La séance, suspendue à dix-sept heures cinquante-cinq, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Gérard Larcher.
La séance est reprise.
L’ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d’un débat, en application de l’article 50-1 de la Constitution, relative à la guerre en Ukraine et aux conséquences pour la France.
Après la déclaration du Gouvernement, la parole sera donnée à un orateur de chaque groupe, puis à Mme la ministre de l’Europe et des affaires étrangères et à M. le ministre des armées pour leur répondre.
La parole est à Mme la Première ministre.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a huit mois, la Russie a attaqué l’Ukraine.
Cette guerre est illégale, contraire à toutes les règles du droit international.
Cette guerre est destructrice. Elle provoque chaque jour plus de dommages et de victimes.
Cette guerre est cynique. Elle est le fruit de mensonges, et la Russie utilise sans vergogne la manipulation et les pires chantages.
Mesdames, messieurs les sénateurs, ce conflit touche d’abord un pays, l’Ukraine, et son peuple.
Depuis huit mois, autour du président Zelensky, du Premier ministre Chmyhal et des forces armées, les Ukrainiens résistent aux assauts russes. Mieux, ils les repoussent. Leur courage force l’admiration. Leur héroïsme force le respect.
Malgré les morts, malgré les drames, le peuple ukrainien se bat et n’a jamais rien cédé.
Je veux commencer, au nom du Gouvernement, et j’en suis sûre, en votre nom à tous, par dire notre soutien et notre solidarité pleine et entière envers le peuple ukrainien.
Applaudissements.
Mais, nous le savons, ce qui se joue dans ce conflit dépasse largement les frontières de l’Ukraine. Le Président de la République l’a dit : ce conflit engage notre responsabilité à tous.
En Ukraine, ce sont nos valeurs qui sont attaquées. Vladimir Poutine l’a reconnu lui-même : en menant cette guerre, c’est notre modèle démocratique qu’il vise. Ce sont les droits de l’homme qu’il veut faire flancher.
Alors, nous devons montrer que nos valeurs sont fortes et que l’on ne peut pas s’en prendre sans conséquence à la démocratie.
Cette guerre est un moment de vérité. L’ordre international est bouleversé. L’espoir d’une paix durable en Europe est balayé. Certaines grandes puissances montrent qu’elles sont prêtes à tout pour s’imposer.
Face à cela, nous avons un devoir de solidarité : solidarité envers les Ukrainiens qui risquent leur vie, solidarité entre Européens qui doivent faire bloc face à la Russie et penser leur avenir ensemble, solidarité entre alliés qui doivent agir conjointement pour dissuader la Russie d’aller plus loin.
Mesdames, messieurs les sénateurs, ce conflit dure et va durer. L’attaque russe a des conséquences très concrètes pour notre pays, pour nos concitoyens. Des conséquences dont nous n’avons malheureusement pas fini de mesurer les effets.
Il était donc important de nous retrouver et de débattre de ce conflit et de ses conséquences pour notre pays.
Je souhaite commencer par un point sur la situation opérationnelle.
L’attaque russe a été synonyme d’un déchaînement de violence, en dépit de toutes les règles. Les civils, les écoles, les hôpitaux, les centres commerciaux et même les convois humanitaires sont pris pour cibles sans discernement.
Les frappes russes se poursuivent. Les grandes villes, notamment Kiev, sont prises pour cible par des attaques de drones ou des tirs de missiles de croisière sur des zones résidentielles. L’objectif de ces tirs n’est pas militaire : il est de détruire et de terroriser.
Les Russes mènent par ailleurs une attaque ciblée contre les infrastructures énergétiques ukrainiennes. Les frappes sur la centrale de Sud-Ukraine et l’occupation militaire de la centrale de Zaporijia par les Russes font courir des risques majeurs à l’Ukraine, à l’Europe, et à la Russie elle-même.
La situation à Zaporijia nous préoccupe en particulier. Nous soutenons la proposition du directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) d’établir une zone de protection autour de la centrale. Ce serait une étape vers la démilitarisation, la cessation complète des tirs, ainsi que le retrait des équipements militaires russes.
Les discussions en ce sens doivent naturellement respecter la souveraineté ukrainienne et son intégrité territoriale.
Depuis le 10 octobre, c’est l’ensemble du réseau électrique ukrainien qui est en péril. Un tiers du parc énergétique ukrainien a déjà été mis hors d’usage par l’armée russe.
