Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai l’honneur de vous présenter, au nom du gouvernement de la République, la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi).
C’est un moment très important pour le ministère de l’intérieur, ainsi que pour l’ensemble des services concourant à la sécurité des Français. Le terme « sécurité » doit d’ailleurs être mis au pluriel : sécurité dans le sens où nous l’entendons, c’est-à-dire lutte contre la délinquance ; sécurité civile, et nous avons vu cet été à quel point les Français étaient de plus en plus inquiets des difficultés qui pouvaient découler d’un mauvais modèle de sécurité civile ; sécurité cyber, et l’actualité nous pousse à réfléchir à ces sujets très importants ; enfin, sécurité et intérieur, puisque le texte comporte des dispositions sur l’organisation territoriale de l’État, le rôle des préfets, des sous-préfets et des agents de préfecture dans l’action du ministère.
Hasard – mais ce n’en est pas totalement un ! – du calendrier, le texte arrive en discussion au Sénat au moment même où l’Assemblée nationale entame l’examen du projet de loi de finances. Le présent projet de loi, qui prévoit 15 milliards d’euros supplémentaires sur les cinq ans à venir, s’articule avec le projet de loi de programmation des finances publiques et le projet de loi de finances pour 2023, dans lequel cette rallonge budgétaire est bien inscrite.
Il s’agit donc d’une loi d’orientation qui, si j’ose dire, est déjà concrète, puisque le Parlement en votera les crédits en même temps, d’abord, dans la chambre basse, puis – je l’espère –, dans la chambre haute.
Nous avons fait le choix d’une loi de programmation du ministère de l’intérieur en considérant que les enjeux qui sont devant nous et devant le peuple français le justifiaient, comme pour nos amis militaires. Nous avons retenu une échelle assez longue, cinq ans, ce qui est sans précédent dans les annales du ministère. Il a pu y avoir dans le passé des lois d’orientation et de programmation de la sécurité intérieure (Lopsi), mais il n’y a jamais eu de Lopmi, c’est-à-dire de loi de programmation pour l’ensemble du ministère de l’intérieur.
Certes, de telles lois ont permis de faire évoluer la sécurité intérieure. La loi du 29 août 2002 d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, adoptée alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur, a introduit l’image et la vidéosurveillance, et la loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi), votée lorsque le même était Président de la République, a prévu une réorganisation de la sécurité publique dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP).
Mais le ministère de l’intérieur n’a jamais connu sur cinq ans de programmation budgétaire importante lui permettant non pas de répondre ici et maintenant aux problèmes qui concernent tout un chacun, et le ministère de l’intérieur en premier lieu – je pense à la délinquance au coin de la rue, aux difficultés pour résorber les points de vente de stupéfiants ou encore à la question de l’accueil dans les commissariats, etc. –, mais bien de réfléchir à demain, c’est-à-dire aux crises de demain.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le présent projet de loi vise à répondre à cinq crises, en élaborant des stratégies et en mobilisant des moyens budgétaires.
La première de ces crises, toujours persistante, est la crise terroriste.
Je veux le redire ici, devant la Haute Assemblée, la menace terroriste est extrêmement prégnante sur le territoire national et dans le monde, en particulier le monde occidental. Je ne reviendrai pas sur les causes – elles sont nombreuses – de la menace terroriste en France. Mais un constat s’impose : si nous avons déjoué plus de trente-neuf attentats depuis l’élection du Président de la République, les informations qui nous parviennent, les analyses de ce qui se passe dans d’autres pays et les travaux de prospective qu’un grand ministère comme celui de l’intérieur doit mener révèlent que cette menace est d’autant plus prégnante qu’elle se modernise et se « technologise ».
Au risque de vous paraître farfelu, je vous indique que les attentats de demain ne seront peut-être pas simplement commis avec une arme dans une salle de spectacle ou avec un couteau devant une boulangerie. Un drone, chargé d’explosifs, pourrait foncer sur une foule et créer ainsi, comme sur les théâtres d’opérations extérieures, la même terreur que d’autres armes considérées comme plus traditionnelles. Or le travail du ministère de l’intérieur est de prévoir l’acte terroriste de demain.
C’est pourquoi la loi de programmation doit apporter des moyens importants pour faciliter l’intervention des forces de police et, plus généralement, de l’État, dont les réseaux radio, par exemple, sont éculés.
