président. – Le 16 septembre dernier, nous apprenions l’arrêt du projet de rachat du groupe M6 par le groupe TF1 à la suite des échanges conduits avec vous-même, monsieur le président de l’Autorité de la concurrence. Les remèdes que vous auriez proposés – à savoir au minimum la vente de TF1 ou de M6 – ont été considérés comme un refus implicite de l’opération par ses initiateurs qui ont donc mis un terme à l’opération.
Dans le communiqué de presse publié par l’Autorité, vous avez estimé, concernant la question cruciale de la définition du marché pertinent, que l’examen approfondi de l’opération « ne permet[tait] pas de considérer que la publicité télévisée et la publicité en ligne [étaient] suffisamment substituables du point de vue des annonceurs [et qu’] il n’apparaît pas justifié de les intégrer au sein d’un marché unique ».
Au moment même où vous signifiiez votre refus d’accepter ce projet de rapprochement, Netflix annonçait pour sa part son intention de proposer un service moins cher financé par la publicité dès novembre 2022 en France. La plateforme américaine viserait un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions d’euros à l’horizon 2024, ce qui en ferait un concurrent majeur des chaînes de télévision.
Il n’appartient pas à notre commission de discuter une décision prise par une autorité indépendante, mais il est important pour nous d’en comprendre les fondements et de nous interroger en particulier sur les dispositions juridiques sur lesquelles elle s’appuie.
Nous vous savons gré d’avoir accepté très rapidement de venir devant nous pour nous expliquer le travail qui a été conduit par l’Autorité de la concurrence ces derniers mois sur ce projet de rapprochement et pour évoquer les enseignements qu’il convient d’en retirer.
Vous avez considéré que les marchés de la publicité à la télévision et sur les plateformes n’étaient pas substituables aujourd’hui, mais beaucoup d’observateurs considèrent qu’il n’en sera plus de même d’ici deux ou trois ans. Or nous savons que les chaînes de télévision ne pourront pas attendre trois ans pour se réorganiser et que chaque année qui passe voit leur compétitivité se dégrader.
La question qui se pose donc pour nous est de savoir s’il ne serait pas opportun de modifier la loi afin de mieux prendre en compte les évolutions en cours, notamment celles issues du numérique, dans l’analyse des projets de rapprochement.
Cette question est fondamentale, si l’on souhaite préserver notre exception culturelle. Au cours des dernières années, le développement de plateformes vidéo françaises a été largement contraint par les règles de la concurrence, qu’il s’agisse de CanalPlay ou de Salto. Des murailles ont été érigées entre les acteurs historiques et leurs plateformes numériques afin d’éviter qu’elles bénéficient d’avantages concurrentiels. Force est de constater que ces murailles ont d’abord profité aux acteurs américains et condamné les acteurs français et européens à faire de la figuration.
Comment concrètement peut-on répondre à cette difficulté ? Faut-il se résoudre à voir disparaître progressivement les acteurs français en leur interdisant de se regrouper et de se réinventer ?
Monsieur le président, je vous propose dans un propos liminaire de revenir sur le processus d’examen de cette opération et, peut-être, si vous en étiez d’accord, de répondre à la préoccupation que j’ai exprimée concernant l’avenir du secteur de l’audiovisuel français. À l’issue de votre intervention, vous serez interrogé par notre rapporteur pour l’audiovisuel, Jean-Raymond Hugonet, puis par les autres sénateurs qui le souhaitent.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
– Je vous remercie pour votre invitation. Il me semble en tout état de cause du devoir d’une autorité, en particulier lorsqu’elle est indépendante, de répondre aux questions du Parlement.
Les risques d’atteinte à la concurrence contenus dans le projet d’acquisition du groupe M6 par le groupe TF1 ont été détaillés dans le communiqué de presse que l’Autorité de la concurrence a publié le 16 septembre dernier. J’évoquerai donc plutôt, dans mon intervention liminaire, la manière dont le processus s’est déroulé, mais je suis prêt à répondre à des questions de fond.
Le contrôle des concentrations fait partie des quatre missions principales de l’Autorité de la concurrence avec la répression des pratiques anticoncurrentielles, la régulation de certaines professions réglementées du droit et sa fonction consultative sur saisine du Gouvernement, du Parlement ou d’autres acteurs.
Le contrôle des concentrations est régi par le titre III du livre IV du code de commerce, c’est-à-dire les articles L. 430–1 à L. 430–10, et au niveau européen par le règlement n°139/2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises – ce dossier ne relevait pas du niveau européen, mais ce sera peut-être différent pour la suite. L’Autorité de la concurrence a publié des lignes directrices relatives au contrôle des concentrations ; elles ont été révisées en juillet 2020.
Quelles ont été les principales phases de ce dossier ?
Au moment de l’annonce de l’opération par les parties et de sa prénotification en mai 2021, il a été constaté que cette opération relevait de la compétence de l’Autorité de la concurrence, et pas de celle de la Commission européenne, parce que les deux entreprises concernées réalisaient plus de deux tiers de leur chiffre d’affaires européen à l’intérieur d’un même État membre. ; la simple application du règlement européen conduisait donc à localiser le dossier à Paris.
Les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence ont commencé à travailler dès cette prénotification. Ils ont adressé des questionnaires aux parties – TF1 et M6 –, ainsi qu’aux différents acteurs du secteur – c’est ce qu’on appelle des tests de marché. Ils ont mené des entretiens informels avec certains de ces acteurs et étudié les premières études économiques produites pour le compte de Bouygues et portant notamment sur la question de la définition du marché pertinent.
La notification formelle a eu lieu le 17 février 2022. Parallèlement, nous avons saisi de manière informelle l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) – leurs avis ont été rendus publics la semaine dernière – et nous avons également eu des échanges avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
Le 18 mars, l’Autorité de la concurrence a décidé d’ouvrir une phase d’examen approfondi. La très grande majorité des opérations de concentration notifiées à l’Autorité fait l’objet d’un examen simple, dit de phase 1, et est autorisée sans condition. En 2021, 272 opérations de concentration lui ont été notifiées, une seule a été interdite – le projet d’acquisition de la société du Pipeline Rhône-Méditerranée par le fonds Ardian. Depuis le début de l’année 2022, 181 opérations ont été autorisées, dont une seule, à ce stade, après un examen approfondi, c’est-à-dire de phase 2 – il s’agissait de l’acquisition de Conforama par But qui a été autorisée au printemps.
Le rapport des services d’instruction, qui faisait plus de 400 pages, a été envoyé à Bouygues le 22 juillet ; il détaillait la situation sur les différents marchés : celui de la publicité bien sûr, mais aussi celui de la distribution de services de télévision – c’est la question des relations avec les fournisseurs d’accès à internet et les autres distributeurs comme le groupe Canal+ – et celui de l’acquisition de contenus – programmes de flux, films, etc.
Ce rapport était confidentiel, mais ses principales conclusions ont été rendues publiques par les intéressés eux-mêmes – Bouygues et M6 – à la demande de l’Autorité des marchés financiers, qui a estimé que ces informations ne pouvaient pas être cachées aux actionnaires.
Bouygues a répondu le 12 août par des observations assorties d’une proposition d’engagements.
Le collège de l’Autorité de la concurrence s’est réuni en formation plénière durant deux jours, les 5 et 6 septembre, pour entendre les représentants des groupes Bouygues et Bertelsmann, ainsi que ceux des principaux acteurs du secteur : les concurrents télé et radio de TF1 et de M6, des distributeurs, des annonceurs, des producteurs... Nous avons aussi entendu des représentants de l’Institut Médiamétrie pour connaître les évolutions de l’audience, y compris sur les plateformes en ligne. Le collège a aussi entendu le commissaire du Gouvernement, c’est-à-dire la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Je précise qu’il est tout à fait exceptionnel, voire inédit, que l’Autorité de la concurrence se réunisse en formation plénière. Je souhaitais que la délibération soit la plus pluraliste possible. Le collège est composé de dix-sept membres, dont cinq membres permanents. Cinq membres se sont récusés, notamment pour des raisons liées à d’éventuels conflits d’intérêts. Douze membres du collège ont donc participé à la délibération et il me semble que c’est la première fois qu’autant de membres participent à une telle délibération.