Dans les territoires occupés, on assiste à des transferts de population forcés, y compris d’enfants.
Là où l’armée ukrainienne progresse, la libération s’accompagne de la découverte de massacres et de charniers, comme à Boutcha au printemps, et plus récemment à Izioum. Ce sont des actes choquants, révoltants, monstrueux. Ce sont des violations barbares des lois de la guerre. La Russie devra en répondre.
Nous sommes déterminés à ce que les crimes commis par la Russie soient documentés, jugés et punis. La France y contribue.
Au-delà du champ de bataille, la Russie mène une guerre sur tous les fronts. Je pense aux cyberattaques. Je pense aux manipulations de l’information.
Parmi les dernières manipulations de la Russie, je note les propos invraisemblables du ministre de la défense russe sur l’utilisation d’une bombe sale par l’Ukraine. Ce n’est rien d’autre qu’un mensonge supplémentaire de Moscou pour légitimer l’escalade.
N’ayons aucun doute : la Russie est prête à aller plus loin. Poutine n’hésite pas à menacer d’utiliser toutes les armes à sa disposition. Il continuera à le faire.
Malgré la violence et les méthodes de la Russie, l’Ukraine repousse aujourd’hui l’assaut russe. Dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk, l’avancée russe a été arrêtée.
Une contre-offensive a commencé, avec des résultats visibles. L’armée ukrainienne a réussi des percées dans les régions de Kharkiv et de Lyman, et progresse également dans le sud, dans la région de Kherson. À date, on compte 600 villages libérés par l’Ukraine.
Face à cela, Vladimir Poutine a répondu par de nouvelles décisions cyniques. C’est le cas de la mobilisation partielle qu’il a décrétée le 21 septembre. Une mobilisation qui a été suivie de contestation et de départs massifs vers l’étranger.
C’est aussi le cas de la mascarade des référendums truqués dans les régions de l’est de l’Ukraine. Vladimir Poutine fait semblant de croire qu’une parodie de démocratie pourrait camoufler une annexion illégale. Mais la France, par la voix du Président de la République, l’Union européenne et l’Assemblée générale des Nations unies ont toutes condamné cette annexion illégale et refusé de la reconnaître.
Malgré les fragilités russes, ne croyons pas un instant que la fin des combats soit proche. La mobilisation russe apportera de nouveaux soldats sur le front. L’arrivée de nouvelles troupes russes en Biélorussie nous préoccupe collectivement. La Russie est prête à tout.
Et ce n’est pas sur un champ de bataille, mais autour d’une table de négociation que nous trouverons une issue à cette guerre.
Mesdames, messieurs les sénateurs, en attendant que les conditions d’une sortie du conflit soient réunies, nous avons un devoir : aider l’Ukraine autant que nous pouvons, sans entrer en guerre avec la Russie.
Dès le début du conflit, en s’adressant aux Français, le Président de la République avait prévenu : cette guerre marquait une rupture, et nous n’avions pas fini d’en mesurer les effets.
Pourtant, nous n’avons pas hésité une seconde à agir. Si nous n’avions pas agi en Européens, en alliés, en nation libre et fidèle à ses valeurs, nous aurions ouvert la porte à un ordre international brutalisé où la fin justifie tous les moyens. Nous aurions laissé penser que les démocraties étaient faibles. Nous aurions planté les germes de conflits futurs qui nous auraient menacés encore plus directement.
Alors, depuis le début du conflit, avec l’Europe et avec les alliés, nous avons décidé de livrer du matériel militaire à l’Ukraine.
Dès la fin du mois de février, notre pays a commencé les livraisons d’armement. Nous avons d’abord livré des armes individuelles, des munitions et du carburant. Puis sont venus s’ajouter des équipements plus lourds, comme des canons Caesar et des véhicules blindés.
Nous poursuivons aujourd’hui nos efforts. Nous allons livrer très prochainement des systèmes antiaériens comme le Crotale, et nous étudions l’envoi de moyens d’artilleries supplémentaires comme des lance-roquettes unitaires.
Nous continuons également à agir en Européens. L’Union européenne a d’ores et déjà mobilisé 2, 5 milliards d’euros au titre de la Facilité européenne pour la paix pour apporter du matériel militaire à l’Ukraine. Les Vingt-Sept viennent de décider d’y ajouter 500 millions d’euros de plus.
Par ailleurs, nous soutenons le lancement d’une mission d’assistance militaire de l’Union européenne, qui va permettre de dispenser des formations aux forces armées ukrainiennes.
