Intervention de Teva Rohfritsch

Réunion du 4 octobre 2022 à 21h30
Abysses : la dernière frontière — Débat sur les conclusions du rapport d'une mission d'information

Photo de Teva RohfritschTeva Rohfritsch :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je me réjouis que nous puissions débattre des conclusions du rapport que la mission d’information sur l’exploration, l’exploitation et la protection des grands fonds marins a adopté le 21 juin dernier. Le titre que nous avons choisi pour ce rapport Abysses : la dernière frontière ? comporte un point d’interrogation. Une interpellation bien à propos, tant sont nombreux les défis pour franchir avec intelligence et discernement cette barrière de la connaissance.

En effet, et bien que cela soit difficilement concevable en 2022, il ressort de nos travaux qu’il nous reste tout, ou presque, à découvrir des grands fonds marins. Ceux-ci s’apparentent à bien des égards à une véritable terra incognit a, et c’est un paradoxe : alors que douze hommes ont foulé le sol lunaire, seuls quatre ont plongé à plus de 10 000 mètres de profondeur.

En conséquence, nous ne connaîtrions, selon les plus optimistes estimations de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), que 5 % de la biodiversité de l’océan profond, et 2 % de la bathymétrie avec une résolution d’un mètre.

Cette méconnaissance n’est pas propre à la France, qui se situe dans la moyenne des principales puissances maritimes. Mais la France accuse bien quelques retards sur le plan industriel en dépit de ses performances reconnues sur le plan de la recherche et de l’innovation. Cette situation résulte à titre principal des difficultés liées aux grandes profondeurs, mais également, il faut le reconnaître, d’un désintérêt relatif et de longue date de la part des pouvoirs publics.

Pourtant, les enjeux sont nombreux, colossaux même, dans un monde qui va vite et dont la soif de connaissances et de ressources alternatives paraît insatiable au regard des enjeux de la transition énergétique. Souvent comparé à une nouvelle ruée vers l’or ou encore à la course aux étoiles, l’accès aux grands fonds marins, que l’on pense riches en ressources minérales, participe aux jeux et enjeux de puissances avec pour compétiteurs la Chine, la Russie, les États-Unis, la Norvège et de nombreux autres pays.

En parallèle, il a aussi été démontré que, contrairement à ce que nous pensions encore récemment, les abysses abritent une vie abondante, disposant de caractéristiques génétiques exceptionnelles pour survivre dans ces milieux hostiles. Ces écosystèmes doivent absolument être préservés. Nous n’en sommes qu’au stade de la description, et non de la compréhension de ces milieux, de leurs interactions et de leurs fonctions. Partant de ce constat et du fait que les procédés industriels d’extraction minière sous-marine n’ont pas atteint leur maturité, la mission d’information a estimé qu’il était prématuré d’envisager une exploitation.

Cela ne doit pas pour autant nous contraindre à l’immobilisme. Nous prônons au contraire un soutien accru à la recherche française, aux industriels et aux entreprises de services mobilisés sur l’exploration. Je suis en effet persuadé que la valorisation comme la protection de ces milieux fragiles passent par une première étape indispensable de recueil des connaissances. Connaître et comprendre pour protéger et préserver, tels doivent être nos maîtres-mots et je me réjouis, monsieur le secrétaire d’État, de l’appel à projets que le Gouvernement a lancé le 27 septembre dernier pour 25 millions d’euros dans le cadre du plan France 2030.

Cette première phase appelle déjà la suivante, car les opportunités de développement sont nombreuses. À titre d’exemple, il faudrait 3 500 ans à un robot autonome de type AUV (A utonomous Underwater V ehicle ), pour cartographier l’ensemble de la zone économique exclusive (ZEE) française. Pourriez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous annoncer la suite du calendrier pour France 2030 ?

Ces enjeux globaux ne doivent pas faire oublier la dimension locale et profondément humaine de notre rapport à la mer, qui s’apparente à l’intime dans certaines cultures, comme chez nous dans les outre-mer, comme chez moi en Polynésie française : la mer y est considérée comme le premier garde-manger, le trait d’union entre les îles et les peuples, le temple sacré, la voie de l’envol des âmes, tout simplement le lieu où l’on vit en bord de terre. Cette dimension locale est souvent oubliée, comme nous l’ont unanimement signalé les représentants des territoires ultramarins que nous avons auditionnés. Il est impératif d’associer nos populations, nos élus locaux, ou ce sera l’échec et le rejet.