Le collège a délibéré et, le 16 septembre, j’ai, sur mandat du collège, rapporté aux représentants de Bouygues et de Bertelsmann les conclusions de cette délibération.
Compte tenu des risques concurrentiels importants suscités par l’opération, principalement sur les marchés de la publicité télévisuelle et de la distribution de services de télévision gratuite – les risques étaient un peu moins importants sur le marché de l’acquisition de droits –, des remèdes de grande ampleur auraient été nécessaires et le collège a considéré que les engagements comportementaux proposés par Bouygues s’agissant en particulier, sur le marché de la publicité, de la séparation des régies publicitaires ne pouvaient remédier à ces risques. En effet, les deux régies auraient été in fine possédées par le même actionnaire et contrôlées par le même groupe ; de ce fait, quelles que soient les modalités de fonctionnement au quotidien, les incitations économiques auraient été alignées. S’agissant d’un problème de « pouvoir de marché » – nous appelons aussi cela un problème horizontal – d’une telle ampleur, la seule solution, d’un point de vue concurrentiel, aurait consisté à des cessions, en particulier la cession de l’une des principales chaînes du nouveau groupe, ce qui aurait évidemment vidé le projet de sa substance.
Notre message aux parties concernées était que l’Autorité de la concurrence, consciente que les remèdes n’étaient pas possibles pour elles, se dirigeait vers une interdiction. Le même jour, Bouygues et Bertelsmann ont annoncé leur intention de retirer leur dossier, ce qui nous a été notifié formellement le lundi 19 septembre.
Pour conclure, cette opération de concentration de grande ampleur aurait fait émerger un acteur ultra-dominant sur le marché de la publicité et de la distribution en France avec, sur le marché de la publicité, plus de 70 % de parts de marché. La conséquence inévitable aurait été une hausse des tarifs de publicité et des redevances versées par les distributeurs, ainsi peut être qu’une perte de diversité des programmes.
En outre, nous avons considéré que le développement des services de vidéo à la demande ne permettait pas, à un horizon prévisible, de remettre en cause la puissance des écrans de télévision. Les services de vidéo à la demande ont vocation à rester des modèles payants, contrairement aux services édités par TF1 et M6, et ils reposent avant tout sur une individualisation de la consommation qui n’est pas propice à la diffusion simultanée d’annonces publicitaires auprès d’un très grand nombre d’utilisateurs, ce qui reste le modèle de la publicité à la télévision.
Je tiens à préciser que l’Autorité de la concurrence ne nie pas la pertinence industrielle du projet : il aurait permis aux parties – c’est en tout cas ce qu’elles nous ont exposé – de développer une nouvelle plateforme numérique qui aurait été proposée soit dans les bouquets des distributeurs, soit directement aux téléspectateurs sur internet. Cela correspond à un modèle dit over the top (OTT), comme pour une plateforme de vidéo à la demande, qui leur aurait permis de mieux valoriser les contenus achetés par les chaînes.
J’ajoute que, si vous regardez les décisions prises par l’Autorité de la concurrence ces dernières années, elle ne peut pas être suspectée de myopie ou de complaisance envers les grandes plateformes américaines ni d’ignorer les évolutions technologiques. Je vais citer quelques exemples : la décision sur les services de publicité de Google – 220 millions d’euros d’amende – ; la décision sur la gestion des droits voisins par Google – 500 millions d’euros d’amende et des engagements contraignants de la part de Google pour la première fois en Europe et même dans le monde, à l’exception de l’Australie – ; la décision, à la suite de la saisine de Criteo, sur les services d’intermédiation des publicités de Facebook, qui a conduit l’entreprise à prendre, pour la première fois à ma connaissance, des engagements contraignants auprès d’une autorité de la concurrence ; l’étude en cours sur le cloud, etc.
Nous sommes donc bien des observateurs attentifs des évolutions technologiques, mais en l’espèce notre conclusion a été que ce projet industriel aurait in fine été financé par les annonceurs français, donc par les consommateurs, et par les téléspectateurs. Les gains d’efficience envisagés du point de vue des téléspectateurs n’étaient pas documentés par les parties.
Un dernier mot sur l’importance de la concurrence et sur l’articulation entre politique industrielle et concurrence – c’est le cœur du sujet dans ce dossier. Je suis absolument convaincu qu’une politique de croissance pour l’économie française doit marcher sur deux jambes : une politique industrielle qui fixe les priorités collectives, qui alloue les ressources de l’État et qui protège notre souveraineté et une politique de la concurrence qui donne leur chance aux nouveaux acteurs et qui combat les rentes. La concurrence sans politique industrielle mène à l’atomisation du marché et l’intérêt collectif risque d’être ignoré ; la politique industrielle sans concurrence favorise les acteurs en place et décourage l’innovation.
M. Jean-Raymond Hugonet. – Dans son avis adressé à votre Autorité, l’Arcom a indiqué que des remèdes raisonnables – absence de couplage des ventes de publicité, séparation des régies ou encore cession de chaînes supplémentaires – pouvaient permettre de répondre aux préoccupations sectorielles suscitées par le projet de rapprochement. Comment expliquez-vous la divergence d’analyse entre vos deux autorités ?
Par ailleurs, n’aurait-il pas été possible de signifier plus tôt aux deux sociétés l’impossibilité d’accepter cette fusion au lieu de leur faire perdre dix-huit mois et beaucoup d’argent ? Depuis le début, il était acquis que les marchés pertinents de la publicité linéaire et délinéarisée n’étaient pas complètement substituables. Pourquoi avoir fait durer autant les choses ?
Le groupe Bertelsmann semble décidé à poursuivre la cession de M6 dans les plus brefs délais. Plusieurs candidats ont manifesté leur intérêt, certains ayant déjà une présence dans les médias, d’autres pouvant être considérés comme de nouveaux entrants. Pouvez-vous nous rappeler les différences qui s’appliquent dans l’examen d’une candidature selon que l’acheteur est ou non un acteur important du secteur des médias ? Quelle serait la durée minimale d’examen par l’Autorité selon que l’acheteur est ou non l’un de ces acteurs ?
Enfin, dans son avis de 2019, l’Autorité de la concurrence a identifié de nombreuses asymétries qui défavorisent les acteurs français par rapport aux plateformes américaines ; on peut penser à la souplesse dont bénéficient les services médias audiovisuels à la demande (Smad) avec un taux global d’obligations entre audiovisuel et cinéma ou encore à la possibilité pour les Smad d’obtenir des droits « monde ». Quel regard portez-vous sur la persistance de ces asymétries en 2022 ? N’est-il pas difficile de vouloir limiter la concentration horizontale et de maintenir des dispositions qui empêchent les acteurs nationaux de lutter à armes égales avec leurs concurrents américains ?
– Dès le début, il était évident que cette opération poserait des problèmes de concurrence et il a été dit explicitement aux parties qu’elle serait difficile à mener. Ma prédécesseur, Isabelle de Silva, et moi-même l’avons dit très clairement ; j’avais d’ailleurs évoqué ce dossier publiquement lors de mon audition par la commission des affaires économiques du Sénat en janvier dernier, en disant que l’opération n’allait pas de soi.
Il était clair que la question du marché de la publicité serait déterminante et que la faisabilité de l’opération reposait sur ce que j’appellerais un acte de foi, à savoir la capacité pour l’Autorité de la concurrence d’élargir la définition du marché. Je crois que Bouygues et Bertelsmann étaient conscients dès le début de cette situation.
En ce qui concerne le calendrier, l’opération a été notifiée en février et le rapport envoyé aux parties en juillet par les services d’instruction – il n’engageait pas le collègue, mais celui-ci s’en est évidemment servi pour sa délibération. Or ce rapport était très négatif, si bien que les parties savaient dès le mois de juillet que leurs espoirs dans l’acte de foi que j’ai évoqué se réaliseraient difficilement. Les parties auraient donc pu retirer le dossier en juillet ; elles ont choisi de se défendre devant le collège, ce qui était tout à fait leur droit.
Avant de parler de l’avis de l’Arcom, je rappelle que celui de l’Arcep était critique s’agissant du marché de la distribution, du risque de pouvoir de marché excessif, notamment vis-à-vis des fournisseurs d’accès à internet, et du risque, dit vertical, de traitement privilégié de Bouygues Telecom par rapport aux autres fournisseurs d’accès à internet.