L’objectif de cette mission est, dans un premier temps, de former 15 000 militaires ukrainiens. La France en accueillera 2 000.
Il fallait trouver un moyen de faciliter l’acquisition par l’Ukraine de matériel répondant au mieux à ses besoins. Le Président de la République a ainsi annoncé au début du mois la mise en place d’un fonds spécial, doté de 100 millions d’euros, pour permettre à l’Ukraine de commander des matériels directement auprès de nos industriels. Ce fonds s’ajoute à la part française de financement de la Facilité européenne pour la paix.
Les premières commandes ont déjà été passées. Nos industriels doivent s’engager fortement pour y répondre.
Au-delà, la France agit en allié fiable et crédible. Dès les premiers jours du conflit, à la demande du Président de la République, nous avons renforcé notre dispositif sur le flanc est de l’Otan.
La semaine dernière, nous avons annoncé un nouveau renforcement de notre dispositif militaire dans le cadre des missions de réassurance de l’Alliance.
Dans les prochains jours, nous allons projeter des chars Leclerc en Roumanie, où nous sommes nation-cadre de la mission de l’Otan. En Lituanie, des Rafale seront déployés avant la fin de l’année et pour quatre mois. Nos véhicules de combat d’infanterie Griffon les plus modernes iront en Estonie.
Cette présence en Roumanie et dans les États baltes illustre l’engagement avec nos alliés. La Russie pensait trouver l’Otan faible et divisée, elle l’a ressoudée.
Mais notre soutien militaire n’est qu’une partie de notre action. Dès les premiers jours de la guerre, avec l’Union européenne, nous avons pris des sanctions fortes.
Là encore, Vladimir Poutine croyait diviser l’Europe. Elle a fait face et montré son unité et sa détermination face à la crise. Je dirai même plus : bien malgré lui, le président Poutine a renforcé l’Europe.
Le premier paquet de sanctions a été adopté en moins de vingt-quatre heures. En tout, huit paquets ont été adoptés jusqu’à présent.
Notre objectif est le même depuis le début : rendre le coût de la guerre insupportable pour la Russie ; frapper durement son économie pour l’empêcher de financer son offensive.
Nous avons pris des sanctions massives et de tous ordres : financières, bancaires, commerciales, mais aussi contre la propagande russe et contre les dirigeants et les oligarques. Avec le huitième paquet adopté, ce sont près de 1 300 personnes directement touchées par des gels d’avoirs ou des interdictions de voyage en Europe.
L’Europe n’a pas reculé devant les décisions courageuses. Je pense notamment à l’embargo sur les importations de charbon, de pétrole brut et de produits raffinés russes. Avec les prix élevés de l’énergie, Moscou préserve l’illusion. Mais les faits sont là : les sanctions fonctionnent.
L’économie russe est entrée en récession et elle sera durablement affectée. Par son obstination, Vladimir Poutine hypothèque l’avenir de son pays et appauvrit son propre peuple.
Nous sommes fermes. Nous n’hésitons pas non plus à sanctionner ceux qui soutiennent la guerre du président russe. Vendredi dernier, l’Union européenne a ainsi sanctionné l’Iran, qui a fourni des drones à la Russie pour mener ses exactions.
Abandonner les sanctions, ce serait abandonner l’Ukraine, ce serait aussi trahir nos valeurs. Je veux être très claire : les sanctions continueront tant que Vladimir Poutine s’évertuera dans sa spirale belliqueuse.
Mesdames, messieurs les sénateurs, notre soutien à l’Ukraine passe par les livraisons de matériel, par les sanctions, mais il s’incarne aussi dans une action humanitaire résolue.
En France, plus de 200 millions d’euros ont été mobilisés, et 2 500 tonnes de matériel livrées.
Nous nous sommes également organisés pour accueillir les Ukrainiens chassés par la guerre. Plus de 100 000 ont été accueillis, et près de 19 000 enfants ont été scolarisés. Cela s’est fait rapidement, efficacement, dignement.
Nous avons pu agir grâce à l’action rapide et exemplaire de l’Europe. Dès le 3 mars, les Vingt-Sept ont accordé la protection temporaire aux déplacés ukrainiens. C’est une première. Quelque 4 millions de personnes en bénéficient aujourd’hui à l’échelle européenne.
Je sais également que notre action humanitaire aurait été impossible sans l’élan de solidarité nationale qui s’est engagé depuis huit mois.
