Intervention de André Gattolin

Commission des affaires européennes — Réunion du 11 octobre 2022 à 8h35
Institutions européennes — Conseil européen des 20 et 21 octobre 2022 - Audition de Mme Laurence Boone secrétaire d'état auprès de la ministre de l'europe et des affaires étrangères chargée de l'europe

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Au vu des points affichés à l'ordre du jour du prochain Conseil européen, l'Europe est peut-être en train de changer de paradigme. Jusqu'à peu, les thèmes abordés renvoyaient de manière quasi obsessionnelle à la construction du marché unique et à ses politiques sectorielles dérivées. Les sujets géopolitiques apparaissaient en fin de menu et ne faisaient l'objet que d'un rapide tour de table pour constater nos divergences ; en parler, c'était comme acter que notre continent n'était plus, depuis des décennies, l'épicentre du monde.

La guerre en Ukraine rebat les cartes d'une Europe presque entièrement dédiée à la production de normes, de standards, de directives, de règlements très techniques visant à mettre en oeuvre les fameuses quatre libertés par ruissellement, pour accoucher d'une Europe toujours plus étroite. Dans un discours assez prémonitoire de janvier 1989 devant le Parlement européen, Jacques Delors prévenait qu'on ne tombait pas amoureux d'un grand marché. Mais dans les années suivant la Guerre froide, nous avons naïvement cru à la fin de l'histoire, à l'émergence d'un monde sans ennemi, à la transition démocratique universelle, grâce à l'ouverture des marchés et au développement des échanges commerciaux.

L'effondrement de l'URSS a certes ouvert la voie à de grandes vagues d'élargissement : celle de 1995 avec l'entrée de trois pays - Finlande, Suède et Autriche - jusqu'alors contraints à la neutralité, puis celles de 2004 et 2007 qui ont ouvert les portes aux pays libérés du joug soviétique. Dans notre euphorie naïve, nous avons omis les attendus géopolitiques qui animaient ces pays. Nous avons failli et n'avons pas proposé de pacte commun de défense européenne. Pire, nous avons massivement désarmé, comme en témoigne le long déclin de nos investissements militaires. Résultat, les ex-pays de l'Est se sont empressés d'adhérer à l'OTAN avant de rejoindre l'Union européenne, ne voyant en celle-ci qu'un instrument de libéralisation et de rattrapage de leurs économies.

Nous avons persisté dans notre fascination enamourée pour le consensus de Washington, selon lequel le marché accoucherait mécaniquement de la démocratie et de la paix mondiale, et ce bien après que les États-Unis eurent cessé d'y croire. Ces dix dernières années, nous avons refusé de voir les signes avant-coureurs de la dérive autoritaire et belliqueuse du pouvoir russe. Nous avons ignoré les alertes venues de nos alliés, voyant dans leurs craintes une névrose obsessionnelle et passéiste. Nous devons admettre la terrible cécité dont nous avons été à la fois les victimes et les responsables. Nous avons privilégié l'impératif économique à l'impératif de sécurité. L'Allemagne, forte de sa puissance économique et commerciale, a été le moteur européen de notre aveuglement collectif. Elle a été au coeur des choix énergétiques qui nous ont rendus dépendants du gaz russe, avec la construction de Nord Stream 1 et Nord Stream 2, contre l'avis et les intérêts des pays de l'Est et du nord-est de l'Europe.

Un an après la fin du long règne d'Angela Merkel, son bilan apparaît bien moins resplendissant qu'à l'époque ; il ne faut pas non plus oublier la lourde responsabilité de son prédécesseur, Gerhard Schröder, ni les compromis discutables que nous avons acceptés. En mars 2016, nous nous sommes fermement opposés, au Sénat, à la proposition de décision du Parlement européen et du Conseil qui, au nom de la sécurité d'approvisionnement de l'Union européenne en gaz naturel, voulait obliger les États à soumettre ex ante à la Commission, pour évaluation et suivi, tout projet d'accord gouvernemental ou modification d'accord existant avec des États non membres de l'Union. La liste de nos erreurs et de nos errements stratégiques, au nom d'une sacro-sainte souveraineté nationale, masque souvent une internationalisation non contrôlée des échanges.

Il faut saluer le réveil géopolitique, même tardif et embryonnaire, de l'Union européenne, ainsi que le récent changement de cap de l'Allemagne. En dépit des railleries proférées à l'époque, c'est notre pays qui, en 2017, a osé porter publiquement la question de la souveraineté européenne. Foin d'autocélébration, nous sommes encore loin du milieu du gué ! Le réveil géopolitique de l'Europe reste entouré de nombreuses incertitudes. Il appellera encore bien des efforts que nos États et nos concitoyens n'accepteront que s'ils ont conscience que reconstruire l'Ukraine, c'est d'abord sauver notre futur, le futur de l'Europe.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion