– Il sera probablement très difficile de respecter ce calendrier, car il est très tendu. Cela étant, sur un tel sujet, je préférerais que vous posiez la question à Roch-Olivier Maistre, le président de l’Arcom, puisque cette Autorité est la seule décisionnaire en ce qui concerne le renouvellement des licences audiovisuelles.
M. Jean-Raymond Hugonet. – Ces problèmes de calendrier existeraient-ils si l’acquéreur était un nouvel entrant et non un professionnel du secteur ?
– Je resterai prudent, dans la mesure où le sujet est sensible et concerne de nombreuses entreprises cotées, et ce d’autant que nous ne nous exprimons, faute d’être saisis du dossier, que sur le fondement d’informations disponibles dans la presse.
Selon moi, la difficulté de l’opération peut certes dépendre de l’empreinte de l’acquéreur dans le secteur audiovisuel, mais il faut également prendre en compte d’autres effets dits « verticaux » ou « congloméraux », qui tiennent aux autres activités de l’entreprise, par exemple dans la radio ou la presse, domaines connexes à la télévision. Cela étant, j’atténuerai immédiatement mon analyse en rappelant que la définition des marchés est nationale ; autrement dit, le marché de la télévision est avant tout français.
S’agissant de l’avis rendu par l’Autorité en 2019, il faut bien reconnaître qu’il a constitué le point de départ de notre réflexion, puisqu’il a cristallisé notre position dans le secteur audiovisuel. Dans cet avis, nous constations un certain nombre d’évolutions, notamment le développement rapide des plateformes de vidéo à la demande, phénomène qui s’est à l’évidence confirmé. D’autres évolutions annoncées, qui ne figuraient pas dans notre avis, ont évidemment été prises en compte dans notre analyse : je pense en particulier au projet de Netflix d’une offre d’abonnement moins chère incluant de la publicité ou encore à l’émergence d’Amazon Prime comme diffuseur de matchs de Ligue 1.
Ces éléments ne nous ont pas conduits à modifier notre définition du marché. En effet, l’irruption des plateformes sur le marché publicitaire ne signifie pas que le marché change. Ce qui compte, en définitive, c’est la manière dont les annonceurs utiliseront les différents supports. Or les annonceurs nous ont dit, au terme du test de marché, que les usages restaient différents, complémentaires et non substituables. Les plateformes, par exemple, vont se concentrer sur de la publicité ciblée, parce qu’elles utilisent toutes les informations dont elles disposent sur les consommateurs.
J’ajoute qu’il convient de faire la différence entre l’audience des programmes diffusés le soir par Netflix, qui sont certes beaucoup regardés, mais aussi très nombreux, et la force du journal télévisé de TF1 ou de M6 le soir, souvent regardé en famille. Les plateformes ne peuvent pas rivaliser avec de telles audiences, sauf à de rares exceptions près, comme lors d’un match de Ligue 1 ou d’un match de tennis, qui sont des événements fédérateurs suivis par beaucoup de spectateurs.
En réalité, les industriels et l’Autorité de la concurrence ne raisonnent pas de la même manière à propos de ces évolutions. Ce que les industriels cherchent à faire, et c’est leur devoir d’agir ainsi, notamment vis-à-vis de leurs actionnaires et de leurs salariés, c’est à préparer le scénario du pire, à savoir leur éventuelle éviction du marché de la publicité au profit des plateformes ; de notre côté, nous raisonnons à partir de scénarios probables, ce qui ne correspond pas du tout à la même approche.
Voilà la question que l’Autorité de la concurrence s’est posée : à un horizon raisonnable, qui peut être de trois ou cinq ans, les annonceurs utiliseront-ils ou puiseront-ils de manière complètement indifférente et substituable dans les inventaires disponibles en ligne ou à la télé ? Selon nous, ce scénario n’est pas le plus probable aujourd’hui.
L’avis émis par l’Autorité en 2019 comportait aussi un certain nombre de réflexions sur le cadre réglementaire en vigueur – ce qui me permet de répondre à la dernière question du sénateur Hugonet – et sur la manière dont ce cadre pouvait évoluer pour permettre aux acteurs français de se développer dans les meilleures conditions. Nous avions ainsi abordé des sujets dont on ne discutera pas aujourd’hui, comme celui de l’interdiction de la publicité pendant les films.
Enfin, nous avions réfléchi à la meilleure manière d’inclure les acteurs numériques dans ce cadre, de sorte que les obligations réglementaires, celles qui découlent de la loi de 1986 et des lois suivantes, ne s’appliquent pas aux seuls acteurs de la télévision française, ce qui créerait effectivement un lourd handicap concurrentiel.
M. David Assouline. – Monsieur le président, le travail que vous fournissez dans les secteurs de l’audiovisuel et de la presse est absolument remarquable, et ce alors même que le doute plane bien souvent sur l’autonomie réelle des institutions et autorités indépendantes.
On peut être d’accord ou pas sur l’avis que vous venez de rendre sur ce projet d’acquisition, mais le scénario inévitable et écrit d’avance par tout le monde a été démenti par votre expertise, ce qui prouve que vous avez travaillé sur le fondement de critères qui sont les vôtres, en toute indépendance. Il est réconfortant de constater que les autorités indépendantes fonctionnent de manière sereine et peuvent résister à un certain nombre de pressions – je pense évidemment au comportement de Google dans le dossier des droits voisins...
Dans le cadre de notre commission d’enquête sur la concentration des médias en France, nous avons conduit un certain nombre d’auditions, notamment celles de vos prédécesseurs : j’avais à l’époque acquis la conviction que, sans évolution du marché, on ne pouvait pas valider ce projet d’acquisition de M6 par TF1. En d’autres termes, pour rendre cette concentration possible, il aurait fallu que vous acceptiez de changer la notion de marché pertinent, qui est au centre de votre jurisprudence de 2019.