Je pense à nos organisations non gouvernementales (ONG), à nos entreprises, et, bien sûr, à nos compatriotes : ceux qui accueillent des déplacés ukrainiens chez eux recevront prochainement une aide.
Je pense aussi, et je le dis tout particulièrement devant le Sénat, à nos collectivités. Elles ont été mobilisées, engagées. Elles permettent l’accueil et la scolarisation des déplacés ukrainiens. Elles sont indispensables face à cette crise, et avec vous, je veux saluer leur action.
Notre soutien à l’Ukraine est également diplomatique.
L’Ukraine fait pleinement partie de la famille européenne. Lors du Conseil européen, en juin, le statut de pays candidat à l’Union européenne lui a été accordé à l’unanimité. Le chemin de l’adhésion est long, exigeant. Il n’y aura pas de procédure accélérée ou de critères au rabais. Ce ne serait dans l’intérêt de personne, ni de l’Union européenne ni de l’Ukraine.
Sans préjudice de ce processus d’adhésion, la Communauté politique européenne proposée par le Président de la République se met en place. Elle permettra à tous ses membres, dont l’Ukraine, de bénéficier de coopérations concrètes, par exemple dans les domaines de l’énergie, des infrastructures ou de la sécurité.
La première réunion de la Communauté politique européenne, le 6 octobre à Prague, a été un succès. Quelque quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement y ont pris part. La pertinence de ce format a été unanimement saluée.
C’est une première étape de très bon augure pour la deuxième réunion de cette nouvelle communauté prévue en Moldavie au semestre prochain.
Enfin, soutenir l’Ukraine, c’est accompagner sa reconstruction.
On évalue pour l’instant à près de 350 milliards d’euros les besoins du pays pour se reconstruire. C’est un défi colossal. Un défi d’autant plus important que ce montant va sans doute encore s’accroître.
L’Ukraine ne réussira pas seule. Nous serons, en Français et en Européens, à ses côtés.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous le savons tous, les conséquences de la guerre dépassent largement les frontières de l’Ukraine. Aussi, depuis février, le Gouvernement agit sans relâche pour limiter l’impact du conflit sur notre pays.
Le premier défi est énergétique.
La guerre et l’arrêt quasi total des livraisons de gaz russe vers l’Europe ont provoqué des tensions d’approvisionnement et de nouvelles hausses de prix.
Rappelons que c’est bien la Russie qui a lancé cette guerre. C’est elle qui nous pousse à répondre en retour. C’est encore elle qui fait du gaz et de l’énergie un objet de chantage.
En outre, tout indique que des actes de sabotage graves et irresponsables ont été commis contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2. Une enquête internationale indépendante est en cours, et il ne m’appartient pas de tirer des conclusions ici.
Je veux néanmoins le dire : nous répondrons avec nos partenaires de manière ferme et unie à cette attaque contre les infrastructures énergétiques européennes.
Dans ce contexte, nous sommes prêts à affronter les mois qui viennent.
Comme j’ai eu l’occasion de le préciser devant vous lors de notre débat sur la politique énergétique, nous avons anticipé la situation. Grâce à notre action préventive, grâce à la sobriété et à la solidarité européenne, nous nous sommes mis en mesure de traverser l’hiver sans coupure.
Nous travaillons aussi, vous le savez, pour limiter l’impact de la montée des prix sur le pouvoir d’achat de nos concitoyens.
Très tôt, nous avons pris des mesures fortes, les plus protectrices d’Europe. Le bouclier tarifaire a permis de bloquer les prix du gaz et de limiter la hausse des prix de l’électricité pour les ménages, les très petites entreprises et les plus petites communes.
Le mois dernier, j’ai annoncé que le bouclier tarifaire serait prolongé. Alors que les prix auraient dû doubler, la hausse sera limitée à 15 %.
Au-delà des ménages, nous devons protéger les entreprises et les collectivités face à la hausse des prix. Je sais que c’est un sujet sur lequel vous êtes particulièrement mobilisés.
Nous voulons d’abord traiter le problème à la racine, en faisant baisser les prix.
Le Président de la République est pleinement investi pour trouver une solution européenne. Le Conseil européen des 20 et 21 octobre a ouvert la voie à plusieurs mesures.