L’Arcom et l’Autorité de la concurrence n’ont pas le même mandat, ce qui peut expliquer des divergences d’analyse dans nos avis. Il me semble qu’en l’espèce nos deux autorités ont identifié les mêmes problèmes, mais qu’elles ont divergé quant à la capacité des remèdes comportementaux proposés par les parties à les régler. Le collège de l’Autorité de la concurrence a considéré que ces remèdes n’étaient pas suffisants : il nous a semblé que, quelles que soient les modalités de gouvernance, les incitations économiques des deux régies publicitaires auraient été alignées, si bien qu’elles auraient, implicitement ou explicitement, travaillé de concert.
Sur la situation actuelle et la volonté de Bertelsmann de poursuivre la vente, nous n’avons aucunement été saisis et je ne peux donc faire aucun commentaire.
Par ailleurs, il est vrai que, compte tenu de la taille des acquéreurs potentiels, en tout cas ceux qui ont été mentionnés dans la presse, il serait logique que l’opération soit évaluée par la Commission européenne, laquelle a de toute façon la possibilité, si elle le souhaite, de nous la transmettre pour avis. La probabilité est forte, d’après moi, que ce projet d’acquisition soit effectivement examiné par la Commission.
M. Jean-Raymond Hugonet. – J’imagine que vous fondez votre réponse sur la fameuse règle dite « des deux tiers », à savoir que le contrôle par une autorité nationale de la concurrence n’est possible que si chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans l’Union européenne dans un seul et même État membre.
– En réalité, la règle est un peu plus complexe que cela : si le chiffre d’affaires global des entreprises concernées dépasse 5 milliards d’euros au niveau mondial, mais également 250 millions d’euros dans au moins deux pays de l’Union européenne, c’est la Commission européenne qui est compétente en matière de contrôle, sauf si les entreprises concernées réalisent chacune plus des deux tiers de leur chiffre d’affaires dans un même pays, ce qui était le cas en l’espèce pour les groupes détenteurs de TF1 et M6.
président. – Cela signifie-t-il que le calendrier de renouvellement des licences, prévu en 2023, pourrait, selon l’identité des acquéreurs possibles, ne pas être tenu ?
– Il sera probablement très difficile de respecter ce calendrier, car il est très tendu. Cela étant, sur un tel sujet, je préférerais que vous posiez la question à Roch-Olivier Maistre, le président de l’Arcom, puisque cette Autorité est la seule décisionnaire en ce qui concerne le renouvellement des licences audiovisuelles.
M. Jean-Raymond Hugonet. – Ces problèmes de calendrier existeraient-ils si l’acquéreur était un nouvel entrant et non un professionnel du secteur ?
– Je resterai prudent, dans la mesure où le sujet est sensible et concerne de nombreuses entreprises cotées, et ce d’autant que nous ne nous exprimons, faute d’être saisis du dossier, que sur le fondement d’informations disponibles dans la presse.
Selon moi, la difficulté de l’opération peut certes dépendre de l’empreinte de l’acquéreur dans le secteur audiovisuel, mais il faut également prendre en compte d’autres effets dits « verticaux » ou « congloméraux », qui tiennent aux autres activités de l’entreprise, par exemple dans la radio ou la presse, domaines connexes à la télévision. Cela étant, j’atténuerai immédiatement mon analyse en rappelant que la définition des marchés est nationale ; autrement dit, le marché de la télévision est avant tout français.
S’agissant de l’avis rendu par l’Autorité en 2019, il faut bien reconnaître qu’il a constitué le point de départ de notre réflexion, puisqu’il a cristallisé notre position dans le secteur audiovisuel. Dans cet avis, nous constations un certain nombre d’évolutions, notamment le développement rapide des plateformes de vidéo à la demande, phénomène qui s’est à l’évidence confirmé. D’autres évolutions annoncées, qui ne figuraient pas dans notre avis, ont évidemment été prises en compte dans notre analyse : je pense en particulier au projet de Netflix d’une offre d’abonnement moins chère incluant de la publicité ou encore à l’émergence d’Amazon Prime comme diffuseur de matchs de Ligue 1.