Or vous estimez au contraire que le marché n’a pas changé. Soit ! Mais il reste tout de même un chantier à conduire, ce que vous avez soigneusement évité de faire : le numérique ne peut certes pas se confondre avec l’audiovisuel – nous sommes d’accord sur ce point –, mais ces secteurs s’entremêlent de plus en plus. Cette situation inédite implique que de nouvelles règles soient édictées, faute de quoi l’essor des plateformes n’aura aucune limite dans le domaine de l’audiovisuel numérique.
Je note par ailleurs que, loin de son rôle, l’Arcom a envisagé, dans son avis, un certain nombre de considérations économiques, quand votre avis traite, lui, des questions de la pluralité de l’offre et du pluralisme. Bref, on a un peu l’impression que les deux autorités sont à fronts renversés...
J’en viens à mes questions : quels sont, selon vous, les nouveaux acquéreurs possibles ? Savez-vous d’ores et déjà qui de la Commission européenne ou de l’Autorité sera compétente dans ce dossier ? En d’autres termes, craignez-vous un contournement de la procédure qui entraînerait votre dessaisissement au profit de la Commission ?
Mme Monique de Marco. – Monsieur le président, parmi les raisons qui vous ont conduit à rendre cet avis défavorable, vous avez cité le problème de l’incompatibilité entre les parts de marché publicitaires des groupes M6 et TF1, mais vous avez également évoqué votre analyse du marché de la distribution et celle du marché de l’acquisition des droits et des contenus.
Autant il me paraît simple d’évaluer des parts de marché publicitaire, autant j’aimerais que vous m’expliquiez comment l’Autorité de la concurrence est parvenue à évaluer les deux autres marchés que vous avez mentionnés.
Mme Sylvie Robert. – La Commission européenne a dévoilé il y a peu sa proposition de législation sur la liberté des médias, l’European Media Freedom Act, texte qui consacre pour la première fois le principe du pluralisme des médias et tend à lutter contre le phénomène de concentration dans ce secteur. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? J’irai même plus loin : y êtes-vous favorable ?
– Monsieur Assouline, je ne crois pas que nous soyons à fronts renversés avec l’Arcom. Nos angles sont différents. Les propositions de l’Arcom étaient bienvenues, même si nous avons considéré qu’elles ne suffisaient pas. L’Autorité de la concurrence n’a aucune compétence en matière de pluralisme politique ; néanmoins, nous nous intéressons à la diversité. Vous direz peut-être qu’il y a un continuum entre les deux… La diversité de l’offre est pour nous un objectif sur tous les marchés.
S’agissant des acquisitions de films, nous avons identifié le risque que le nouvel acquéreur ait un pouvoir de marché plus fort qui fasse baisser le prix individuel des films au détriment de la qualité. Un acteur rassemblant TF1 et M6 aurait pu faire circuler davantage les films, ce qui peut inciter à en acheter moins.
L’avis rendu en 2019 indiquait que la loi de 1986 n’était plus adaptée à la réalité de la concurrence dans le secteur. Le texte était centré sur les chaînes de la TNT, alors que, d’évidence, le secteur est beaucoup plus large. Le plafond de 49 % pour la détention des chaînes ou la limitation des autorisations de TNT n’ont plus tellement de sens dans un marché dont le périmètre est beaucoup plus vaste. Le dispositif anti-concentration de la loi de 1986, notamment le « deux sur trois » devrait être appliqué à l’ensemble des acteurs. Les propositions 31 et 32 de votre commission d’enquête vont d’ailleurs dans ce sens, je l’ai bien noté.
Je ne ferai pas de commentaires sur les acquéreurs potentiels. Tout dépend aussi du montage capitalistique, et nous n’avons pas d’information à ce sujet. Au vu de ce qui transparaît dans la presse, c’est la Commission européenne qui devrait être saisie. Cela ne changerait pas le calendrier, mais le rendrait encore un peu plus tendu – il le serait tout autant si c’était l’Autorité qui était compétente.
En dehors de la publicité, nous avons observé deux marchés. S’agissant de la distribution, nous avons examiné la relation qui se créerait entre le nouvel ensemble et les distributeurs tels que les fournisseurs d’accès à internet ou Canal+. Le risque principal, pour le collège, réside dans le fait que le nouvel ensemble utilise sa position pour augmenter les redevances de distribution. Il existe également un risque, plus difficile à caractériser, de traitement privilégié de Bouygues Telecom. Cela n’aurait cependant pas été insurmontable et aurait pu se régler par un engagement de non-discrimination.
Sur les marchés des contenus, il convient de considérer les programmes de flux – sport, jeux… – et de stock. Concernant les premiers, il y avait un risque d’internalisation par le nouvel ensemble au détriment des producteurs actuels. Concernant le stock, il y avait peu de risques pour les films étrangers, notamment américains, car il s’agit d’un marché mondial ; il y avait un risque sur l’acquisition des films français, mais ce marché est très réglementé, avec l’obligation d’acquisition et la chronologie des médias.
Sur les propositions de European Media Freedom Act et de pacte démocratique, je vous invite à poser la question à Roch-Olivier Maistre. De notre côté, nous ne pouvons qu’être favorables à la diversité.
Mme Laure Darcos. – La décision que vous avez prise ne va-t-elle pas tuer la TNT gratuite ?
Il n’est pas dans vos attributions de mener une politique industrielle ; mais à qui reviendrait-il de mener une telle politique ?