Permettez-moi d'abord d'évoquer le contexte tragique dans lequel cette proposition de loi a été écrite. En dépit de la mobilisation des pouvoirs publics dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, les violences commises au sein du couple ne diminuent pas. Les chiffres du ministère de l'intérieur rendent compte d'une augmentation des cas : en 2021, 122 femmes ont été tuées par un conjoint ou un ancien conjoint, soit une hausse de 20 % par rapport à 2020. La violence au sein du couple est particulièrement prégnante dans nos territoires d'outre-mer : une étude de l'Institut national d'études démographiques (Ined) de 2018 révèle que près d'une femme interrogée sur cinq se déclare en situation de violences conjugales en Martinique et en Guadeloupe. En France hexagonale, une enquête statistique du ministère estime à 295 000 le nombre annuel de victimes de violences conjugales entre 2011 et 2018, dont 72 % de femmes. La semaine dernière encore, tandis que je menais les auditions préparatoires à ce rapport, nous avons appris qu'une femme avait été tuée par son conjoint dans mon département de l'Essonne.
Pour répondre à cet enjeu, le texte que nous examinons a pour but d'aider les victimes à quitter définitivement leur partenaire violent et à se protéger ainsi de lui. Les données issues des appels au numéro 3919 Violences Femmes Info montrent que 59 % des victimes souhaitent quitter le domicile conjugal, tandis que 18 % des victimes indiquent avoir effectué plusieurs départs du domicile. Il est donc très difficile à la femme de réussir à couper définitivement les ponts avec son tortionnaire.
Parmi toutes les raisons qui empêchent les victimes de se protéger, la précarité économique ou les incertitudes financières se retrouvent en bonne place. Cette situation de vulnérabilité provient bien souvent de la violence ou de l'emprise économique dont le conjoint violent fait preuve. Les associations aidant les femmes victimes de violences conjugales, que j'ai entendues en audition, m'ont exposé les nombreux moyens employés par les auteurs des violences pour placer leur victime dans une dépendance économique : chantage financier, confiscation des ressources financières ou des moyens de paiement, comportements visant à acculer la victime à des surendettements personnels...
Le texte que nous examinons répond donc à cet enjeu : donner les moyens financiers aux victimes pour qu'elles puissent s'extirper d'un environnement violent et ne plus y revenir. La proposition de loi choisit d'accorder une aide d'urgence débloquée en deux jours, versée par la caisse d'allocations familiales pendant trois mois.
Une proposition de loi similaire, déposée par Mme Gréaume, adaptait le régime existant du revenu de solidarité active pour permettre aux caisses d'allocations familiales (CAF) de verser des avances sur droits supposés au revenu de solidarité active (RSA), financées par le département. La proposition de loi de Mme Létard prévoit un dispositif sui generis sous la forme d'un prêt. Ce texte s'appuie sur le retour d'expérience d'une initiative menée dans le Valenciennois par le département du Nord, la CAF, le parquet et les autres acteurs, notamment associatifs. La CAF du Nord comme le département m'ont indiqué avoir envisagé puis écarté l'idée d'une avance sur droits supposés pour retenir celle d'une aide se rapprochant des prêts d'honneur que les conseils d'administration des CAF peuvent librement consentir au titre de leur politique d'action sociale.
L'article 1er de la proposition de loi prévoit donc un dispositif d'avances d'urgence octroyées par les CAF et financées par la branche famille. Ce prêt, à taux zéro, serait versé en trois mensualités dont la première devra être payée en deux jours ouvrés. Le montant du prêt sera fixé par décret. Il reviendra au pouvoir réglementaire de prévoir, et j'insiste sur cette nécessité, des montants majorés lorsque la victime quitte le domicile avec ses enfants. Le texte reste en effet silencieux sur ce point ; pourtant, les enfants sont directement des victimes des violences conjugales et les avancées récentes en matière de droit pénal l'ont expressément reconnu. Dans la majeure partie des cas, les femmes ne quittent pas le domicile en abandonnant leurs enfants et le dispositif proposé devra répondre à cet enjeu.
S'agissant du délai de deux jours, les retours de l'expérimentation menée dans le Nord font état d'une durée trop courte pour débloquer les sommes et les verser. Cependant, les associations comme le département du Nord m'ont indiqué qu'au-delà de soixante-douze heures sans solution, les victimes retournent le plus souvent chez leur conjoint violent. Je vous proposerai donc de porter de deux à trois jours le délai d'instruction de la demande.