Monsieur le rapporteur, vous avez accepté que le Gouvernement dépose en séance un amendement tendant à intégrer dans le projet de loi ce qui était prévu dans l’ordonnance pour le réseau Radio du futur (RFF). Nous vous demandons 2 milliards d’euros pour que, demain, l’ensemble des forces de sécurité et des administrations concourant à la sécurité des Français disposent d’un seul et unique réseau radio capable d’intervenir en images et en sons partout sur le territoire national, fonctionnant indépendamment des attaques de toutes natures et permettant l’intervention de la sécurité civile et de forces comme l’unité Recherche, assistance, intervention, dissuasion (Raid), la brigade de recherche et d’intervention (BRI) ou le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN).
Je peux désormais l’annoncer, des sociétés françaises, dont Airbus, ont remporté ce marché public, que nous espérons concrétiser grâce à l’adoption du texte.
Face à la crise terroriste de demain, un travail d’anticipation s’impose à l’évidence, qu’il s’agisse de lutte anti-drones, engins dont nous devons nous prémunir, ou de communication, d’où le projet réseau Radios du futur.
La deuxième crise que je souhaite évoquer est une crise d’ordre public.
Chacun a pu constater à la faveur de la crise des « gilets jaunes » que les manifestations « à la papa » étaient terminées. Le temps où les préfets ou le ministre de l’intérieur se réunissaient avec les grandes organisations syndicales pour s’assurer de la présence d’un service d’ordre organisé et s’accorder sur un parcours déterminé est révolu. À l’époque, même si plusieurs millions de personnes manifestaient, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, le fait d’avoir des policiers aguerris – le maintien de l’ordre public est un métier, et il est assuré uniquement par les policiers qui y sont formés – permettait de ne pas avoir de débordements, en tout cas pas au-delà de l’acceptable.
Les manifestations sont désormais spontanées, numériques, difficilement chiffrables, sans organisateur – ou si peu – et rarement déclarées. Elles se sont multipliées sur l’ensemble du territoire national. Jusqu’à présent, les petites et moyennes villes étaient peu concernées par les phénomènes comme celui qu’elles ont pu connaître tous les samedis avec les « gilets jaunes ».
L’une des difficultés résidait dans le défaut d’organisation de nos services de renseignements pour comprendre ces manifestations nouvelles, qui touchent d’ailleurs l’ensemble du monde occidental, et dans le manque d’effectifs de police spécialistes de l’ordre public pour les organiser.
Je suis malheureusement obligé de constater que quinze escadrons de gendarmerie mobile et de compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été supprimés ces vingt dernières années. Lorsque la crise des « gilets jaunes » est survenue, les policiers spécialisés dans l’ordre public, spécialisation qui suppose un entraînement, un matériel, des effectifs et une stratégie particuliers, étaient peu nombreux. Cela a forcé des policiers dont ce n’était pas le métier – je pense par exemple à des policiers municipaux – à intervenir.
Les difficultés étaient extrêmement graves non seulement pour les policiers eux-mêmes, mais également pour les manifestants. Or le rôle du ministre de l’intérieur est d’assurer la sécurité de ces derniers, y compris, paradoxe démocratique, quand ils manifestent contre la police.
Afin de tenir compte d’une telle difficulté d’ordre public et des nouvelles formes de manifestations, nous vous proposons – c’est la première fois depuis vingt-cinq ans pour le ministère de l’intérieur – la création de onze unités d’intervention, dont sept escadrons de gendarmerie mobile et quatre unités de CRS, sur le modèle de la « CRS 8 » ; nous aurons l’occasion d’évoquer la nouvelle stratégie d’ordre public, monsieur le rapporteur.
Le choix de recréer sept escadrons de gendarmerie mobile répond aussi à nos problèmes ultramarins, essentiellement gérés par des gendarmes mobiles, et non par des CRS. Je pense aux événements potentiels en Nouvelle-Calédonie, aux difficultés à Mayotte et en Guyane, etc.
Sachons regarder les choses en face. Il y a fort à parier que, quels que soient le gouvernement ou la majorité des assemblées, la puissance publique aura besoin de plus d’escadrons de gendarmerie et de CRS pour répondre aux manifestations spontanées, numériques et nouvelles, ainsi qu’aux crises ultramarines.
