Intervention de Angèle Préville

Réunion du 4 octobre 2022 à 21h30
Abysses : la dernière frontière — Débat sur les conclusions du rapport d'une mission d'information

Photo de Angèle PrévilleAngèle Préville :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « l’humanité a dépassé les limites de la capacité de charge de la planète et s’aventure toujours plus loin en territoire non durable ». Voilà ce qu’affirme aujourd’hui dans le journal Libération Jørgen Randers, professeur émérite de stratégie climatique à Oslo, l’un des auteurs du fameux rapport Meadows.

Intitulé Les Limites de la croissance et publié en 1972 – il y a cinquante ans déjà, alors que nous commençons tout juste à réagir –, ce rapport dressait un constat alarmant : celui d’une croissance physique exponentielle dans un monde fini.

La quantité de ressources naturelles utilisées par personne et par an dans le monde ne cesse d’augmenter : c’est ce que j’appelle la croissance physique.

De fait, six des neuf limites planétaires ont déjà été dépassées. Nous habitons un monde qui se dégrade sans cesse. Allons-nous répéter dans les abysses les erreurs que nous avons commises sur terre ? Une extraction ne peut être menée sans dommage collatéral. Elle altère forcément l’environnement et présente des risques non négligeables pour les êtres vivants habitant les profondeurs.

Coraux d’eau froide, crabes yétis, vers tubicoles, anémones transparentes : c’est dans des écosystèmes uniques, plongés dans l’obscurité, que l’on trouve ces espèces endémiques. Les abysses abritent une grande diversité biologique que nous ne faisons qu’entrevoir et qui promet de superbes découvertes.

Or notre mode de vie implique une consommation de plus en plus forte de métaux et de terres rares. Il induit une utilisation importante d’appareils numériques et de véhicules électriques. Le développement indispensable des énergies renouvelables face aux défis énergétiques va nécessiter une consommation accrue de ces ressources.

Face à ces deux enjeux contradictoires – préserver et produire –, la sensibilisation du grand public devient une nécessité afin d’atténuer la pression qui s’exerce pour la recherche de nouveaux gisements.

Les grands fonds océaniques, précisément, sont riches en ressources minérales. De plus, l’état actuel du monde nous montre la nécessité d’être plus indépendants – la majorité des métaux viennent aujourd’hui de Chine.

À ce jour, trois types de minéralisations sont connus : les nodules polymétalliques, les encroûtements cobaltifères et les amas sulfurés. Toutes ces richesses suscitent de plus en plus de convoitises. C’est pourquoi l’AIFM doit être confortée. En parallèle, elle doit faire preuve d’une plus grande transparence, non seulement dans sa gouvernance, mais surtout dans son rôle de contrôle, pour la préservation des écosystèmes.

Actuellement – les précédents orateurs l’ont rappelé –, seulement 1 % de la haute mer fait l’objet d’une protection juridique. Il faudra aller plus loin, car il s’agit là d’un bien commun.

Sur notre continent, des pays comme la Norvège, où s’est rendue notre mission d’information, ont légiféré pour autoriser, dans un avenir proche, l’exploitation des grands fonds marins.

Cette exploitation industrielle, qui implique des extractions de minerais, se traduira par de nouvelles atteintes au vivant. Destruction du milieu, qu’il s’agisse des habitats ou de la faune ; mise en suspension de sédiments et de particules métalliques ; vibrations provoquant des impacts acoustiques ; perturbations lumineuses dans des zones plongées dans l’obscurité : tel sera, au minimum, l’impact des extractions minières.

L’océan produit plus de la moitié du dioxygène de l’air et fixe le carbone. Il constitue d’ailleurs un prodigieux puits de carbone, ce uniquement grâce au vivant qui s’y trouve. Or – vous le savez – le vivant est menacé par le réchauffement, les pollutions diverses et variées, qu’elles soient chimiques, plastiques ou sonores, lesquelles sont toutes provoquées par l’homme.

À titre d’exemple, lorsqu’un prélèvement scientifique est effectué en milieu marin, on peut en voir les traces des années plus tard. Ce qui est détruit ne se reconstituera pas avant des décennies, car les écosystèmes s’y régénèrent bien moins vite que sur terre.

Pour autant, la recherche doit être soutenue et encouragée. Comme le souligne le rapport, la France doit se doter d’une filière scientifique marine de premier plan, puisque nous disposons du deuxième domaine maritime mondial. Ce constat vaut pour l’Ifremer, dont il faut accroître les moyens, mais aussi pour le CNRS, où 2 000 scientifiques travaillent sur le monde marin et, bien sûr, pour le Shom.

En effet, nous devons avoir les moyens de garantir notre souveraineté et la sûreté de nos données numériques qui transitent par les câbles sous-marins. N’oublions pas non plus que nos territoires d’outre-mer ne sont parfois reliés à l’Europe que par un câble.

Face aux risques géopolitiques, nous devons maintenir, voire renforcer, les capacités françaises d’intervention dans les grands fonds.

La découverte des abysses nous laisse deviner un univers fabuleux, emblématique de la beauté du monde ; une nature foisonnante, inattendue et, plus que tout, magnifique.

On nous assure que chaque prélèvement révèle des dizaines d’espèces nouvelles. Ce seul constat est, d’une certaine manière, réconfortant. Toutefois, la France se montrera-t-elle active à l’international pour œuvrer à la préservation de la haute mer ?

Je remercie M. le rapporteur et M. le président de cette mission d’information pour le formidable travail accompli.

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