Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi présentée par votre collègue Yvon Collin et plusieurs sénateurs du groupe RDSE vise à abandonner la régionalisation du mode d’élection des représentants français au Parlement européen, introduite par la loi du 11 avril 2003.
Lorsque le Parlement européen a été élu pour la première fois au suffrage universel direct, à la suite d’un Acte européen du 20 septembre 1976 sur lequel je reviendrai, la question s’est posée du mode d’élection des représentants français : le choix fait dans la loi du 7 juillet 1977 a été celui du scrutin de liste à la représentation proportionnelle, dans le cadre d’une circonscription unique constituée par l’ensemble du territoire national. Le législateur de 2003 a ensuite modifié ce mode d’élection ; il a conservé le mode de scrutin proportionnel, mais il a éclaté l’unique circonscription nationale en huit circonscriptions interrégionales, l’outre-mer compris.
Les auteurs du texte que nous examinons aujourd’hui souhaitent revenir au système antérieur de la circonscription unique, en soutenant que la loi du 11 avril 2003 n’a pas répondu aux ambitions du législateur. Ils vous invitent donc à revenir, après seulement deux élections européennes organisées sous l’empire de cette loi, celles de 2004 et 2009, sur un débat qui a déjà largement eu lieu lors de son examen.
Même s’il est vrai que certains des objectifs de cette loi du 11 avril 2003 n’ont pas été parfaitement satisfaits, le Gouvernement n’est pas favorable à ce retour à la situation antérieure, pour plusieurs raisons que je vais vous exposer ; elles rejoignent d’ailleurs largement celles invoquées par votre commission des lois qui a conclu, elle aussi, au rejet de cette proposition de loi.
Je relèverai, pour commencer, que les motivations de l’abandon en 2003 de la circonscription unique restent parfaitement valables.
Le choix d’une circonscription unique, entériné dans la loi du 7 juillet 1977, résulte en grande partie d’une interprétation erronée d’une décision du Conseil constitutionnel en date du 30 décembre 1976. Celui-ci avait été saisi, à l’époque, par le président Giscard d’Estaing de la question de la conformité à la Constitution de l’Acte européen du 20 septembre 1976 relatif à l’élection directe des membres du Parlement européen. L’évocation, dans cette décision du Conseil constitutionnel, du principe d’indivisibilité de la République avait conduit certains juristes à considérer qu’elle impliquait la mise en place d’une circonscription unique.
Les insuffisances de ce choix d’une circonscription unique ont été très clairement recensées dans le rapport présenté par M. Patrice Gélard devant votre commission des lois, à l’occasion de l’examen du texte qui est devenu la loi du 11 avril 2003.
Ces critiques ont été confirmées, à la même époque, par la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne. Elles étaient assez largement consensuelles et fondées sur l’expérience de cinq élections européennes intervenues dans le cadre de la circonscription unique : celles de 1979, 1984, 1989, 1994 et 1999.
La première critique portée contre la circonscription unique tenait à la distance excessive que celle-ci instaure entre les membres du Parlement européen et leurs électeurs. Élus à l’échelle de la France entière, ces représentants étaient moins dépendants de leurs électeurs que de leurs formations politiques. Deux conséquences en découlaient : la surreprésentation des élus parisiens et le nombre réduit de permanences électorales ouvertes sur le territoire.
La deuxième critique dénonçait l’absence de tout contrôle de l’électeur sur l’action de ses représentants au Parlement européen : faute de pouvoir les identifier à un territoire, voire de les connaître, à l’exception de quelques têtes de liste, l’électeur ne savait guère quelle était leur action et ne pouvait donc les interpeller sur leurs votes à Strasbourg, par exemple.
La troisième critique concernait le poids excessif des enjeux purement hexagonaux dans les élections européennes. Celles-ci étaient devenues progressivement le moyen d’exprimer un vote d’humeur sur la politique intérieure du Gouvernement, tendance favorisée par l’audience donnée, à l’occasion de ces élections, aux candidats placés en tête des différentes listes.
Cela avait pour conséquence, et c’est l’objet d’une quatrième critique, de conférer une légitimité démocratique insuffisante au Parlement européen, et ce, paradoxalement, au moment même où les pouvoirs de cette assemblée augmentaient en matière d’élaboration de la norme européenne, dans le domaine budgétaire et dans celui du contrôle des institutions européennes. Il en résultait, pour le citoyen, une image lointaine, parisienne et abstraite de l’Europe et du projet européen.
Enfin, le sénateur Patrice Gélard comme la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne rappelaient en 2003 que, en raison de la circonscription nationale unique, les représentants français étaient plus dispersés que leurs collègues des autres pays dans les divers groupes politiques présents au Parlement européen. Or cette situation était préjudiciable à la prise en compte des intérêts français dans la construction européenne.
