée par la Commission européenne, entre responsabilité et solidarité.
On peut donc dire que le plus dur commence, en particulier parce que les discussions sur le régime d'asile européen, qui n'ont jamais abouti depuis 2016, demeurent bloquées. Aucune garantie de traitement équivalent des demandes d'asile n'existe aujourd'hui entre les États membres. Harmoniser les analyses et échanger les expériences est utile mais insuffisant.
Il faut toutefois noter que la présidence tchèque a l'objectif ambitieux de conclure les trilogues sur le filtrage et sur Eurodac d'ici à la fin de l'année.
Deuxièmement, il est également incontestable que les négociations avec le Parlement européen seront difficiles.
La méthode suivie par la présidence française a remis en cause l'approche globale, avec des accords définitifs sur des points que les États membres ne voulaient jusqu'alors accepter qu'en bloc. Or, le Parlement européen, même divisé sur le contenu du pacte, souhaite y revenir, comme sa présidente, Mme Roberta Metsola, l'a rappelé à la présidence française dans une lettre solennelle.
En pratique, le Parlement veut obtenir des concessions du Conseil au sujet de l'accueil des demandeurs d'asile et des normes que ces derniers doivent respecter. En particulier, les eurodéputées françaises Fabienne Keller, qui a rendu un rapport sur la réforme du règlement Dublin III, et Sylvie Guillaume, qui a travaillé sur les procédures d'octroi et de retrait de la protection internationale, feront entendre leur voix.
De plus, dans la logique de l'approche globale de la question des migrations et de la mobilité (AGMM), le Parlement européen pourrait vouloir conforter les dernières déclinaisons du pacte relatives à l'immigration légale, présentées par la Commission européenne le 27 avril dernier : il s'agit, d'une part, de l'assouplissement des conditions d'obtention du statut de résident de longue durée et, d'autre part, de l'actualisation des modalités de délivrance du permis unique autorisant les ressortissants de pays tiers à résider et à travailler sur le territoire d'un État membre.
En effet, il est difficile, sans cadre légal robuste sur la mobilité, d'obtenir la coopération des pays d'origine des migrants dans la lutte contre l'immigration illégale.
Par ailleurs, certains États membres vont inciter les eurodéputés à faire évoluer l'accord trouvé au sein du Conseil. Ainsi, si l'Espagne a souhaité apparaître constructive lors de l'adoption des mandats de négociation, elle a accepté le compromis sur le filtrage « sans préjudice des négociations à venir ». Elle considère en effet que des accords de réadmission doivent être conclus par l'Union européenne avant qu'un filtrage aux frontières soit effectif. De plus, malgré les assouplissements, l'Espagne souhaite donner encore plus de flexibilité à cette procédure de filtrage en la rendant indépendante de toute procédure d'asile à la frontière et rétention administrative des migrants.
En effet, mettant déjà en oeuvre une procédure d'asile à la frontière dans ses aéroports, l'Espagne ne veut pas la généraliser pour des raisons pratiques, ne disposant pas des infrastructures nécessaires. En outre, la rétention lui pose des difficultés constitutionnelles : toute personne privée de liberté doit en effet être présentée à un juge dans un délai de 72 heures. Comme l'a précisé un conseiller de la représentation permanente espagnole, l'Espagne ne veut pas être obligée « d'installer des centres de rétention sur ses plages ».
Troisièmement, des progrès doivent être enregistrés sur la dimension extérieure et sur la politique des retours. Comme nous l'avions souligné dans notre rapport, la réussite du nouveau pacte sur la migration et l'asile repose sur le développement de la dimension extérieure de la politique migratoire européenne et sur l'efficacité des retours des migrants irréguliers dans leur pays d'origine.
Or, force est de constater qu'avec l'instrumentalisation des migrants par la Biélorussie, l'afflux de ressortissants ukrainiens, la dégradation de la situation au Mali et la reprise des franchissements irréguliers des frontières extérieures de l'Union européenne, qui augmentent de 116 % en mer Égée et de 167 % dans les Balkans entre janvier et mai selon Frontex, le contexte est moins favorable qu'à l'automne dernier pour obtenir des résultats. C'est d'autant plus le cas que la crise alimentaire majeure qui se dessine au Maghreb et dans certains pays d'Afrique subsaharienne, en raison du blocus russe sur les exportations de céréales ukrainiennes, pourrait se transformer en une nouvelle crise sociale et politique avec des conséquences migratoires.
Malgré ce contexte défavorable et le blocage de la révision de la directive « retour » au Parlement européen, la PFUE a travaillé discrètement au renforcement de la coopération entre États membres et institutions européennes pour améliorer les résultats des politiques de retour et de réadmission.
Elle a ainsi constitué le Mécanisme pour la coordination opérationnelle de la dimension extérieure des migrations (Mocadem), qui réunit les représentants des États membres, de ainsi que la Commission européenne et du le Service européen pour l'action extérieure (SEAE), pour passer en revue les politiques de chaque entité vis-à-vis de ces pays et trouver, au cas par cas, des leviers opérationnels pour agir ensemble. En pratique, 11 pays tiers font l'objet de cette démarche.
Pour les négociateurs français, cela doit permettre d'éviter la dispersion des efforts auprès des pays tiers cibles, en imposant à ces derniers de négocier avec l'ensemble des 27 États membres tout en leur faisant bénéficier des moyens financiers de l'Union européenne. Pour rappel, dans la programmation stratégique de financement extérieur de l'Union européenne pour la période 2021-2027, près de 80 milliards d'euros sont prévus au titre de l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDI).
