– Je vous remercie pour votre invitation. Il me semble en tout état de cause du devoir d’une autorité, en particulier lorsqu’elle est indépendante, de répondre aux questions du Parlement.
Les risques d’atteinte à la concurrence contenus dans le projet d’acquisition du groupe M6 par le groupe TF1 ont été détaillés dans le communiqué de presse que l’Autorité de la concurrence a publié le 16 septembre dernier. J’évoquerai donc plutôt, dans mon intervention liminaire, la manière dont le processus s’est déroulé, mais je suis prêt à répondre à des questions de fond.
Le contrôle des concentrations fait partie des quatre missions principales de l’Autorité de la concurrence avec la répression des pratiques anticoncurrentielles, la régulation de certaines professions réglementées du droit et sa fonction consultative sur saisine du Gouvernement, du Parlement ou d’autres acteurs.
Le contrôle des concentrations est régi par le titre III du livre IV du code de commerce, c’est-à-dire les articles L. 430–1 à L. 430–10, et au niveau européen par le règlement n°139/2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises – ce dossier ne relevait pas du niveau européen, mais ce sera peut-être différent pour la suite. L’Autorité de la concurrence a publié des lignes directrices relatives au contrôle des concentrations ; elles ont été révisées en juillet 2020.
Quelles ont été les principales phases de ce dossier ?
Au moment de l’annonce de l’opération par les parties et de sa prénotification en mai 2021, il a été constaté que cette opération relevait de la compétence de l’Autorité de la concurrence, et pas de celle de la Commission européenne, parce que les deux entreprises concernées réalisaient plus de deux tiers de leur chiffre d’affaires européen à l’intérieur d’un même État membre. ; la simple application du règlement européen conduisait donc à localiser le dossier à Paris.
Les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence ont commencé à travailler dès cette prénotification. Ils ont adressé des questionnaires aux parties – TF1 et M6 –, ainsi qu’aux différents acteurs du secteur – c’est ce qu’on appelle des tests de marché. Ils ont mené des entretiens informels avec certains de ces acteurs et étudié les premières études économiques produites pour le compte de Bouygues et portant notamment sur la question de la définition du marché pertinent.
La notification formelle a eu lieu le 17 février 2022. Parallèlement, nous avons saisi de manière informelle l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) – leurs avis ont été rendus publics la semaine dernière – et nous avons également eu des échanges avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
Le 18 mars, l’Autorité de la concurrence a décidé d’ouvrir une phase d’examen approfondi. La très grande majorité des opérations de concentration notifiées à l’Autorité fait l’objet d’un examen simple, dit de phase 1, et est autorisée sans condition. En 2021, 272 opérations de concentration lui ont été notifiées, une seule a été interdite – le projet d’acquisition de la société du Pipeline Rhône-Méditerranée par le fonds Ardian. Depuis le début de l’année 2022, 181 opérations ont été autorisées, dont une seule, à ce stade, après un examen approfondi, c’est-à-dire de phase 2 – il s’agissait de l’acquisition de Conforama par But qui a été autorisée au printemps.
Le rapport des services d’instruction, qui faisait plus de 400 pages, a été envoyé à Bouygues le 22 juillet ; il détaillait la situation sur les différents marchés : celui de la publicité bien sûr, mais aussi celui de la distribution de services de télévision – c’est la question des relations avec les fournisseurs d’accès à internet et les autres distributeurs comme le groupe Canal+ – et celui de l’acquisition de contenus – programmes de flux, films, etc.
Ce rapport était confidentiel, mais ses principales conclusions ont été rendues publiques par les intéressés eux-mêmes – Bouygues et M6 – à la demande de l’Autorité des marchés financiers, qui a estimé que ces informations ne pouvaient pas être cachées aux actionnaires.
Bouygues a répondu le 12 août par des observations assorties d’une proposition d’engagements.
Le collège de l’Autorité de la concurrence s’est réuni en formation plénière durant deux jours, les 5 et 6 septembre, pour entendre les représentants des groupes Bouygues et Bertelsmann, ainsi que ceux des principaux acteurs du secteur : les concurrents télé et radio de TF1 et de M6, des distributeurs, des annonceurs, des producteurs... Nous avons aussi entendu des représentants de l’Institut Médiamétrie pour connaître les évolutions de l’audience, y compris sur les plateformes en ligne. Le collège a aussi entendu le commissaire du Gouvernement, c’est-à-dire la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Je précise qu’il est tout à fait exceptionnel, voire inédit, que l’Autorité de la concurrence se réunisse en formation plénière. Je souhaitais que la délibération soit la plus pluraliste possible. Le collège est composé de dix-sept membres, dont cinq membres permanents. Cinq membres se sont récusés, notamment pour des raisons liées à d’éventuels conflits d’intérêts. Douze membres du collège ont donc participé à la délibération et il me semble que c’est la première fois qu’autant de membres participent à une telle délibération.
Le collège a délibéré et, le 16 septembre, j’ai, sur mandat du collège, rapporté aux représentants de Bouygues et de Bertelsmann les conclusions de cette délibération.