Pour faire baisser les prix, nous avons mis en place des outils pour favoriser les achats communs de gaz. Nous travaillons aussi à un mécanisme visant à limiter la hausse du prix de l’électricité. Nous défendons, vous le savez, l’extension à toute l’Europe du dispositif qui a permis de diviser par deux, voire trois, les prix en Espagne.
Plus largement, nous devons engager une réforme structurelle du marché de l’électricité pour que ses prix reflètent mieux et durablement la réalité des coûts de production.
En parallèle, nous travaillons pour protéger les entreprises et les collectivités face à la flambée des prix de l’énergie. Le Gouvernement présentera des mesures en ce sens d’ici à la fin de la semaine.
Mesdames, messieurs les sénateurs, au-delà des réponses d’urgence, nous devons tirer toutes les conséquences de cette guerre et préparer l’avenir.
Ce conflit nous a rappelé l’importance de notre souveraineté française et européenne.
Nous devons tout d’abord bâtir une souveraineté énergétique en accélérant notre sortie des énergies fossiles. Nous y parviendrons par une stratégie ambitieuse fondée sur la sobriété, le nucléaire et les énergies renouvelables.
Hier soir et aujourd’hui, vous avez examiné en commission le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Je suis convaincue que nous pourrons trouver des points d’accord et avancer sur ce texte ensemble.
Nous devons ensuite bâtir notre souveraineté alimentaire.
Dès le mois de mars, des mesures ont été prises avec l’appui de l’Union européenne pour protéger les agriculteurs et les consommateurs. Nous agissons également en Français et en Européens pour faciliter l’acheminement des exportations agricoles ukrainiennes.
Par ailleurs, nous prendrons le chemin de la souveraineté alimentaire grâce aux investissements de France 2030 et à la future loi d’orientation et d’avenir pour l’agriculture.
Enfin, cette guerre nous prouve une fois de plus l’urgence de consolider notre souveraineté stratégique.
À l’échelon national, la guerre nous conforte dans la décision de poursuivre les efforts engagés dans le cadre de la loi de programmation militaire actuelle. Le Président de la République a réaffirmé son ambition : disposer d’armées au meilleur niveau, prêtes à agir et à prendre l’ascendant dans tous les milieux.
Une analyse poussée a été menée dans le cadre de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale qui a fait l’objet d’échanges avec les commissions compétentes des deux assemblées.
Sur ce fondement, une nouvelle loi de programmation vous sera présentée au premier semestre 2023.
Enfin, cette guerre a prouvé une fois de plus l’importance du multilatéralisme et la nécessité d’une autonomie stratégique européenne.
Sous présidence française du Conseil de l’Union européenne, ces derniers mois ont été l’occasion d’avancées historiques.
La Facilité européenne pour la paix a été utilisée pour aider directement un pays attaqué à se défendre. Nous avons acté notre volonté de renforcer les investissements européens en matière de défense par l’adoption de la boussole stratégique. Nous nous sommes engagés collectivement, lors du sommet de Versailles en mars, à réduire nos dépendances.
Ce conflit a marqué le réveil géopolitique de l’Europe. Nous savons désormais qu’il nous faut peser pour faire valoir nos valeurs et notre modèle.
Mesdames, messieurs les sénateurs, ce conflit dure, mais il devra trouver une issue. Après la guerre, l’Ukraine devra être libre et souveraine. Après cette guerre, la Russie sera toujours notre voisine. Elle est et restera une grande puissance. Seule la diplomatie permettra de trouver une sortie durable à ce conflit.
C’est la raison pour laquelle nous maintenons des canaux d’échange avec la Russie. Des négociations devront se tenir lorsque l’Ukraine estimera que le moment est venu et qu’elle sera en mesure de faire pleinement entendre sa voix.
Mesdames, messieurs les sénateurs, cette guerre a bousculé beaucoup de nos certitudes. Elle a changé profondément et durablement l’ordre mondial. Elle a rappelé que la démocratie est un acquis fragile, et que nos valeurs devaient être défendues.
Alors avec l’Europe, avec les alliés, la France restera aux côtés de l’Ukraine jusqu’au bout. Nous ne céderons rien face à l’agresseur russe, et nous continuerons toujours à protéger les Français.
Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, UC, SER, GEST et Les Républicains.
Acte est donné de la déclaration du Gouvernement.
Dans le débat, la parole est à M. Christian Cambon, pour le groupe Les Républicains.
Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Vincent Capo-Canellas et Jacques Le Nay applaudissent également.
Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, lorsque le mur de Berlin est tombé, le monde, qui avait toujours connu la guerre froide, a vécu un tournant historique.