Le constat de l'Espagne et de l'Italie est plus nuancé : tout en saluant la rationalisation des efforts diplomatiques européens qui en résulte, elles considèrent que le Mocadem demeure un simple forum d'échanges et que les relations bilatérales avec les pays tiers sont irremplaçables car nouées de longue date.
En réalité, pour l'heure, les résultats obtenus sont modestes : les discussions ont bien repris avec le Nigéria pour la conclusion d'un accord de réadmission, ainsi qu'avec le Niger. Il pourrait en être de même avec l'Algérie, le Maroc et la Tunisie si ces trois derniers pays acceptaient le retour d'un plus grand nombre de leurs ressortissants en situation irrégulière.
Questionnés par vos rapporteurs sur l'impact de la décision de la France, en septembre dernier, de diminuer le nombre de visas accordés aux ressortissants de ces trois pays tant qu'aucun progrès ne serait constaté sur les retours, les représentants du ministère de l'intérieur n'ont pas donné de chiffres précis. Ils ont simplement souligné que cette décision avait porté ses fruits avec la Tunisie mais que les positions de l'Algérie et du Maroc évoluaient peu. Ainsi, le préfet d'Harcourt a rappelé qu'au cours de l'année écoulée, sur 23 000 obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées à l'encontre de ressortissants algériens, seules 34 avaient été exécutées.
Cette approche unilatérale française est à la fois contraire aux dispositions du code des visas Schengen, et plus gesticulatoire qu'efficace. Et elle ne sera pas sans conséquence à long terme sur nos relations avec ces pays.
Les efforts de la PFUE ont aussi conforté les négociations avec le Sénégal et la Mauritanie : il s'agit d'autoriser Frontex à soutenir leurs actions de lutte contre les traversées maritimes de migrants irréguliers vers les Canaries mais aussi contre la pêche illégale. Si l'agence européenne est déjà déployée hors de l'Union européenne, par exemple en Albanie ou en Moldavie, il s'agirait du premier déploiement de ses équipes hors d'Europe.
Bien entendu, le succès de ces initiatives dépendra de la stabilisation de Frontex, qui bénéficie désormais de moyens importants, avec 700 personnels et 544 millions d'euros de budget en 2021, mais dont l'action connaît une réelle « crise de croissance » symbolisée par la démission de son ancien directeur exécutif, Fabrice Leggeri, le 29 avril. L'agence a été jugée « peu efficace » dans l'accomplissement de ses tâches par la Cour des comptes de l'Union européenne. Elle a également été accusée de participer à des refoulements illégaux de migrants, organisés par la Grèce, en mer Égée.
Rappelons toutefois sur ce point que Frontex agit sous l'autorité des États membres. Malheureusement, cette situation d'instabilité devrait se poursuivre puisque le prochain directeur exécutif de l'agence ne sera nommé qu'à la fin de l'année 2022.
En réalité, la situation actuelle va même au-delà d'une crise de croissance : Frontex ne saurait, sans remettre en cause sa capacité d'agir sur place, formuler d'objections à la gestion de ses frontières par un État membre. Cela fragilise l'agence de façon existentielle : si un État membre refuse son l'intervention, celle-ci n'a pas lieu, comme à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. De même, si Frontex dénonçait l'activité à la frontière grecque, elle ne pourrait plus y agir, alors qu'elle a été conçue en partie pour s'y déployer.
En outre, ces négociations ont été menées alors que la crise ukrainienne a déclenché le premier engagement de la protection temporaire, André Reichardt l'a rappelé. Cela éclaire d'un jour nouveau les enjeux du pacte asile et immigration, notamment pour l'Europe centrale. Il faudra tirer le bilan de l'octroi de la liberté de circulation et du droit au travail immédiat dont bénéficient les personnes protégées temporaires dans l'Union européenne, pour réévaluer notre politique d'asile.
Ensuite, avec la crise sociale, alimentaire et climatique, s'annoncent plus de mouvements migratoires vers l'Europe. Ce qui sera encore accentué par les décisions de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) au sujet du Mali, qui bloquent les mouvements intra-africains.
En conclusion, la PFUE a bien permis de « désembourber » les négociations sur le nouveau pacte sur la migration et l'asile, à l'arrêt depuis plusieurs mois, et de franchir une première étape. Mais quelles sont les perspectives ?
Le trio composé des présidences française, tchèque et suédoise, ainsi que la présidence espagnole qui leur succédera, devront maintenir un rythme soutenu de négociations et trouver des accords, non seulement entre États membres mais aussi avec le Parlement européen, sur des sujets complexes tels que le régime d'asile commun ou la politique de retour.
Ces présidences pourraient être aidées par le calendrier institutionnel. En effet, le Parlement européen doit démontrer qu'il peut contribuer utilement au succès de cette réforme sous la présente mandature. Or, les prochaines élections européennes étant fixées en mai 2024, il faudra conclure les négociations au plus tard en février 2024, soit dans un an et demi. Ce faisant, le Parlement européen pourrait changer d'attitude et rechercher un compromis.
Pour cela, il faudra aussi que le Conseil sache faire preuve de souplesse, même sur des points où un accord en son sein a été difficile à trouver, ce qui n'est pas gagné...