Compte tenu des risques concurrentiels importants suscités par l’opération, principalement sur les marchés de la publicité télévisuelle et de la distribution de services de télévision gratuite – les risques étaient un peu moins importants sur le marché de l’acquisition de droits –, des remèdes de grande ampleur auraient été nécessaires et le collège a considéré que les engagements comportementaux proposés par Bouygues s’agissant en particulier, sur le marché de la publicité, de la séparation des régies publicitaires ne pouvaient remédier à ces risques. En effet, les deux régies auraient été in fine possédées par le même actionnaire et contrôlées par le même groupe ; de ce fait, quelles que soient les modalités de fonctionnement au quotidien, les incitations économiques auraient été alignées. S’agissant d’un problème de « pouvoir de marché » – nous appelons aussi cela un problème horizontal – d’une telle ampleur, la seule solution, d’un point de vue concurrentiel, aurait consisté à des cessions, en particulier la cession de l’une des principales chaînes du nouveau groupe, ce qui aurait évidemment vidé le projet de sa substance.
Notre message aux parties concernées était que l’Autorité de la concurrence, consciente que les remèdes n’étaient pas possibles pour elles, se dirigeait vers une interdiction. Le même jour, Bouygues et Bertelsmann ont annoncé leur intention de retirer leur dossier, ce qui nous a été notifié formellement le lundi 19 septembre.
Pour conclure, cette opération de concentration de grande ampleur aurait fait émerger un acteur ultra-dominant sur le marché de la publicité et de la distribution en France avec, sur le marché de la publicité, plus de 70 % de parts de marché. La conséquence inévitable aurait été une hausse des tarifs de publicité et des redevances versées par les distributeurs, ainsi peut être qu’une perte de diversité des programmes.
En outre, nous avons considéré que le développement des services de vidéo à la demande ne permettait pas, à un horizon prévisible, de remettre en cause la puissance des écrans de télévision. Les services de vidéo à la demande ont vocation à rester des modèles payants, contrairement aux services édités par TF1 et M6, et ils reposent avant tout sur une individualisation de la consommation qui n’est pas propice à la diffusion simultanée d’annonces publicitaires auprès d’un très grand nombre d’utilisateurs, ce qui reste le modèle de la publicité à la télévision.
Je tiens à préciser que l’Autorité de la concurrence ne nie pas la pertinence industrielle du projet : il aurait permis aux parties – c’est en tout cas ce qu’elles nous ont exposé – de développer une nouvelle plateforme numérique qui aurait été proposée soit dans les bouquets des distributeurs, soit directement aux téléspectateurs sur internet. Cela correspond à un modèle dit over the top (OTT), comme pour une plateforme de vidéo à la demande, qui leur aurait permis de mieux valoriser les contenus achetés par les chaînes.
J’ajoute que, si vous regardez les décisions prises par l’Autorité de la concurrence ces dernières années, elle ne peut pas être suspectée de myopie ou de complaisance envers les grandes plateformes américaines ni d’ignorer les évolutions technologiques. Je vais citer quelques exemples : la décision sur les services de publicité de Google – 220 millions d’euros d’amende – ; la décision sur la gestion des droits voisins par Google – 500 millions d’euros d’amende et des engagements contraignants de la part de Google pour la première fois en Europe et même dans le monde, à l’exception de l’Australie – ; la décision, à la suite de la saisine de Criteo, sur les services d’intermédiation des publicités de Facebook, qui a conduit l’entreprise à prendre, pour la première fois à ma connaissance, des engagements contraignants auprès d’une autorité de la concurrence ; l’étude en cours sur le cloud, etc.
Nous sommes donc bien des observateurs attentifs des évolutions technologiques, mais en l’espèce notre conclusion a été que ce projet industriel aurait in fine été financé par les annonceurs français, donc par les consommateurs, et par les téléspectateurs. Les gains d’efficience envisagés du point de vue des téléspectateurs n’étaient pas documentés par les parties.
Un dernier mot sur l’importance de la concurrence et sur l’articulation entre politique industrielle et concurrence – c’est le cœur du sujet dans ce dossier. Je suis absolument convaincu qu’une politique de croissance pour l’économie française doit marcher sur deux jambes : une politique industrielle qui fixe les priorités collectives, qui alloue les ressources de l’État et qui protège notre souveraineté et une politique de la concurrence qui donne leur chance aux nouveaux acteurs et qui combat les rentes. La concurrence sans politique industrielle mène à l’atomisation du marché et l’intérêt collectif risque d’être ignoré ; la politique industrielle sans concurrence favorise les acteurs en place et décourage l’innovation.
M. Jean-Raymond Hugonet. – Dans son avis adressé à votre Autorité, l’Arcom a indiqué que des remèdes raisonnables – absence de couplage des ventes de publicité, séparation des régies ou encore cession de chaînes supplémentaires – pouvaient permettre de répondre aux préoccupations sectorielles suscitées par le projet de rapprochement. Comment expliquez-vous la divergence d’analyse entre vos deux autorités ?