Se pose ensuite la question des conditions permettant aux victimes de violences conjugales de faire valoir leur droit. Le texte n'évoque le dépôt de plainte ou l'ordonnance de protection délivrée par un juge qu'à titre illustratif. Un fait générateur trop souple risque toutefois de gêner la mise en oeuvre de la loi. Je vous proposerai donc par amendement de retenir des conditions d'octroi plus précises et clairement établies. À l'instar du texte de Mme Gréaume, mon amendement vous proposera de conditionner la délivrance de l'avance à une ordonnance de protection ou à un dépôt de plainte attestant de violences conjugales. Cependant, nous savons bien que beaucoup de femmes n'osent pas pousser la porte de la gendarmerie ou de la police et dénoncer les faits qu'elles subissent. De même, seules 5 800 ordonnances de protection ont été délivrées en 2021. C'est pourquoi, afin de ne pas trop restreindre l'accès à ce prêt d'urgence, l'amendement retient également les violences attestées par un signalement adressé au procureur de la République comme critère d'octroi. Certains hôpitaux ont contractualisé avec le parquet afin de faciliter, avec l'accord de la personne, les signalements des victimes prises en charge médicalement. L'avance d'urgence pourra ainsi s'appliquer à cette situation.
L'article 1er prévoit également que les allocataires de l'avance bénéficient des droits accessoires à la prestation du RSA. À côté du dispositif financier, la victime doit pouvoir être aidée, comme c'est déjà souvent le cas, par les associations ou les travailleurs sociaux des collectivités locales. Je vous proposerai par amendement de bien préciser que ces droits accessoires comprennent également un accompagnement social et professionnel adapté à leur situation, à l'instar de celui délivré aux bénéficiaires du RSA.
L'article 1er prévoit enfin les modalités de remboursement du prêt. Je vous proposerai de bien préciser par amendement ces règles qui seraient très proches des modalités déjà existantes pour les prêts consentis par les CAF. La dette pourra ainsi être remboursée en une ou plusieurs échéances si le bénéficiaire le souhaite. Sinon, elle sera récupérée par retenues sur les prestations sociales par ailleurs versées par les CAF. Ces dernières pourront décider de remises ou de réductions de créances. Les auditions nous l'ont confirmé, cette possibilité n'est pas hypothétique, et il faudra que les conseils d'administration des caisses fassent preuve de discernement pour ne pas ajouter une dette à des situations de précarité ou de surendettement.
La proposition de loi prévoit également un mécanisme original de subrogation des CAF dans les droits des victimes de se constituer partie civile pour demander, en leur nom, la réparation du préjudice subi. La récupération de la créance pourra alors se faire sur les dommages et intérêts prononcés, ce qui permettra de faire payer l'auteur des violences en lieu et place de la victime.
L'article 2 de la proposition de loi dispose que la victime déposant plainte pour des faits de violences conjugales devra être informée par l'officier ou l'agent de police judiciaire de la possibilité de demander l'avance. Plus encore, le gendarme ou policier plaintier devra enregistrer la demande de la victime et la transmettre à la CAF compétente ainsi qu'au conseil départemental, chef de file de l'action sociale. Toutefois, lorsqu'un travailleur social sera présent dans le commissariat ou la gendarmerie, cette mission lui sera naturellement assignée.
Je me suis beaucoup interrogée sur le bien-fondé de ce dispositif : ce ne sont pas des compétences naturelles pour les policiers et gendarmes. Je vous proposerai pourtant de préserver cette possibilité. Nous savons tous qu'une simple information aux victimes sur leurs droits ne sera pas suffisante - quand elle ne sera pas simplement inappliquée. Les victimes, souvent dans des états traumatiques, ne seront pas si nombreuses à aller d'elles-mêmes vers la CAF. Le texte propose donc un mécanisme nécessaire de liaison entre services de l'État et services sociaux et devra être mis en oeuvre sur le terrain par des aménagements et des coordinations.
Le troisième et dernier article de la proposition de loi gage financièrement le dispositif.
La proposition de loi que nous examinons est une opportunité de combler les déficits des dispositifs d'aide aux victimes de violences conjugales. C'est pourquoi je vous propose d'adopter la proposition de loi de Valérie Létard modifiée par les amendements qui vous sont soumis. L'expérimentation en cours dans le Nord et les autres initiatives locales - comme celle qui est menée par la CAF du Var et le barreau de Toulon visant à accélérer l'examen des droits à prestations légales des victimes de violences conjugales - apporteront peut-être des voies d'amélioration et lèveront sans doute les réserves institutionnelles que j'ai pu entendre en audition.
Bien sûr, cette aide monétaire légale devra aussi s'inscrire dans les environnements locaux formés par les acteurs de l'action sociale. Des conventions signées entre parties prenantes, comme celles qui fleurissent déjà sur le territoire, favoriseront l'identification, puis l'orientation des victimes vers le bon interlocuteur et éviteront les dispositifs redondants.
Je dois enfin vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Il comprendrait les dispositions relatives aux dispositifs d'aide et d'action sociale et d'information en faveur des victimes de violences conjugales, mais exclurait des amendements relatifs à la répression pénale des auteurs de violences conjugales, à l'office du juge lors de la délivrance d'ordonnance de protection, à l'exercice de l'autorité parentale en cas de violences intrafamiliales, au droit commun des prestations familiales légales et aux aides d'action sociale délivrées par les caisses d'allocations familiales et au droit commun du revenu de solidarité active et des autres prestations sociales.
Il en est ainsi décidé.