Combien d’entre nous auraient-ils pu imaginer, il y a trente ans, que nous vivrions un nouveau tournant aussi important avec le retour de la guerre en Europe et le nouveau contexte international qu’elle installe pour les décennies à venir ?
Je souhaite aborder ce débat majeur autour de trois axes de réflexion.
Je rappellerai d’abord les principaux enjeux de ce conflit, dont les partisans des thèses russes voudraient nous faire croire qu’il ne concerne que deux voisins, ce qui n’est naturellement pas la réalité.
Il me paraît ensuite important de rappeler à nos compatriotes pourquoi et comment la France s’est engagée aux côtés de l’Ukraine.
J’examinerai enfin les conséquences que ce conflit emporte pour notre propre pays, pour nos approvisionnements énergétiques et pour nos forces armées.
Après 245 jours de combats, la lutte des Ukrainiens face à l’agression russe a radicalement changé de visage.
Elle apparaissait au départ comme un combat pour l’honneur, perdu d’avance. Aujourd’hui, elle permet de tenir en échec l’une des armées les plus puissantes au monde, et devient une légende à laquelle personne n’aurait cru.
Mais nous savons aussi le prix payé par ce peuple courageux, et nous nous inclinons en ces instants devant tant de souffrances, devant tant de morts et de martyrs, victimes de la folie humaine. Que justice leur soit rendue un jour, mes chers collègues.
Non, l’Ukraine n’a pas sombré. Sa bravoure, sa solidarité, ses qualités militaires et sa détermination l’ont maintenue à flot. Face à une brutalité d’un autre âge, elle s’est révélée à elle-même, au monde et surtout à Vladimir Poutine et à son régime. Car, si nous en sommes là, c’est parce que dans leur vision dévoyée de la Russie éternelle, la nation ukrainienne n’existe pas.
Pour les dirigeants russes, l’Ukraine n’est qu’une partie de l’empire qu’ils veulent ressusciter dans toute sa sphère historique. Leur irrédentisme prétend ramener chaque russophone dans le giron d’une mère patrie magnifiée et donc dépecer les pays dans lesquels ils vivent. C’est bien là que le conflit ukrainien plonge ses racines.
En 2016, Vladimir Poutine avait affirmé que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Nous avons eu tort de ne pas voir en ces mots un programme sinistre, d’autant qu’il avait déjà commencé à l’exécuter.
Oui, nous avons été aveugles aux signaux de l’ambition russe durant ces vingt dernières années : conflits gelés, écrasement de la Tchétchénie, attaque de la Géorgie, annexion de la Crimée, occupation du Donbass. Crise après crise, nous avons fait le pari du dialogue avec Moscou. Nous l’avons fait ici même, au Sénat, jusqu’en 2021 et il fallait le faire, mais les dérives du régime ont été les plus fortes.
Le 24 février dernier fut un réveil brutal et dramatique, mais certains, en France même, ne sont-ils pas encore plongés dans ce sommeil stratégique ?
Ce choc a été aussi un révélateur : le multilatéralisme, ses règles et ses institutions, qui ont organisé notre vie internationale depuis tant d’années, sont entrés dans une crise existentielle. Le conflit ukrainien a mis en pleine lumière les mouvements tectoniques de l’ordre international. Ils sont amples et violents. Ils dessinent une nouvelle géographie des rapports de force, où se confrontent dorénavant deux systèmes de pensée et de valeurs.
Dans ce face-à-face, le pouvoir russe peut compter sur le soutien des régimes qui lui ressemblent, expansionnistes, autocratiques et violents. Comme lui, ils fonctionnent par la terreur et écrasent toute contestation. Comme lui, ils rejettent l’État de droit, les libertés publiques et la séparation des pouvoirs. Comme lui, ils méprisent le droit international, s’assoient sur la souveraineté des États et voient dans la force un moyen légitime de parvenir à leurs fins.
Dès lors, pourquoi la France doit-elle s’engager aux côtés de l’Ukraine ? Il est des moments où ne rien faire devient le plus grand des risques. Voilà ce qui est en jeu. Nous aidons l’Ukraine parce que la Russie veut nous imposer par la violence une Europe soumise. Les faits sont là : il y a huit mois, la Russie a envahi un pays voisin et souverain. L’Ukraine ne la menaçait pas, mais entendait simplement tourner son regard et aussi son avenir vers l’Europe et son modèle démocratique, honni par Vladimir Poutine et les régimes autoritaires.