Ces éléments ne nous ont pas conduits à modifier notre définition du marché. En effet, l’irruption des plateformes sur le marché publicitaire ne signifie pas que le marché change. Ce qui compte, en définitive, c’est la manière dont les annonceurs utiliseront les différents supports. Or les annonceurs nous ont dit, au terme du test de marché, que les usages restaient différents, complémentaires et non substituables. Les plateformes, par exemple, vont se concentrer sur de la publicité ciblée, parce qu’elles utilisent toutes les informations dont elles disposent sur les consommateurs.
J’ajoute qu’il convient de faire la différence entre l’audience des programmes diffusés le soir par Netflix, qui sont certes beaucoup regardés, mais aussi très nombreux, et la force du journal télévisé de TF1 ou de M6 le soir, souvent regardé en famille. Les plateformes ne peuvent pas rivaliser avec de telles audiences, sauf à de rares exceptions près, comme lors d’un match de Ligue 1 ou d’un match de tennis, qui sont des événements fédérateurs suivis par beaucoup de spectateurs.
En réalité, les industriels et l’Autorité de la concurrence ne raisonnent pas de la même manière à propos de ces évolutions. Ce que les industriels cherchent à faire, et c’est leur devoir d’agir ainsi, notamment vis-à-vis de leurs actionnaires et de leurs salariés, c’est à préparer le scénario du pire, à savoir leur éventuelle éviction du marché de la publicité au profit des plateformes ; de notre côté, nous raisonnons à partir de scénarios probables, ce qui ne correspond pas du tout à la même approche.
Voilà la question que l’Autorité de la concurrence s’est posée : à un horizon raisonnable, qui peut être de trois ou cinq ans, les annonceurs utiliseront-ils ou puiseront-ils de manière complètement indifférente et substituable dans les inventaires disponibles en ligne ou à la télé ? Selon nous, ce scénario n’est pas le plus probable aujourd’hui.
L’avis émis par l’Autorité en 2019 comportait aussi un certain nombre de réflexions sur le cadre réglementaire en vigueur – ce qui me permet de répondre à la dernière question du sénateur Hugonet – et sur la manière dont ce cadre pouvait évoluer pour permettre aux acteurs français de se développer dans les meilleures conditions. Nous avions ainsi abordé des sujets dont on ne discutera pas aujourd’hui, comme celui de l’interdiction de la publicité pendant les films.
Enfin, nous avions réfléchi à la meilleure manière d’inclure les acteurs numériques dans ce cadre, de sorte que les obligations réglementaires, celles qui découlent de la loi de 1986 et des lois suivantes, ne s’appliquent pas aux seuls acteurs de la télévision française, ce qui créerait effectivement un lourd handicap concurrentiel.
M. David Assouline. – Monsieur le président, le travail que vous fournissez dans les secteurs de l’audiovisuel et de la presse est absolument remarquable, et ce alors même que le doute plane bien souvent sur l’autonomie réelle des institutions et autorités indépendantes.
On peut être d’accord ou pas sur l’avis que vous venez de rendre sur ce projet d’acquisition, mais le scénario inévitable et écrit d’avance par tout le monde a été démenti par votre expertise, ce qui prouve que vous avez travaillé sur le fondement de critères qui sont les vôtres, en toute indépendance. Il est réconfortant de constater que les autorités indépendantes fonctionnent de manière sereine et peuvent résister à un certain nombre de pressions – je pense évidemment au comportement de Google dans le dossier des droits voisins...
Dans le cadre de notre commission d’enquête sur la concentration des médias en France, nous avons conduit un certain nombre d’auditions, notamment celles de vos prédécesseurs : j’avais à l’époque acquis la conviction que, sans évolution du marché, on ne pouvait pas valider ce projet d’acquisition de M6 par TF1. En d’autres termes, pour rendre cette concentration possible, il aurait fallu que vous acceptiez de changer la notion de marché pertinent, qui est au centre de votre jurisprudence de 2019.
