Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je suis heureux de ce débat au Sénat, inscrit à notre ordre du jour sur l’initiative du groupe Les Républicains, sur les suites du rapport du comité des États généraux de la justice, remis au Président de la République le 8 juillet dernier.
Il est le fruit d’un travail approfondi auquel j’ai eu l’honneur de participer entre octobre 2021 et avril 2022.
Il faut rappeler que ces États généraux de la justice ont été organisés sur l’initiative du Président de la République à la suite du cri d’alarme – je crois que l’on peut employer ces mots forts – lancé par Mme Chantal Arens, alors première présidente de la Cour de cassation, et M. François Molins, procureur général près cette même Cour, sur la situation critique de la justice française.
Plus de 7 000 magistrats ont ensuite signé une tribune dans la presse, en réaction au suicide dramatique de l’une de leurs collègues, dénonçant leurs conditions de travail et la perte de sens de leur métier, ce qui est sans précédent.
Le malaise dans la justice est une réalité incontestable. La perte de confiance des citoyens dans son action aussi, comme l’a montré l’Agora de la justice organisée par le Sénat le 27 septembre 2021.
Comme l’indique l’enquête que la commission des lois a fait réaliser pour l’occasion, 53 % de nos concitoyens n’ont plus confiance dans la justice.
Cette réalité, le Sénat l’a mise en lumière depuis plusieurs années, tout en faisant des propositions qui n’ont pas toujours reçu un accueil favorable de la Chancellerie…
Je citerai les trois principaux rapports de la commission des lois sur le sujet : en 2017, Cinq ans pour sauver la justice !, au terme d’une mission d’information conduite par Philippe Bas, et dont les corapporteurs étaient notamment Jacques Bigot, François Zocchetto, Cécile Cukierman et Esther Benbassa ; en 2019, La justice prud ’ homale au milieu du gué, rédigé en commun avec la commission des affaires sociales, dont Agnès Canayer, Nathalie Delattre et Pascale Gruny furent rapporteures ; et en 2021, Le droit des entreprises en difficulté à l ’ épreuve de la crise, dont François Bonhomme et Thani Mohamed Soilihi furent rapporteurs.
Nos rapporteurs budgétaires suivent attentivement chaque année la situation de la justice et ont souvent alerté sur ses difficultés concrètes.
Il est donc heureux de retrouver de nombreux points de convergence parmi les constats et propositions du rapport des États généraux avec les travaux du Sénat. Je pense par exemple à la mise en place d’un tribunal des affaires économiques ou à l’orientation ab initio des affaires devant le conseil de prud’hommes.
La commission des lois a entendu, le 21 novembre dernier, Jean-Marc Sauvé, président du comité des États généraux, ainsi que Mme Arens, M. Molins et maître Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux.
Je retiens, parmi les points évoqués, outre l’augmentation des effectifs, la nécessité de mettre en place une véritable politique civile, avec un renforcement de la première instance – là encore, le Sénat avait déjà pointé ce besoin –, véritable justice du quotidien qui représente 60 % du contentieux judiciaire, alors que les projecteurs sont principalement braqués sur la justice pénale.
En 2019, la justice civile représentait en effet plus de 2, 2 millions de décisions, tandis que la justice pénale n’en représentait que 800 000. En raison de la crise de la covid-19, les chiffres de 2020 ne reflètent pas réellement la situation.
Pour réformer, monsieur le garde des sceaux, il importe que le ministère accepte de changer de méthode en agissant de manière « systémique » au service du justiciable et d’un meilleur fonctionnement, en évaluant en amont les conditions pratiques nécessaires à la réussite de ces réformes et sorte d’une approche strictement « normative ».
À cet égard, le niveau d’exigence des études d’impact doit être revu pour vraiment prendre en compte la réalité du terrain. Trop souvent, les réformes présentées par le Gouvernement ont volontairement ignoré les effets réels induits sur l’organisation des juridictions, le travail des juges et, au final, les justiciables eux-mêmes. Ce type d’approche doit impérativement être abandonné.