Dans nos collectivités du Pacifique, l’impératif culturel, viscéral, se joint au respect des lois organiques et de la Constitution, qui consacrent de larges compétences aux collectivités, que l’usage local dénomme « pays » non par défiance à l’égard de la Nation, mais par fierté de l’identité particulière, fondée par l’histoire et la géographie, qu’elles portent en son sein. Nos territoires d’outre-mer sont bien aux premières loges de tous ces défis, la ZEE française est la deuxième mondiale en termes de superficie, 97 % de celle-ci est ultramarine et 47 % en Polynésie.

Je ne doute pas, monsieur le secrétaire d’État, que vous trouverez dans ces mots les ressources pour faire naître la concertation, mais aussi l’esprit d’initiative. Ia nui te aroha : que l’amour soit grand, dit-on chez nous.

Dans ce contexte d’enjeux multiples, nous sommes convaincus que la France a un rôle essentiel à jouer non seulement dans cette immense ZEE, mais également à l’échelle internationale. Elle fut l’une des toutes premières nations à s’intéresser aux grands fonds marins, dès les années 1960. Elle dispose d’un vivier de scientifiques et d’entreprises innovantes de renommée mondiale. La France est un membre historique et actif de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), qui lui a octroyé deux contrats d’exploration dans les eaux internationales. Sa marine est présente sur tous les océans.

Notre pays, avec toutes ses composantes ultramarines, est donc bien incontournable. C’est une chance pour lui, autant qu’une responsabilité que le Président de la République a fait sienne. Nous devons tous ensemble assumer cette responsabilité devant les Nations du monde, en particulier celles qui sont moins attentives aux impacts de l’immixtion de l’homme dans les milieux abyssaux. « Homme libre, toujours tu chériras la mer », nous disait Baudelaire : la France doit défendre au sein de l’AIFM une position exigeante quant aux garanties environnementales et aux moyens consacrés à leur respect.

Ces défis sont passionnants et nous obligent, mais ils appellent une forte mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés, en particulier l’État. C’est dans cet esprit de responsabilité que nous avons formulé vingt recommandations. Il faut notamment, monsieur le secrétaire d’État, associer davantage le Parlement, clarifier la gouvernance, aujourd’hui peu lisible, et soutenir aussi bien la recherche française que le tissu industriel par une commande publique forte et constante.

À ce stade, nos recommandations ne portent ni sur l’ouverture de crédits supplémentaires ni sur l’élaboration d’une énième stratégie interministérielle, mais sur la confirmation de ce qui a été conçu et annoncé autour de deux piliers : le pilier civil, avec la stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins, issue de travaux collectifs menés par Jean-Louis Levet – ce pilier a été renforcé par le dixième objectif du plan France 2030, évoqué précédemment ; le pilier militaire, avec la stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des armées.

Pour le premier pilier, deux enveloppes, normalement distinctes, de 300 millions d’euros ont été annoncées et validées par l’ancien Premier ministre Jean Castex. Il ressort néanmoins de nos auditions que sa mise en œuvre souffrirait d’un portage politique diffus et trop faible. Si tel était le cas, ce serait un échec cuisant pour notre pays, celui de Jules Verne, du commandant Cousteau, mais aussi de Pasteur.

Pourriez-vous nous éclairer, monsieur le secrétaire d’État, sur la politique du Gouvernement en faveur de la connaissance de nos grands fonds marins ? Avec quels moyens et à quel rythme ? Les deux budgets de 300 millions d’euros sont-ils confirmés ? Quel regard portez-vous sur les vingt recommandations formulées par notre mission d’information ? Au regard des tensions géopolitiques en mer Baltique, pouvez-vous nous indiquer si la France dispose de moyens suffisants pour assurer la sécurité de ses infrastructures sous-marines de communication et d’énergie ? De nombreuses questions se posent, et ce débat permettra – je n’en doute pas – d’y répondre.

Pour conclure, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je ne pense pas me tromper en soutenant que nous partageons tous ici le souhait que la France confirme son rang de puissance maritime comme son excellence en matière de recherche et d’industrie sous-marine. Nous pouvons relever tous ensemble ce défi de la connaissance avec responsabilité.

Jules Verne ne s’y était pas trompé en nous invitant à aimer la mer, cet « immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés ». Ne cédons donc pas à l’immobilisme, mais faisons ensemble la démonstration qu’un modèle vertueux et performant est possible dans le respect des écosystèmes et des fonctions vitales de l’océan. Ce modèle doit être porté par la France, avec ses outre-mer.

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