Il s’agit donc de professionnaliser l’ordre public encore plus que nous ne l’avons fait jusqu’à présent et de nous en donner les moyens, ce qui mérite une loi de programmation. Je le précise, nous créerons l’intégralité de ces onze unités d’intervention au cours des deux prochains exercices budgétaires, afin d’être prêts pour les jeux Olympiques, ce grand rendez-vous qui va rythmer la loi de programmation.
La troisième crise à laquelle nous avons affaire est une crise cyber.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la prochaine pandémie que nous vivrons sera sans doute une pandémie cyber. Nous voyons bien les difficultés. Les attaques contre de grandes entreprises, mais également contre de plus petites, ou contre des collectivités sont quasi quotidiennes ; vous en êtes témoins dans vos territoires. Des hôpitaux publics font l’objet de demandes de rançon.
Le fonctionnement régulier des services publics est à la portée d’attaques cyber – elles sont le fait d’États étrangers dans le cadre d’une guerre qui ne dit pas son nom, de groupes terroristes ou encore de délinquants cyber – consistant à dévoiler le secret de la correspondance, à empêcher l’action d’une administration ou à réclamer des rançons se chiffrant parfois en milliards d’euros.
Le ministère de l’intérieur étant celui de la sécurité, dans sa dimension non seulement curative, mais également préventive, il doit garantir la sécurité de demain, qui est déjà la sécurité d’aujourd’hui. Savez-vous que plus de 50 % des escroqueries subies par les Français sont liées à des attaques cyber ? Lorsqu’une dame vient vous voir dans votre permanence pour vous expliquer qu’elle a reçu un mail dont elle ne connaît pas l’auteur pour lui demander d’envoyer de l’argent, c’est déjà une attaque cyber. Lorsqu’un monsieur vient vous expliquer qu’on lui fait du chantage sur sa messagerie personnelle, c’est une attaque cyber. Cela représente donc 50 % des escroqueries, contre 15 % voilà encore deux ans ; dans les mois ou années à venir, ce sera 100 %. Mesdames, messieurs les sénateurs, songez que, pendant les jeux de Tokyo, pourtant peu fréquentés par le public, pandémie oblige, quatre milliards d’attaques cyber ont été recensées. Cela fait presque figure de passé un peu lointain au regard de l’étendue actuelle des attaques quotidiennes de grandes administrations ou de grandes entreprises. Il y a donc fort à parier que la Coupe du monde de rugby, mais surtout les jeux Olympiques de 2024 seront l’occasion de dizaines de milliards d’attaques cyber, visant l’organisation elle-même ou couplées à des actes terroristes.
Nous devons nous préparer à un scénario noir : celui d’une attaque par drone lors de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques combinée à une attaque cyber sur les hôpitaux qui prévoiraient un plan blanc en région parisienne : les morts se compteraient non pas par dizaines ou par centaines, mais par milliers.
C’est pourquoi plus de la moitié des 15 milliards d’euros supplémentaires que je sollicite dans le cadre de la loi de programmation, soit 8 milliards d’euros, sont consacrés aux services numériques et cyber du ministère de l’intérieur. Les dépenses de personnels représentent moins de 15 %, le reste étant essentiellement du matériel, d’ordre cyber et numérique pour plus de la moitié des crédits. Mon objectif est que la voiture numérique ou cyber du policier ou du gendarme aille aussi vite que la voiture numérique ou cyber du voleur.
Du reste, cela a été l’objectif de tous les ministres de l’intérieur au moins depuis Clemenceau, que l’on cite beaucoup en ce moment. Rendons-nous compte que beaucoup de choses changent. La police n’est pas tout à fait la même, car la délinquance n’est pas tout à fait la même qu’à l’époque de Clemenceau.
La quatrième crise à laquelle nous nous attendons concerne les violences et les atteintes aux personnes, que nous voyons remonter continuellement.
J’ai pu annoncer ce matin, pour m’en réjouir, une baisse des violences constatées sur le territoire national, notamment en agglomération parisienne, avec une baisse à deux chiffres.