Je voudrais aborder maintenant, mesdames, messieurs les sénateurs, les arguments qui ont été précisément mis en avant, en 2003, en vue de faire adopter la régionalisation du mode d’élection des représentants français au Parlement européen.
Il s’agissait, en premier lieu, de donner à ces représentants un ancrage territorial permettant une approche concrète des enjeux européens et une responsabilisation accrue, de nature à leur permettre de mieux rendre compte de leurs mandats à leurs électeurs.
En second lieu, le caractère interrégional des circonscriptions devait éloigner des enjeux strictement hexagonaux les thèmes débattus lors des élections européennes et permettre ainsi d’éviter que les députés européens soient cantonnés dans le rôle de porte-parole d’intérêts purement régionaux.
Troisième argument évoqué : les huit circonscriptions interrégionales choisies forment de grands ensembles géographiques cohérents regroupant des régions administratives entières, c’est-à-dire le Nord-Ouest, l’Ouest, le Sud-Ouest, l’Est, le Sud-Est, le Massif central, le Centre, l’Île-de-France et l’outre-mer.
On peut d’ailleurs rappeler que la création de ces huit ensembles interrégionaux a été consensuelle puisqu’elle a été inspirée de propositions faites en 1997 par Michel Barnier, alors ministre des affaires européennes, propositions qui ont été reprises dans le projet de loi sur les élections européennes présenté en 1998, au nom de Lionel Jospin, par Jean-Pierre Chevènement quand il était ministre de l’intérieur, ainsi que dans des projets issus du courant centriste.
Le quatrième argument en faveur de la régionalisation du mode de scrutin est sa stricte conformité au droit européen.
C’est en effet la modification, en 2002, de l’Acte européen du 20 septembre 1976 qui a explicitement autorisé les États membres à constituer des circonscriptions infranationales pour l’élection de leurs représentants à l’assemblée de Strasbourg. Elle a permis de préciser, en outre, que cette faculté ne devait pas porter globalement atteinte au caractère proportionnel du mode de scrutin : cela signifiait concrètement que les circonscriptions retenues devaient avoir une taille minimum. Cette exigence fixée par le droit européen a été satisfaite par la délimitation des huit circonscriptions interrégionales.
Il était également invoqué, à l’appui de la régionalisation du mode d’élection de nos représentants au Parlement européen, sa conformité aux vœux de cette assemblée, qui, en 2002, avait recommandé cette régionalisation aux pays ayant une population supérieure à 20 millions d’habitants.
À l’heure actuelle, quatre des sept États comptant cette population ont opté, de façon consensuelle là encore, pour la régionalisation. L’Allemagne a, pour sa part, choisi un dispositif mixte qui permet aux partis de présenter des candidats au niveau fédéral et à celui des Länder. Les deux seuls États de plus de 20 millions d’habitants qui ont maintenu une circonscription nationale unique sont l’Espagne et la Roumanie : la première, en raison des risques que constitue pour son unité nationale l’existence de mouvements séparatistes puissants ; la seconde, au motif que ses régions, de création récente, sont insuffisamment stabilisées.
Ces arguments, s’ils ne faisaient pas l’unanimité, recueillaient l’approbation d’une large partie de l’échiquier politique. Les positions des formations politiques, qui avaient été reçues par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, étaient en effet les suivantes : les Verts, le parti socialiste, comme M. Frimat s’en souvient certainement, et I’UMP avaient exprimé leur hostilité à la circonscription unique ; le Front national, le parti communiste – Mme Borvo Cohen-Seat l’avait dit très clairement – et le parti de M. Chevènement avaient, en revanche, exprimé leur préférence pour la circonscription nationale ; le groupe centriste s’était prononcé contre la régionalisation des élections européennes en 2004, pour des raisons liées à la simultanéité avec les élections régionales, mais s’était prononcé pour en 2009.
J’ajouterai enfin que les dispositions de la loi du 11 avril 2003 relatives à la régionalisation du mode d’élection des députés européens ont fait l’objet d’une décision favorable du Conseil constitutionnel le 3 avril 2003 : celui-ci a notamment considéré qu’elles n’étaient pas contraires au principe d’indivisibilité de la République et que le découpage interrégional proposé par le Gouvernement ne comportait aucune atteinte ni au pluralisme politique ni au principe d’égalité.
Tous ces arguments, mesdames, messieurs les sénateurs, demeurent aujourd’hui valables et devraient vous conduire à maintenir le statu quo.
Quels sont, en effet, les motifs invoqués par les signataires de la proposition de loi pour justifier leur volonté de revenir à la circonscription électorale unique ?
Ils soutiennent, tout d’abord, que la création de plusieurs circonscriptions électorales n’a pas réduit le taux d’abstention aux élections européennes et que celui-ci a, au contraire, augmenté depuis 1999.