Par ailleurs, n’aurait-il pas été possible de signifier plus tôt aux deux sociétés l’impossibilité d’accepter cette fusion au lieu de leur faire perdre dix-huit mois et beaucoup d’argent ? Depuis le début, il était acquis que les marchés pertinents de la publicité linéaire et délinéarisée n’étaient pas complètement substituables. Pourquoi avoir fait durer autant les choses ?
Le groupe Bertelsmann semble décidé à poursuivre la cession de M6 dans les plus brefs délais. Plusieurs candidats ont manifesté leur intérêt, certains ayant déjà une présence dans les médias, d’autres pouvant être considérés comme de nouveaux entrants. Pouvez-vous nous rappeler les différences qui s’appliquent dans l’examen d’une candidature selon que l’acheteur est ou non un acteur important du secteur des médias ? Quelle serait la durée minimale d’examen par l’Autorité selon que l’acheteur est ou non l’un de ces acteurs ?
Enfin, dans son avis de 2019, l’Autorité de la concurrence a identifié de nombreuses asymétries qui défavorisent les acteurs français par rapport aux plateformes américaines ; on peut penser à la souplesse dont bénéficient les services médias audiovisuels à la demande (Smad) avec un taux global d’obligations entre audiovisuel et cinéma ou encore à la possibilité pour les Smad d’obtenir des droits « monde ». Quel regard portez-vous sur la persistance de ces asymétries en 2022 ? N’est-il pas difficile de vouloir limiter la concentration horizontale et de maintenir des dispositions qui empêchent les acteurs nationaux de lutter à armes égales avec leurs concurrents américains ?
– Dès le début, il était évident que cette opération poserait des problèmes de concurrence et il a été dit explicitement aux parties qu’elle serait difficile à mener. Ma prédécesseur, Isabelle de Silva, et moi-même l’avons dit très clairement ; j’avais d’ailleurs évoqué ce dossier publiquement lors de mon audition par la commission des affaires économiques du Sénat en janvier dernier, en disant que l’opération n’allait pas de soi.
Il était clair que la question du marché de la publicité serait déterminante et que la faisabilité de l’opération reposait sur ce que j’appellerais un acte de foi, à savoir la capacité pour l’Autorité de la concurrence d’élargir la définition du marché. Je crois que Bouygues et Bertelsmann étaient conscients dès le début de cette situation.
En ce qui concerne le calendrier, l’opération a été notifiée en février et le rapport envoyé aux parties en juillet par les services d’instruction – il n’engageait pas le collègue, mais celui-ci s’en est évidemment servi pour sa délibération. Or ce rapport était très négatif, si bien que les parties savaient dès le mois de juillet que leurs espoirs dans l’acte de foi que j’ai évoqué se réaliseraient difficilement. Les parties auraient donc pu retirer le dossier en juillet ; elles ont choisi de se défendre devant le collège, ce qui était tout à fait leur droit.
Avant de parler de l’avis de l’Arcom, je rappelle que celui de l’Arcep était critique s’agissant du marché de la distribution, du risque de pouvoir de marché excessif, notamment vis-à-vis des fournisseurs d’accès à internet, et du risque, dit vertical, de traitement privilégié de Bouygues Telecom par rapport aux autres fournisseurs d’accès à internet.
L’Arcom et l’Autorité de la concurrence n’ont pas le même mandat, ce qui peut expliquer des divergences d’analyse dans nos avis. Il me semble qu’en l’espèce nos deux autorités ont identifié les mêmes problèmes, mais qu’elles ont divergé quant à la capacité des remèdes comportementaux proposés par les parties à les régler. Le collège de l’Autorité de la concurrence a considéré que ces remèdes n’étaient pas suffisants : il nous a semblé que, quelles que soient les modalités de gouvernance, les incitations économiques des deux régies publicitaires auraient été alignées, si bien qu’elles auraient, implicitement ou explicitement, travaillé de concert.
Sur la situation actuelle et la volonté de Bertelsmann de poursuivre la vente, nous n’avons aucunement été saisis et je ne peux donc faire aucun commentaire.
Par ailleurs, il est vrai que, compte tenu de la taille des acquéreurs potentiels, en tout cas ceux qui ont été mentionnés dans la presse, il serait logique que l’opération soit évaluée par la Commission européenne, laquelle a de toute façon la possibilité, si elle le souhaite, de nous la transmettre pour avis. La probabilité est forte, d’après moi, que ce projet d’acquisition soit effectivement examiné par la Commission.
M. Jean-Raymond Hugonet. – J’imagine que vous fondez votre réponse sur la fameuse règle dite « des deux tiers », à savoir que le contrôle par une autorité nationale de la concurrence n’est possible que si chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans l’Union européenne dans un seul et même État membre.
– En réalité, la règle est un peu plus complexe que cela : si le chiffre d’affaires global des entreprises concernées dépasse 5 milliards d’euros au niveau mondial, mais également 250 millions d’euros dans au moins deux pays de l’Union européenne, c’est la Commission européenne qui est compétente en matière de contrôle, sauf si les entreprises concernées réalisent chacune plus des deux tiers de leur chiffre d’affaires dans un même pays, ce qui était le cas en l’espèce pour les groupes détenteurs de TF1 et M6.