Pour ces raisons, notre détermination ne peut pas et ne doit pas faiblir, ni dans notre soutien à Kiev ni dans nos sanctions à l’encontre de Moscou. Des voix s’expriment pour suggérer leur modération, voire leur abandon. C’est en fait l’Ukraine qu’elles proposent d’abandonner et donc aussi la défense de nos intérêts.
Pour d’autres, nos livraisons d’armes retardent l’inévitable et accroissent inutilement les souffrances des Ukrainiens. Quelle drôle d’indécence que de proposer aux Ukrainiens agressés de tendre l’autre joue et de se soumettre à la fatalité de l’occupation !
Rappelons-nous, mes chers collègues, notre propre histoire et nos épreuves. Comment un Français pourrait-il proposer de se soumettre à l’envahisseur ? Quand la déraison et la barbarie l’emportent, le rôle d’une puissance d’équilibre n’est pas de ménager le camp de l’agresseur.
Bien sûr, il faudra un jour négocier – vous l’avez dit, madame la Première ministre. Mais comme l’a rappelé le président Larcher, en recevant le 7 juin dernier le président de la Rada, c’est aux Ukrainiens et à eux seuls de déterminer quand, comment et dans quelles conditions les négociations pourront se tenir.
Le Président de la République, après avoir mené une diplomatie du téléphone abondamment commentée, semble désormais s’être rangé à ce constat, mais ce qui fut perçu au moins comme une ambiguïté a peut-être brouillé le message de la France, notamment auprès de nos partenaires de l’est de l’Europe.
À présent, ce sont les critiques émises sur notre aide militaire, qui jettent le trouble. Notre pays serait très loin dans le classement des contributeurs à l’effort de guerre ukrainien. Nous savons tout le prix qu’ils accordent à nos canons Caesar, mais ces armes remarquables ne sont-elles pas l’arbre qui cache le désert ?
Le Gouvernement, madame la Première ministre, s’est longtemps réfugié derrière l’exigence de confidentialité, que nous comprenons, pour ne pas divulguer le détail des livraisons. Nous l’avons accepté, mais cette sincérité doit désormais être mise en cause. Je vous donne acte des indications que vous venez de fournir ce soir, mais nous aurons besoin dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) d’en savoir un peu plus, ne serait-ce que pour reconstituer nos propres forces.
J’en viens aux conséquences de ce conflit. Elles sont nombreuses et, dans le temps qui m’est imparti, j’en évoquerai deux qui me paraissent importantes et qui concernent les secteurs essentiels de la vie de la Nation.
Parmi les vulnérabilités et les dépendances que nous ne pouvons plus accepter, le secteur de l’énergie est évidemment en première ligne. Face à l’arme gazière maniée par Moscou, les Européens parent au plus pressé, dans une unité réelle, mais de plus en plus fragile. Or notre continent est entré dans une crise de sécurité énergétique qui va durer. Quoi qu’on en pense, l’énergie nucléaire sera donc incontournable.
La France, faute historique, lui a tourné le dos, en décrétant en 2015 que sa part dans notre mix énergétique devait baisser ou en actant en 2018 la fermeture de quatorze réacteurs. Ces aberrations n’ont toujours pas été corrigées.
Quant à l’Europe, elle s’obstine à ignorer le rôle central du nucléaire dans la transition énergétique. Cet aveuglement ne doit plus durer. Offrir un véritable bouclier énergétique aux Français, c’est d’abord garantir l’indépendance de notre propre production.
La seconde conséquence majeure de cette guerre tient à ses implications pour nos forces armées. La leçon du conflit ukrainien est limpide. Dans ce contexte, si vous n’avez pas d’armée apte à défendre vos frontières, vous êtes une proie. L’Arménie paie chèrement cette leçon ; nous aurons l’occasion d’évoquer sa situation, prochainement, dans cet hémicycle.
L’excellence de nos militaires ne suffit plus. En réalité, nos armées ont été éreintées par trente ans de saignées budgétaires. Leur format, taillé au plus juste, convenait à une pratique expéditionnaire rompue à des combats rudes, mais asymétriques. Leur masse est désormais insuffisante pour tenir dans la durée un affrontement de très haute intensité.
Certains affirment même qu’en cas d’engagement majeur, nos armées n’auraient pas les moyens de tenir efficacement un front de plus de quatre-vingts kilomètres en Ukraine.
