Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’Union européenne « respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. » Cet impératif, fixé par l’article 3 du traité sur l’Union européenne, trouve une résonance à l’article 167 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « L’Union européenne contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun. […] Elle tient compte des aspects culturels dans son action au titre d’autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et promouvoir la diversité de ses cultures. »
Cette exigence n’est pas ignorée par l’Union européenne, mais elle est parfois négligée, notamment dans l’élaboration des règles d’harmonisation. Plusieurs cas récents ont conduit la commission des affaires européennes, que j’ai l’honneur de présider, à solliciter l’organisation de ce débat afin de mieux apprécier l’ampleur de tels dysfonctionnements et de tenter d’en identifier l’origine.
L’Union européenne s’emploie assurément à prendre en compte la richesse que constitue son patrimoine culturel, matériel et immatériel. L’objet de notre débat n’est pas de faire le bilan de l’action qu’elle mène en ce domaine. Au printemps dernier, la commission des affaires européennes a d’ailleurs adopté le rapport que lui ont présenté nos collègues Catherine Morin-Desailly et Louis-Jean de Nicolaÿ appelant à la mise en place d’une stratégie européenne encore plus ambitieuse pour le patrimoine, élément d’identité, facteur d’enracinement, mais aussi puissant levier d’attractivité, de développement durable et de cohésion pour nos territoires.
Je rappellerai simplement que l’Union européenne, en même temps qu’elle approfondissait l’intégration de son marché intérieur, se dotait des moyens de protéger les dénominations des produits pour lesquels il existe un lien intrinsèque entre leurs qualités ou caractéristiques et leur origine géographique. Divers produits agricoles, denrées alimentaires et vins européens sont aujourd’hui protégés par des appellations d’origine protégées (AOP) ou par des indications géographiques protégées (IGP).
L’Union européenne s’apprête même à étendre le champ de cette protection puisque la Commission a proposé, en avril dernier, un tout premier cadre réglementaire visant à protéger la propriété intellectuelle des produits artisanaux et industriels reposant sur l’originalité et l’authenticité des pratiques traditionnelles de leurs régions. Ce cadre s’appliquera à des produits tels que la porcelaine de Limoges ou le verre de Murano. Ainsi, la protection européenne pourra bientôt bénéficier à des savoir-faire et donc au patrimoine immatériel de nos territoires. Comme le fait valoir la Commission, ce règlement aidera à promouvoir, à attirer et à préserver les compétences et les emplois dans les régions européennes, contribuant ainsi à leur développement économique, jusqu’à l’international.
Si elle témoigne ainsi de son attention aux cultures et savoir-faire locaux, l’Union semble toutefois les ignorer parfois brutalement. L’attention de la commission des affaires européennes a été attirée, ces derniers mois, sur deux exemples frappants, illustrant tous deux les dangers d’une harmonisation aveugle des réglementations qui fondent le marché intérieur.
En mai dernier, notre collègue Jean-Michel Arnaud lui a ainsi soumis une proposition de résolution européenne, que notre commission a adoptée et qui est devenue résolution du Sénat le 5 juillet 2022, pour alerter sur le risque que faisait courir aux producteurs de lavande la prochaine révision de deux règlements européens : d’une part, le règlement Reach, qui tend depuis 2006 à sécuriser l’utilisation des substances chimiques et oblige, à cet effet, les fabricants à fournir des informations sur les propriétés toxicologiques et écotoxicologiques des substances à commercialiser, tout en justifiant de mesures de gestion des risques adaptées à leurs usages ; d’autre part, le règlement dit CLP, datant de 2008, qui porte sur la classification, l’étiquetage et l’emballage des substances afin de permettre aux consommateurs d’identifier correctement les dangers correspondants.
Dans le cadre de la transition environnementale en cours, la Commission européenne a engagé récemment un processus de révision de ces règlements pour en accroître le niveau d’exigence, jusqu’à faire craindre aux producteurs de lavande de devoir faire bientôt évaluer chacune des composantes des huiles essentielles, et non le produit dans son ensemble. Les coûts induits et les risques en termes d’image des huiles essentielles de lavande menaceraient alors toute la filière, c’est-à-dire des emplois, mais aussi un savoir-faire et une culture prisés jusqu’en Amérique, puisque même le Wall Street Journal s’est fait l’écho des préoccupations exprimées par le Sénat dans cette résolution européenne.
En juin dernier, c’était notre collègue Vanina Paoli-Gagin qui déposait une proposition de résolution européenne visant à préserver l’activité des vitraillistes, très inquiets d’une prochaine interdiction du plomb susceptible de survenir, elle aussi, lors de la prochaine révision du règlement Reach, sous l’impulsion de l’Agence chimique européenne.
La commission des affaires européennes a également adopté ce texte et en a même étendu la portée, puisque l’enjeu est partagé par de nombreux autres métiers du patrimoine, comme les facteurs d’orgue, pour qui l’usage du plomb, substance présentant des propriétés sans équivalent, est une condition de survie.
Ces résolutions européennes ont tiré la sonnette d’alarme et sont en voie d’enrayer une mécanique européenne d’harmonisation réglementaire, dont nous ne contestons pas les objectifs, mais qui, faute de prendre en compte l’impact local, entretient l’image d’une Europe se résumant à une bureaucratie aveugle. Dès la fin de ce mois, je me rendrai à Bruxelles avec les rapporteurs pour sensibiliser le cabinet du commissaire Thierry Breton et m’assurer que la Commission proposera des adaptions utiles pour éviter le pire.
Mais la question reste entière : comment empêcher de tels dérapages ? Il est manifestement périlleux de laisser les cinquante-quatre agences que compte l’Union européenne ou même la Commission européenne, par le biais d’actes d’exécution ou d’actes délégués, régler des questions qui, sous des dehors techniques, sont hautement sensibles sur le terrain. En effet, les procédures de révision des règlements européens concernés échappent au contrôle des parlements nationaux, auxquels ne sont transmises que les seules propositions d’actes de nature législative pour vérifier le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Heureusement, mes chers collègues, notre enracinement local nous permet de jouer le rôle de lanceurs d’alerte. Ce faisant, nous sommes au service non seulement des territoires, mais aussi, indirectement, de l’Union européenne, en lui évitant de commettre l’irréparable par méconnaissance des savoir-faire et des cultures locales.
J’y vois, madame la secrétaire d’État, une démonstration évidente du rôle des parlements nationaux et de l’intérêt que l’Union européenne trouverait à mieux les reconnaître. Si une convention devait prendre le relais de la Conférence sur l’avenir de l’Europe et entreprendre une révision des traités, elle ne devra pas l’ignorer. Tel est, selon moi, le filigrane qui se lit derrière notre débat de ce jour : l’Union européenne ne saurait durer sans renforcer le contrôle démocratique de son action.