Or vous estimez au contraire que le marché n’a pas changé. Soit ! Mais il reste tout de même un chantier à conduire, ce que vous avez soigneusement évité de faire : le numérique ne peut certes pas se confondre avec l’audiovisuel – nous sommes d’accord sur ce point –, mais ces secteurs s’entremêlent de plus en plus. Cette situation inédite implique que de nouvelles règles soient édictées, faute de quoi l’essor des plateformes n’aura aucune limite dans le domaine de l’audiovisuel numérique.
Je note par ailleurs que, loin de son rôle, l’Arcom a envisagé, dans son avis, un certain nombre de considérations économiques, quand votre avis traite, lui, des questions de la pluralité de l’offre et du pluralisme. Bref, on a un peu l’impression que les deux autorités sont à fronts renversés...
J’en viens à mes questions : quels sont, selon vous, les nouveaux acquéreurs possibles ? Savez-vous d’ores et déjà qui de la Commission européenne ou de l’Autorité sera compétente dans ce dossier ? En d’autres termes, craignez-vous un contournement de la procédure qui entraînerait votre dessaisissement au profit de la Commission ?
Mme Monique de Marco. – Monsieur le président, parmi les raisons qui vous ont conduit à rendre cet avis défavorable, vous avez cité le problème de l’incompatibilité entre les parts de marché publicitaires des groupes M6 et TF1, mais vous avez également évoqué votre analyse du marché de la distribution et celle du marché de l’acquisition des droits et des contenus.
Autant il me paraît simple d’évaluer des parts de marché publicitaire, autant j’aimerais que vous m’expliquiez comment l’Autorité de la concurrence est parvenue à évaluer les deux autres marchés que vous avez mentionnés.
Mme Sylvie Robert. – La Commission européenne a dévoilé il y a peu sa proposition de législation sur la liberté des médias, l’European Media Freedom Act, texte qui consacre pour la première fois le principe du pluralisme des médias et tend à lutter contre le phénomène de concentration dans ce secteur. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? J’irai même plus loin : y êtes-vous favorable ?
– Monsieur Assouline, je ne crois pas que nous soyons à fronts renversés avec l’Arcom. Nos angles sont différents. Les propositions de l’Arcom étaient bienvenues, même si nous avons considéré qu’elles ne suffisaient pas. L’Autorité de la concurrence n’a aucune compétence en matière de pluralisme politique ; néanmoins, nous nous intéressons à la diversité. Vous direz peut-être qu’il y a un continuum entre les deux… La diversité de l’offre est pour nous un objectif sur tous les marchés.
S’agissant des acquisitions de films, nous avons identifié le risque que le nouvel acquéreur ait un pouvoir de marché plus fort qui fasse baisser le prix individuel des films au détriment de la qualité. Un acteur rassemblant TF1 et M6 aurait pu faire circuler davantage les films, ce qui peut inciter à en acheter moins.
L’avis rendu en 2019 indiquait que la loi de 1986 n’était plus adaptée à la réalité de la concurrence dans le secteur. Le texte était centré sur les chaînes de la TNT, alors que, d’évidence, le secteur est beaucoup plus large. Le plafond de 49 % pour la détention des chaînes ou la limitation des autorisations de TNT n’ont plus tellement de sens dans un marché dont le périmètre est beaucoup plus vaste. Le dispositif anti-concentration de la loi de 1986, notamment le « deux sur trois » devrait être appliqué à l’ensemble des acteurs. Les propositions 31 et 32 de votre commission d’enquête vont d’ailleurs dans ce sens, je l’ai bien noté.
Je ne ferai pas de commentaires sur les acquéreurs potentiels. Tout dépend aussi du montage capitalistique, et nous n’avons pas d’information à ce sujet. Au vu de ce qui transparaît dans la presse, c’est la Commission européenne qui devrait être saisie. Cela ne changerait pas le calendrier, mais le rendrait encore un peu plus tendu – il le serait tout autant si c’était l’Autorité qui était compétente.
En dehors de la publicité, nous avons observé deux marchés. S’agissant de la distribution, nous avons examiné la relation qui se créerait entre le nouvel ensemble et les distributeurs tels que les fournisseurs d’accès à internet ou Canal+. Le risque principal, pour le collège, réside dans le fait que le nouvel ensemble utilise sa position pour augmenter les redevances de distribution. Il existe également un risque, plus difficile à caractériser, de traitement privilégié de Bouygues Telecom. Cela n’aurait cependant pas été insurmontable et aurait pu se régler par un engagement de non-discrimination.