Pour autant, ne perdons pas de vue que la crise de la violence touchant l’ensemble des pays occidentaux a, certes, des causes politiques et sociétales dont nous pouvons discourir à l’envi, mais qu’elle résulte également d’une crise de l’investigation dans la police et, dans une moindre mesure, dans la gendarmerie nationale.
Depuis plusieurs années, nous déployons beaucoup plus d’agents sur la voie publique. Les interpellations sont plus nombreuses : par exemple, 40 % de trafiquants de plus ont été arrêtés. Mais une fois que l’on a augmenté le nombre d’agents sur la voie publique et les moyens pour procéder à des interpellations, il faut toujours réaliser des enquêtes et se conformer aux procédures judiciaires. Pour cela, il faut des personnes qualifiées.
Les services de police et de gendarmerie nous disent qu’il n’y a pas suffisamment d’officiers de police judiciaire (OPJ), maillon évidemment essentiel pour garantir le respect de la procédure afin que les personnes présentées devant les magistrats puissent être effectivement condamnées.
Quand la société, et parfois même les policiers déplorent que les personnes ne soient pas justement condamnées, le ministère de l’intérieur doit aussi balayer devant sa porte et améliorer la mise en œuvre des procédures judiciaires par ses services.
Nous ne pouvons pas ne pas voir – songeons au grand nombre d’avocats spécialisés – que la forme prime souvent le fond. Lorsqu’une procédure est cassée pour vice de forme après des mois et des mois de travail pour retrouver tel délinquant ou criminel, il faut s’interroger. Nous devons augmenter le nombre d’OPJ. Il nous en manque environ 5 000 ; c’est un manque structurant pour la police nationale.
Mesdames, messieurs les sénateurs, lorsque vous m’écrivez pour avoir plus d’effectifs dans vos circonscriptions, je suis heureux de vous accorder, quand je le peux, grâce aux crédits votés, des policiers qui sortent de l’école. Mais le ministre de l’intérieur n’a pas le pouvoir d’affecter de force des OPJ dans vos commissariats ou dans vos services spécialisés. Nous ouvrons des postes, mais si les personnels ne souhaitent pas les occuper, nous ne pouvons pas les y contraindre.
Nous avons donc réfléchi à la manière de résoudre cette crise de l’investigation, faute de quoi il n’est ni réponse pénale ni travail de police qui vaille sur le long terme.
Aussi prévoyons-nous dans la Lopmi des améliorations révolutionnaires pour les OPJ.
Premièrement, un policier n’attendra plus trois ans à sa sortie d’école pour passer le bloc OPJ. Il pourra le faire dès la fin de sa formation, dont la durée a été portée, pour les gardiens de la paix, de huit mois à douze mois, et intégrer directement un commissariat avec la qualité d’officier de police judiciaire.
Deuxièmement, vous avez créé, dans la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, la réserve opérationnelle de la police nationale, sur le modèle de la gendarmerie nationale. Vous aurez pu constater que, dorénavant, un peu partout en France, des civils donnent quelques jours de leur temps par semaine ou par mois pour enrichir les effectifs de police, améliorant ainsi le lien police-population. Nous avons décidé de leur donner la possibilité de garder leur qualité d’OPJ lors de leur départ à la retraite. Jusqu’à présent, un policier pouvait revenir dans son commissariat à la réserve opérationnelle, mais ne pouvait plus réaliser d’enquêtes judiciaires.
Troisièmement, nous créons des assistants d’enquête ; ce point va, je pense, nous occuper un certain temps pendant le débat. C’est une mesure révolutionnaire pour la police nationale et la gendarmerie nationale. Un magistrat, notamment un juge d’instruction, dispose d’un greffier pour l’aider sur les aspects formalistes de la procédure. Il peut ainsi se concentrer sur son travail de magistrat, pour lequel il a été formé. Lorsqu’il s’agit de répondre à l’avocat, de taper à l’ordinateur, de faire passer des pièces ou de faire des photocopies, c’est le greffier – lui aussi a été formé – qui s’en charge.
Le policier, lui, doit tout faire : accueillir le gardé à vue, appeler le médecin, répondre aux sollicitations de l’avocat dès la première heure de garde à vue, faire les photocopies, taper à l’ordinateur lorsque celui-ci fonctionne – c’est de plus en plus souvent le cas grâce aux crédits que vous votez, et c’est une très bonne chose !