Intervention de Chantal Arens

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 21 septembre 2022 à 9h00
Audition de M. Jean-Marc Sauvé président et de membres du comité des états généraux de la justice

Chantal Arens, ancienne première présidente de la Cour de cassation, membre du comité des Etats généraux de la justice :

Depuis plus de vingt ans, de nombreux rapports ont été publiés sur le fonctionnement de la justice, dont le rapport, très remarqué, de la commission des lois du Sénat en 2017, malheureusement peu suivi d'effet. Son constat était déjà sévère : l'institution judiciaire est l'une de celles qui se sont le plus réformées depuis trente ans, mais la justice est en très grande difficulté.

En juin 2021, mandaté par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en raison d'attaques incessantes contre la justice, le procureur général François Molins et moi-même avons rencontré le Président de la République. Nous lui avons présenté l'état de la justice et il a décidé de lancer les États généraux le 18 octobre 2021, avec un partage des tâches entre le ministère de la Justice, les juridictions, les avocats et le comité des États généraux.

Le ministère de la justice a lancé une vaste consultation citoyenne qui a recueilli 50 000 contributions. Parallèlement, des ateliers citoyens ont émis plusieurs propositions, de même que des ateliers communs entre citoyens et professionnels de la justice. Durant trois mois, sept groupes de travail ont réuni les professionnels de la justice, et ont fait des propositions de réforme.

Le comité des États généraux, indépendant et présidé par le président Jean-Marc Sauvé, a fini son rapport fin avril, et l'a remis au Président de la République le 8 juillet.

Depuis, le garde des Sceaux a lancé de vastes consultations auprès des professionnels de la justice. Le comité des États généraux a pris connaissance de l'ensemble des contributions et il s'est déplacé dans les juridictions, pour voir la réalité. Il a notamment assisté à des audiences de comparution immédiate. Il a suivi des ateliers, des groupes de travail, et s'est emparé de certains thèmes qui n'étaient pas dans la lettre de mission, comme la responsabilité des décideurs publics ou l'accès aux droits et à la citoyenneté.

Peu après le début des travaux est parue une tribune des magistrats, greffiers et de quelques avocats, faisant entrer en force la question des moyens de la justice dans la réflexion des États généraux.

Le constat du comité est extrêmement sévère, et il est au moins aussi important que ses propositions. Nous devons changer complètement notre état d'esprit, et arrêter de réformer sectoriellement : depuis trente ans se sont empilées des réformes qui ne fonctionnent pas.

Le prologue du rapport rappelle des éléments importants : la justice est un service public, mais aussi une autorité judiciaire, qui participe de la démocratie et de l'État de droit. Je précise que les juridictions administratives n'étaient pas dans le périmètre des États généraux, qui visaient seulement les juridictions de l'ordre judiciaire.

Il y a une crise majeure de l'institution judiciaire, qui n'a plus les moyens de remplir son rôle et qui est remise en question.

Une des explications tient à des politiques publiques défaillantes. La justice est au bord de la rupture : alors que le nombre d'affaires civiles nouvelles diminue, les délais s'allongent. Cela nous a interrogés, ainsi que la Cour des comptes, dans un contexte de surmédiatisation de la justice pénale, alors que la justice civile représente 60 % des contentieux de l'ordre judiciaire.

Cette justice n'arrive pas à protéger les plus faibles - mineurs en danger ou personnes sous tutelle. Les parquets et le système pénitentiaire, qu'il soit ouvert ou fermé, sont en grande difficulté.

Selon l'enquête réalisée par le Sénat il y a un an, 50 % des justiciables ne croient plus dans la justice. Pour les professionnels, c'est une perte de sens de l'institution judiciaire.

En dépit de nombreuses réformes et de nombreux moyens accordés à la justice récemment, le système ne fonctionne pas, malgré un engagement extrêmement fort des magistrats et des fonctionnaires de la justice.

Il n'y a presque jamais eu d'approche systémique, c'est toujours une approche sectorielle qui a prévalu. Par exemple, on s'est rendu compte que la prise en charge des peines par le juge d'application des peines ne fonctionnait pas toujours très bien. Il a donc été mis en place une procédure permettant aux tribunaux correctionnels d'aménager les peines à l'audience. Cela ne fonctionne pas très bien, car il y a trop de dossiers à l'audience et celles-ci sont tardives. Ces tentatives de réforme ont échoué, car une seule partie du problème avait été examinée.

Il y a quelques années, on avait voulu déjudiciariser. Le comité s'est rendu compte qu'il était impossible d'aller plus loin dans la déjudiciarisation, faute d'outils de pilotage statistiques pour évaluer les volumes. Par exemple, les pensions alimentaires représentent 25 % des dossiers civils. Ce serait un énorme volume à déjudiciariser...

Le pilotage administratif et budgétaire est déficient, avec un sous-investissement chronique, notamment sur l'informatique, obsolète. L'inflation législative est devenue une réponse à chaque problème de société. Le code de procédure pénale a été largement modifié. Les textes s'empilent, empêchant une bonne application de la loi dans le temps, au moins en matière civile.

Nous avons chiffré les moyens supplémentaires nécessaires à 1 500 magistrats, 2 500 fonctionnaires, des adjoints administratifs, des applications informatiques et 2 500 juristes assistants. Ces moyens ne suffisent pas, car il faut clarifier le rôle de la justice dans la société.

L'un des écueils fondamentaux serait de ne pas se demander à quoi sert un juge, un avocat, un procureur de la République... Nous avons constaté à quel point l'office du juge civil avait changé. Au XIXe siècle, le juge appliquait la loi et tranchait. Désormais, en plus de ce rôle, il tient un office protecteur, à savoir des audiences de cabinet, sans robe, très proche du citoyen. C'est cette justice-là qui est critiquée par les citoyens comme étant trop lente et trop chère. Avant toute réforme, il faut donc s'interroger sur l'office du juge et des professionnels du droit.

Le rapport des États généraux de la justice, selon moi, n'est pas révolutionnaire : nous ne proposons ni un Conseil de justice ni une séparation du siège et du parquet comme dans d'autres pays, mais une approche d'ensemble, pragmatique : une évolution du rôle du CSM, une réarticulation des responsabilités politiques et pénales, une augmentation des ressources de la justice dans son ensemble.

Il faut aussi prendre en compte l'équipe autour du magistrat, comme le préconise le rapport de Mme Dominique Lottin, ancienne membre du Conseil constitutionnel, même si cela ne résoudra pas tout.

Il faut recruter, améliorer l'informatique. Il est urgent de faire évoluer les systèmes.

Nous devons aussi faire évoluer les organisations territoriales. Nous n'avons pas proposé de supprimer des juridictions. Nous croyons à la fois à la justice de proximité et à la spécialisation des contentieux. Il faut faire évoluer les organisations d'un point de vue budgétaire, comme le préconisaient les rapports du Sénat et de la Cour des comptes.

L'éducation au droit et la politique d'accès au droit sont également importantes. L'éducation à la citoyenneté, prévue à l'école, n'est pas très efficiente, pour des raisons conjoncturelles. Nous formulons des propositions sur ce point.

Nous proposons également que l'institution judiciaire communique mieux : nous avons la culture de l'obligation de réserve et, collectivement, nous communiquons assez mal sur ce que nous faisons.

Je terminerai par un focus sur la justice civile. Il y a très peu d'observateurs capables d'observer sur trente ans les grandes évolutions. Il y a trente ans, il n'y avait quasiment que des magistrats civilistes. Actuellement, il y a surtout des magistrats pénalistes et de moins en moins de civilistes, dans un contexte de plus large accès à la justice du quotidien, donc à un contentieux de masse, mais humainement complexe à gérer, dans ces audiences de cabinet. Les magistrats sont de moins en moins spécialisés pour les matières complexes, étant pris par cette justice du quotidien - hormis à la cour d'appel de Paris, à celle de Versailles, et à la Cour de cassation.

La justice civile, dans les juridictions de première instance, représente 60 % du contentieux, 75 % à 80 % en cour d'appel, et dans ces 75 %, il s'agit pour moitié du contentieux social, avec un très fort taux d'appel des décisions des conseils de prud'hommes. La justice civile s'est lentement dégradée depuis quinze ans. Malheureusement, l'excellent rapport de l'Inspection générale de la justice sur l'attractivité des fonctions civiles n'a pas été rendu public. Les causes de cette dégradation sont multiples : pénalisation de la société, augmentation du nombre de contentieux, sous-dotation de la justice...

Il y a trente ans, pratiquement toutes les audiences étaient collégiales en première instance. Désormais, c'est essentiellement un juge unique. Compte tenu de la carte judiciaire, dans beaucoup de petites juridictions, de jeunes magistrats président l'audience civile ou statuent seuls. Le comité des États généraux a proposé de redonner la priorité à la première instance, contrairement à la situation actuelle avec un taux d'appel variant de 14 à 70 % en matière pénale.

Il faut mener une vraie politique civile. On parle beaucoup de la politique pénale, mais je ne suis pas sûre qu'un garde des sceaux ait été entendu par les commissions des lois sur la politique civile du ministère...

Il faut aussi développer les modes alternatifs de règlement des différends : loin d'être un pis-aller pour traiter les stocks, ils sont une véritable politique pour sortir de la culture du conflit propre à la France. Nous devons avoir une démarche première de conciliation et de médiation.

Ce rapport préconise donc une vision globale de la réforme, une interrogation sur l'office de chaque profession, et de changer totalement d'état d'esprit. Si ce n'est pas fait, la crise s'aggravera. Tout le monde doit avancer dans la même direction.

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