D’ailleurs, monsieur le garde des sceaux, malgré les efforts financiers réalisés ces dernières années, la politique numérique tarde à produire des effets concrets sur le terrain, où les équipes se plaignent de nombreux dysfonctionnements, notamment dus à l’impréparation des réformes législatives.
Il faudrait en outre nous discipliner collectivement pour ne modifier les textes que lorsque cela est « strictement nécessaire ». Est-ce un vœu pieux ? Je ne le crois pas. Les juridictions sont épuisées par les modifications incessantes des règles ; cela vaut tant pour la loi que pour les textes réglementaires.
Douze sénateurs de la commission des lois ont pu le constater lors du stage qu’ils ont effectué cette année en juridiction, au sein des tribunaux judiciaires de Paris, de Lyon, de Bordeaux, de Lille, de Rouen ou encore de Marseille.
Il faut donc désormais s’attacher à la mise en œuvre des propositions, qu’il s’agisse des moyens, de l’organisation et du fonctionnement de la justice ou des réformes législatives. Je crois pouvoir dire que le Sénat dans son entier y veillera.
En définitive, le rapport issu des États généraux de la justice est un rapport pragmatique et opérationnel : il donne des clefs pour mieux faire fonctionner l’existant plutôt que d’inventer de nouveaux systèmes, souvent illusoires.
La mobilisation des magistrats, mais aussi celle des greffiers, qui sont moins dans la lumière, nous oblige : ils sont, sinon tous, à tout le moins dans leur très grande majorité, dévoués, au quotidien, à la continuité de l’institution judiciaire.
Il suffit d’observer ce qui s’est passé pendant la deuxième crise sanitaire ou ce qui se passe aujourd’hui, compte tenu de certaines situations et des travaux supplémentaires qu’ils doivent assumer sans forcément disposer de moyens additionnels, malgré les difficultés.
Nous serions collectivement coupables de ne pas leur apporter les moyens de travailler.
Bien sûr, le débat ne se résume pas simplement à cela : à un moment, il faut faire des choix politiques sur des stratégies de justice. Il y a un continuum entre la police, la justice et – pour ce qui relève du pénal – la pénitentiaire. En toute hypothèse, la justice est en crise : si la justice civile l’est de façon très caractérisée, la problématique de la justice pénale tient surtout, me semble-t-il, à la question des peines, qu’il s’agisse de la rapidité de leur exécution ou de leur efficacité.
Pour autant, je crois sincèrement que, à ce stade, il n’est pas nécessaire de revoir encore et encore notre législation, sinon sur un certain nombre de points particuliers ; il vaut mieux se concentrer sur les moyens que nous mettons à disposition de nos magistrats et de nos greffiers, moyens tant numériques qu’humains ou systémiques, de façon à privilégier la réussite de cette mission.
Chacun est bien conscient ici que cet espace où l’on essaie de résoudre les conflits entre la société et les délinquants ou entre des particuliers est absolument essentiel au bon fonctionnement de notre vie tout court et de la vie sociale en particulier. La justice, contrairement à ce que l’on imagine, est un espace d’apaisement, un espace dans lequel les conflits privés doivent trouver des solutions qui apaisent les parties, lesquelles finissent par accepter les décisions rendues. C’est absolument fondamental. Aujourd’hui, tous les magistrats que nous rencontrons, tous les greffiers s’interrogent sur leur utilité, voire sur la reconnaissance dont ils bénéficient de la part de nos institutions.
Mes chers collègues, notre justice est un bien précieux. C’est la raison pour laquelle, monsieur le garde des sceaux, nous attendons que vous répondiez, au cours du débat de cet après-midi, à un certain nombre de questions, notamment sur le calendrier de mise en œuvre des conclusions des États généraux et sur les concertations qui sont prévues – même si vous les avez déjà engagées –, mais aussi sur les mesures réglementaires ou législatives que vous souhaitez engager.
Enfin, on entend parler d’un projet de loi de programmation pour la justice : quand sera-t-il déposé sur le bureau du Sénat ?