Sur les marchés des contenus, il convient de considérer les programmes de flux – sport, jeux… – et de stock. Concernant les premiers, il y avait un risque d’internalisation par le nouvel ensemble au détriment des producteurs actuels. Concernant le stock, il y avait peu de risques pour les films étrangers, notamment américains, car il s’agit d’un marché mondial ; il y avait un risque sur l’acquisition des films français, mais ce marché est très réglementé, avec l’obligation d’acquisition et la chronologie des médias.
Sur les propositions de European Media Freedom Act et de pacte démocratique, je vous invite à poser la question à Roch-Olivier Maistre. De notre côté, nous ne pouvons qu’être favorables à la diversité.
Mme Laure Darcos. – La décision que vous avez prise ne va-t-elle pas tuer la TNT gratuite ?
Il n’est pas dans vos attributions de mener une politique industrielle ; mais à qui reviendrait-il de mener une telle politique ?
président. – Vous avez effectivement rappelé que vous n’aviez pas à vous préoccuper de questions de politique industrielle. Mais votre décision aura un impact industriel important. Sur ce marché, une politique industrielle vous semble-t-elle apparaître ?
La décision de l’Autorité est scrutée dans d’autres pays. Avez-vous des contacts avec vos homologues ?
M. David Assouline. – Dans votre décision, vous mettez un terme à un projet important de concentration. Or d’autres concentrations se préparent, comme dans l’édition. Il faudrait peut-être s’en occuper... Dans ce domaine, il y a en effet de fortes inquiétudes. Je sais que cela dépend de la Commission européenne ; serez-vous néanmoins saisis ou vous saisirez-vous du dossier ?
– Les chaînes concernées n’ont jamais été en aussi bonne forme financière, si l’on en croit leur communication en direction de leurs actionnaires. Je suis persuadé qu’elles se réinventeront pour répondre au défi technologique.
Les recettes publicitaires ne vont pas s’améliorer, certes. Mais pour les maintenir, il leur faudra diffuser de bons programmes à travers des technologies en accord avec l’évolution des usages.
Ces chaînes vont réinventer leurs interfaces pour être proposées dans des bouquets ; elles construiront une fidélisation du téléspectateur par la collecte de données. Elles ont les moyens de le faire et le font déjà en partie.
Je ne devrais peut-être pas donner un avis industriel, mais je ne crois pas que le projet de fusion aurait changé la donne. Certes, il y aurait eu des synergies qui auraient dégagé des ressources, mais ces gains auraient été faits aux dépens des distributeurs et des annonceurs par augmentation des tarifs. Les ressources de ces chaînes ne sont pas comparables avec celles de Netflix ou d’Amazon. Une fusion n’aurait donc pas révolutionné la concurrence avec ces plateformes.
Netflix n’est pas né de la fusion de deux chaînes : en 1998 ou 1999, c’était un service d’envoi de DVD à domicile, puis c’est devenu un service de VOD. La question est : comment pouvons-nous créer les conditions de l’apparition d’un nouveau Netflix en France ? Ce n’est pas impossible : nous avons des licornes dans toutes sortes de secteurs. Cela dépasse la concurrence, mais a trait aux conditions fiscales, sociales...
S’agissant de la politique industrielle, il faut se pencher sur le cadre réglementaire pour que le jeu soit égal entre tous les acteurs. Pour cela – même si l’Arcom aura un avis plus éclairé dans ce domaine –, il faudrait assujettir les géants du numérique aux mêmes obligations que celles qui s’appliquent aux acteurs concernés par loi de 1986.
Nous avons été en contact avec la Commission européenne et d’autres autorités de la concurrence – il existe d’ailleurs un forum de discussion, le Réseau européen de concurrence, qui a été créé pour cela par un règlement communautaire. Nous avons particulièrement échangé avec l’autorité néerlandaise, qui a un dossier similaire à traiter, ainsi qu’avec l’autorité belge – le marché belge est particulier, avec sa segmentation linguistique.
Cette audition a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40.