Certes, l’augmentation depuis 1999 du taux d’abstention aux élections européennes est parfaitement avérée. Cependant, comme le fait observer justement le rapporteur de votre commission des lois, les raisons de cette augmentation sont à rechercher dans des causes totalement extérieures à la régionalisation du mode de scrutin européen. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’analyse comparée des taux d’abstention dans les États qui ont conservé une circonscription unique avec ceux des États ayant mis en place plusieurs circonscriptions. Il en ressort que l’augmentation tendancielle du taux d’abstention aux élections européennes est un phénomène qui affecte l’ensemble des pays membres de l’Union européenne, que le mode d’élection de leurs députés européens soit ou non régionalisé.
Pour ce qui concerne notre pays, si le taux d’abstention aux élections de 2009 – qui était, je le rappelle, de 59, 37 % – a été légèrement supérieur à celui de 2004, qui atteignait 57, 3 %, rien ne prouve qu’une circonscription unique aurait permis une plus forte mobilisation de l’électorat.
Les signataires de la proposition de loi invoquent également les conséquences négatives de la disparition de la circonscription unique sur le caractère pluraliste des élections européennes. Les petits partis auraient ainsi été marginalisés, comme le montrerait la diminution du nombre de listes ayant obtenu des sièges au Parlement européen.
Il est vrai que ce nombre est passé de 9 en 1999 à 7 en 2004 et en 2009. Mais il s’agit d’une diminution légère, que l’on ne peut pas véritablement qualifier de significative.
En outre, la loi du 11 avril 2003 comprend des dispositions qui favorisent les petits partis : cette loi a notamment supprimé le cautionnement exigé lors de la présentation des listes et a abaissé à 3 % le seuil des suffrages requis pour le remboursement des dépenses électorales et des frais de propagande.
Je ferai également observer qu’entre 1979, date de la première élection dans le cadre de la circonscription unique, et 1999, celle de la dernière élection dans ce cadre, le nombre de listes présentées aux élections européennes est passé de 11 à 20. Aux élections européennes de 2004 et 2009, le nombre total de listes présentées dans le cadre des huit circonscriptions interrégionales a été respectivement de 169 et 161, soit en moyenne une vingtaine de listes par circonscription, nombre identique à celui des deux dernières élections européennes organisées dans le cadre de la circonscription unique.
S’agissant des candidats élus, le nombre de listes représentées au Parlement européen a été de 4 aux élections de 1979 et 1984, de 6 pour celles de 1994 et 1999, de 8 pour celles de 2004 et de 6 pour celles de 2009.
Ces chiffres montrent bien, mesdames, messieurs les sénateurs, que n’est pas vraiment fondée l’affirmation selon laquelle la disparition de la circonscription unique aurait eu pour conséquence une marginalisation des petites formations politiques.
Les signataires de la proposition de loi critiquent, en troisième lieu, le découpage des huit circonscriptions au motif qu’il ne correspondrait à aucune réalité locale.
Tout au contraire, je le répète, le découpage de ces ensembles interrégionaux, plutôt consensuel et conforme aux exigences du droit européen et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, se caractérise par une cohérence géographique et institutionnelle : leurs populations sont relativement homogènes et les regroupements opérés ne sont pas vraiment contestés.
Les signataires de la proposition de loi invoquent enfin la complexité du mode de scrutin. Cette critique pourrait éventuellement être admise si avait été maintenue dans la loi du 11 avril 2003 la division des circonscriptions interrégionales, envisagée initialement, en sections correspondant aux régions métropolitaines et ayant chacune un nombre déterminé de sièges. Mais ce n’est pas le cas.
Nous sommes, en réalité, en présence d’un mode de scrutin très simple, à un seul tour, sans attribution de prime majoritaire et avec une répartition des sièges à la représentation proportionnelle pour les listes ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés.
Mesdames et messieurs les sénateurs, la création par la loi du 11 avril 2003 de circonscriptions interrégionales n’a probablement pas répondu à toutes les ambitions que le législateur de l’époque avait mises en elle. Cependant, je vous rappelle que nous n’avons connu que deux élections européennes depuis 2003. Cette expérience est un peu courte pour permettre de porter un jugement positif et définitif sur la régionalisation du mode de scrutin.
En revanche, revenir à la circonscription unique serait, à coup sûr, s’exposer aux critiques toujours pertinentes dont celle-ci avait fait l’objet avant 2003. Nous avons aujourd’hui, dans toutes les formations politiques, des élus dont la légitimité territoriale est plus grande et qui sont moins dispersés dans les groupes politiques du Parlement de Strasbourg.
Un retour à la situation antérieure serait, en outre, contraire à la volonté, exprimée par la majorité de cette assemblée en 2002 et non remise en cause depuis lors, en faveur de la mise en place de plusieurs circonscriptions dans les États membres ayant une population de plus de 20 millions d’habitants.
En conséquence, je vous invite, mesdames et messieurs les sénateurs, comme l’a fait il y a un instant votre rapporteur, à ne pas adopter cette proposition de loi.