Intervention de Pierre Ouzoulias

Réunion du 4 octobre 2022 à 14h30
Prise en compte des territoires des savoir-faire et des cultures dans l'élaboration de réglementations européennes d'harmonisation — Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes

Photo de Pierre OuzouliasPierre Ouzoulias :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre groupe tient à remercier M. le président de la commission des affaires européennes de ce débat opportun, qui interroge le sens de la construction européenne dans ses rapports avec les politiques publiques des États membres et la préservation de nos principes républicains.

Nous avons choisi de le traiter à la lumière du processus dit de Bologne et de l’élaboration, par la norme, d’un espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette thématique peut sembler surprenante tant cette politique paraît consensuelle. Nous estimons au contraire qu’elle est révélatrice des aveuglements auxquels conduisent des gestions technocratiques de domaines de l’activité sociale aussi spécifiques et distinctifs de nos cultures nationales que ceux de la connaissance, de l’éducation et de la science.

Le processus de Bologne a été lancé en 1999. Il a été développé par l’Union européenne dans le cadre des objectifs économiques fixés par le Conseil européen de Lisbonne en mars 2000 pour les quinze États membres qui la composaient alors et au sein du Conseil de l’Europe, afin de constituer un espace européen de l’enseignement supérieur qui rassemble aujourd’hui quarante-neuf États.

Son ambition était de rapprocher les modes d’organisation des cursus universitaires. De façon très pratique, il a notamment abouti à l’adoption par de nombreux systèmes universitaires de la succession des trois années de licence, des deux années de master et des trois années de thèse. Son projet politique était de promouvoir un espace dans lequel les formations pourraient être évaluées, échangées et vendues comme des marchandises. Il devenait alors possible d’assimiler les universités à des entreprises pour les mettre en concurrence et distinguer les meilleures. Ce nouveau marché de la connaissance ouvert sur le monde devait accroître l’attractivité de la science européenne, susciter l’arrivée des chercheurs étrangers et augmenter les ressources des établissements par l’inscription d’étudiants étrangers.

Sur le continent européen, la collaboration des universités de quarante-neuf États, dans le cadre du processus de Bologne, devait favoriser la démocratie par la libre circulation des individus et des idées. Lors de la rencontre des ministres de l’espace européen de l’enseignement supérieur à Paris, le 25 mai 2018, les participants ont constaté que plusieurs États ne respectaient pas les libertés académiques des enseignants et des chercheurs. Les signataires se sont engagés à les promouvoir et à les défendre « grâce à un dialogue politique et une coopération intensifiés ».

Depuis lors, les droits fondamentaux des universitaires n’ont cessé d’être bafoués, dans l’Union européenne et dans les États membres du Conseil de l’Europe. C’est le cas plus particulièrement en Turquie et en Russie, mais l’on pourrait aussi citer l’Azerbaïdjan ou la Biélorussie et, plus près de nous, malheureusement, la Pologne et la Hongrie.

Il y a une grande naïveté à penser que l’instauration d’un marché de la connaissance fondé sur les règles du management entrepreneurial, selon le processus de Bologne, suffirait à garantir les libertés académiques et la démocratie. Il est urgent de reconnaître que cette méthode technocratique et irénique a failli et de refonder la politique universitaire européenne sur les principes historiques théorisés par Humboldt : la liberté de la recherche et de l’enseignement, l’unité de la recherche et de l’enseignement, la communauté scientifique entre enseignants et étudiants.

Pour cela, la déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche est un outil précieux. Le Gouvernement doit agir pour lui donner le statut d’une norme juridique en France, dans l’Union européenne et au sein du Conseil de l’Europe.

Enfin, reconnaissons ensemble que la mise en œuvre du processus de Bologne a accru les disparités entre les régions et, finalement, les conditions d’accès à l’enseignement supérieur. Les Länder de l’est de l’Allemagne ne disposent pas d’universités de premier plan et, en France, l’offre universitaire se concentre de plus en plus dans les seules métropoles. Cette polarisation du système universitaire est vécue comme une forme d’exclusion sociale supplémentaire par des populations qui subissent déjà une relégation économique.

Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, l’harmonisation européenne a été réalisée sans débat de fond sur le rôle fondamental de la connaissance et de l’enseignement dans l’émancipation des consciences, l’aménagement du territoire et la formation d’une citoyenneté européenne humaniste.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion