Intervention de Christian Cambon

Réunion du 26 octobre 2022 à 21h30
Guerre en ukraine et conséquences pour la france — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Christian CambonChristian Cambon :

Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, lorsque le mur de Berlin est tombé, le monde, qui avait toujours connu la guerre froide, a vécu un tournant historique.

Combien d’entre nous auraient-ils pu imaginer, il y a trente ans, que nous vivrions un nouveau tournant aussi important avec le retour de la guerre en Europe et le nouveau contexte international qu’elle installe pour les décennies à venir ?

Je souhaite aborder ce débat majeur autour de trois axes de réflexion.

Je rappellerai d’abord les principaux enjeux de ce conflit, dont les partisans des thèses russes voudraient nous faire croire qu’il ne concerne que deux voisins, ce qui n’est naturellement pas la réalité.

Il me paraît ensuite important de rappeler à nos compatriotes pourquoi et comment la France s’est engagée aux côtés de l’Ukraine.

J’examinerai enfin les conséquences que ce conflit emporte pour notre propre pays, pour nos approvisionnements énergétiques et pour nos forces armées.

Après 245 jours de combats, la lutte des Ukrainiens face à l’agression russe a radicalement changé de visage.

Elle apparaissait au départ comme un combat pour l’honneur, perdu d’avance. Aujourd’hui, elle permet de tenir en échec l’une des armées les plus puissantes au monde, et devient une légende à laquelle personne n’aurait cru.

Mais nous savons aussi le prix payé par ce peuple courageux, et nous nous inclinons en ces instants devant tant de souffrances, devant tant de morts et de martyrs, victimes de la folie humaine. Que justice leur soit rendue un jour, mes chers collègues.

Non, l’Ukraine n’a pas sombré. Sa bravoure, sa solidarité, ses qualités militaires et sa détermination l’ont maintenue à flot. Face à une brutalité d’un autre âge, elle s’est révélée à elle-même, au monde et surtout à Vladimir Poutine et à son régime. Car, si nous en sommes là, c’est parce que dans leur vision dévoyée de la Russie éternelle, la nation ukrainienne n’existe pas.

Pour les dirigeants russes, l’Ukraine n’est qu’une partie de l’empire qu’ils veulent ressusciter dans toute sa sphère historique. Leur irrédentisme prétend ramener chaque russophone dans le giron d’une mère patrie magnifiée et donc dépecer les pays dans lesquels ils vivent. C’est bien là que le conflit ukrainien plonge ses racines.

En 2016, Vladimir Poutine avait affirmé que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Nous avons eu tort de ne pas voir en ces mots un programme sinistre, d’autant qu’il avait déjà commencé à l’exécuter.

Oui, nous avons été aveugles aux signaux de l’ambition russe durant ces vingt dernières années : conflits gelés, écrasement de la Tchétchénie, attaque de la Géorgie, annexion de la Crimée, occupation du Donbass. Crise après crise, nous avons fait le pari du dialogue avec Moscou. Nous l’avons fait ici même, au Sénat, jusqu’en 2021 et il fallait le faire, mais les dérives du régime ont été les plus fortes.

Le 24 février dernier fut un réveil brutal et dramatique, mais certains, en France même, ne sont-ils pas encore plongés dans ce sommeil stratégique ?

Ce choc a été aussi un révélateur : le multilatéralisme, ses règles et ses institutions, qui ont organisé notre vie internationale depuis tant d’années, sont entrés dans une crise existentielle. Le conflit ukrainien a mis en pleine lumière les mouvements tectoniques de l’ordre international. Ils sont amples et violents. Ils dessinent une nouvelle géographie des rapports de force, où se confrontent dorénavant deux systèmes de pensée et de valeurs.

Dans ce face-à-face, le pouvoir russe peut compter sur le soutien des régimes qui lui ressemblent, expansionnistes, autocratiques et violents. Comme lui, ils fonctionnent par la terreur et écrasent toute contestation. Comme lui, ils rejettent l’État de droit, les libertés publiques et la séparation des pouvoirs. Comme lui, ils méprisent le droit international, s’assoient sur la souveraineté des États et voient dans la force un moyen légitime de parvenir à leurs fins.

Dès lors, pourquoi la France doit-elle s’engager aux côtés de l’Ukraine ? Il est des moments où ne rien faire devient le plus grand des risques. Voilà ce qui est en jeu. Nous aidons l’Ukraine parce que la Russie veut nous imposer par la violence une Europe soumise. Les faits sont là : il y a huit mois, la Russie a envahi un pays voisin et souverain. L’Ukraine ne la menaçait pas, mais entendait simplement tourner son regard et aussi son avenir vers l’Europe et son modèle démocratique, honni par Vladimir Poutine et les régimes autoritaires.

Pour ces raisons, notre détermination ne peut pas et ne doit pas faiblir, ni dans notre soutien à Kiev ni dans nos sanctions à l’encontre de Moscou. Des voix s’expriment pour suggérer leur modération, voire leur abandon. C’est en fait l’Ukraine qu’elles proposent d’abandonner et donc aussi la défense de nos intérêts.

Pour d’autres, nos livraisons d’armes retardent l’inévitable et accroissent inutilement les souffrances des Ukrainiens. Quelle drôle d’indécence que de proposer aux Ukrainiens agressés de tendre l’autre joue et de se soumettre à la fatalité de l’occupation !

Rappelons-nous, mes chers collègues, notre propre histoire et nos épreuves. Comment un Français pourrait-il proposer de se soumettre à l’envahisseur ? Quand la déraison et la barbarie l’emportent, le rôle d’une puissance d’équilibre n’est pas de ménager le camp de l’agresseur.

Bien sûr, il faudra un jour négocier – vous l’avez dit, madame la Première ministre. Mais comme l’a rappelé le président Larcher, en recevant le 7 juin dernier le président de la Rada, c’est aux Ukrainiens et à eux seuls de déterminer quand, comment et dans quelles conditions les négociations pourront se tenir.

Le Président de la République, après avoir mené une diplomatie du téléphone abondamment commentée, semble désormais s’être rangé à ce constat, mais ce qui fut perçu au moins comme une ambiguïté a peut-être brouillé le message de la France, notamment auprès de nos partenaires de l’est de l’Europe.

À présent, ce sont les critiques émises sur notre aide militaire, qui jettent le trouble. Notre pays serait très loin dans le classement des contributeurs à l’effort de guerre ukrainien. Nous savons tout le prix qu’ils accordent à nos canons Caesar, mais ces armes remarquables ne sont-elles pas l’arbre qui cache le désert ?

Le Gouvernement, madame la Première ministre, s’est longtemps réfugié derrière l’exigence de confidentialité, que nous comprenons, pour ne pas divulguer le détail des livraisons. Nous l’avons accepté, mais cette sincérité doit désormais être mise en cause. Je vous donne acte des indications que vous venez de fournir ce soir, mais nous aurons besoin dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) d’en savoir un peu plus, ne serait-ce que pour reconstituer nos propres forces.

J’en viens aux conséquences de ce conflit. Elles sont nombreuses et, dans le temps qui m’est imparti, j’en évoquerai deux qui me paraissent importantes et qui concernent les secteurs essentiels de la vie de la Nation.

Parmi les vulnérabilités et les dépendances que nous ne pouvons plus accepter, le secteur de l’énergie est évidemment en première ligne. Face à l’arme gazière maniée par Moscou, les Européens parent au plus pressé, dans une unité réelle, mais de plus en plus fragile. Or notre continent est entré dans une crise de sécurité énergétique qui va durer. Quoi qu’on en pense, l’énergie nucléaire sera donc incontournable.

La France, faute historique, lui a tourné le dos, en décrétant en 2015 que sa part dans notre mix énergétique devait baisser ou en actant en 2018 la fermeture de quatorze réacteurs. Ces aberrations n’ont toujours pas été corrigées.

Quant à l’Europe, elle s’obstine à ignorer le rôle central du nucléaire dans la transition énergétique. Cet aveuglement ne doit plus durer. Offrir un véritable bouclier énergétique aux Français, c’est d’abord garantir l’indépendance de notre propre production.

La seconde conséquence majeure de cette guerre tient à ses implications pour nos forces armées. La leçon du conflit ukrainien est limpide. Dans ce contexte, si vous n’avez pas d’armée apte à défendre vos frontières, vous êtes une proie. L’Arménie paie chèrement cette leçon ; nous aurons l’occasion d’évoquer sa situation, prochainement, dans cet hémicycle.

L’excellence de nos militaires ne suffit plus. En réalité, nos armées ont été éreintées par trente ans de saignées budgétaires. Leur format, taillé au plus juste, convenait à une pratique expéditionnaire rompue à des combats rudes, mais asymétriques. Leur masse est désormais insuffisante pour tenir dans la durée un affrontement de très haute intensité.

Certains affirment même qu’en cas d’engagement majeur, nos armées n’auraient pas les moyens de tenir efficacement un front de plus de quatre-vingts kilomètres en Ukraine.

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