M. le ministre des armées le conteste.
Nos stocks ne nous permettent même pas d’aider comme nous le voudrions un pays ami, lorsqu’il est agressé. Un seul exemple suffira : à la fin de 2025, nous aurons en stock l’équivalent en munitions de ce qui est tombé la semaine dernière sur l’Ukraine.
Nous en sommes au point où nous devons aussi nous demander si notre soutien militaire à Kiev, même insuffisant, ne dépouille pas à l’excès nos propres forces.
Par conséquent, monsieur le ministre des armées, tirons ensemble les enseignements stratégiques, opérationnels et industriels de ce conflit ukrainien. Ils sont nombreux et complexes. Ce sera – nous le savons – l’enjeu de la prochaine loi de programmation militaire.
Se pose aussi la question centrale de nos coopérations. L’Europe se réveille de sa torpeur stratégique. Elle entend se réarmer et ne s’interdit plus de penser à sa souveraineté. Tant mieux, mais cette prise de conscience se fait pour l’instant à l’ombre du parapluie américain et de son industrie de défense.
Ne nous méprenons pas : l’Otan reste notre alliance la plus solide, la seule – à vrai dire – à pouvoir garantir notre sécurité collective. Il était donc assez prévisible que les Européens cherchent à s’abriter derrière le bouclier atlantique, dans cette tempête. D’autant que, sur le flanc est, le danger n’est pas simplement en Ukraine.
Ainsi, la Biélorussie de Loukachenko marche dans les pas de Vladimir Poutine et s’invente des menaces lituano-polonaises à ses frontières. N’oublions pas cependant tous ces Biélorusses courageux, qui sont opprimés par un régime tout aussi tyrannique. Mme Svetlana Tikhanovskaïa, que nous avons reçue avec le président Larcher et vous aussi, mes chers collègues, dans cet hémicycle, a réussi à fédérer l’opposition biélorusse. Pendant ce temps – ne l’oublions pas –, son mari est en prison, où il est torturé.
Les destins de la Biélorussie et de l’Ukraine ne peuvent être envisagés de façon séparée. Agissons pour que les voix de l’opposition biélorusse résonnent davantage au Conseil de l’Europe, au sein de l’Union européenne et même en France.
Soutenons aussi la Moldavie, menacée de l’intérieur par la présence russe en Transnistrie, et de l’extérieur par sa dépendance totale au gaz russe. Aujourd’hui même, la Moldavie ne peut plus payer son gaz. Or ce pays est dans notre voisinage immédiat et a vocation à rejoindre un jour l’Union européenne. À lui aussi, nous devrions fournir des moyens pour assurer sa défense et son indépendance, comme il ne cesse de nous le demander.
Dans ce contexte, l’Alliance atlantique est capitale, mais elle n’est pas la fin de l’Histoire pour la défense de l’Europe. Nous devons être prêts, nous Français, nous Européens, à faire face seuls, parce que nous y serons peut-être contraints. Qu’en sera-t-il demain face à des menaces que Washington déciderait d’ignorer ou ne pourrait plus traiter parce que les États-Unis seraient déjà engagés ailleurs ?
Je suis convaincu que nous avons une perspective européenne commune en matière militaire, mais c’est un chemin long et sinueux – nous en savons quelque chose. Même pendant la Présidence française de l’Union européenne, nous n’avons pas vraiment réussi à persuader nos partenaires, en particulier allemands, de s’y engager résolument. Avançons donc ensemble partout où cela est possible, mais avançons seuls partout où cela est nécessaire.
C’est pourquoi la prochaine loi de programmation militaire sera fondamentale. L’actuelle loi – j’en donne acte au Président de la République – a permis de stopper l’hémorragie. Celle qui s’annonce devra porter une ambition plus forte encore. Elle devra projeter notre modèle d’armée dans cette nouvelle ère de menace.
Mes chers collègues, à l’heure où nous tenons ce débat, l’avenir n’est malheureusement pas écrit et même l’apocalypse nucléaire ne peut être exclue. Bien sûr, tout doit être entrepris pour ne pas en arriver à cette ultime extrémité. Notre dissuasion est une garantie de sécurité. Il faut le rappeler à chacun et ne pas oublier que sa portée vient aussi de ce qu’elle comprend de menaçant ou d’incertain. Veillons donc à ne pas l’affaiblir en révélant d’emblée une absence de réponse française.
Face au poids des incertitudes, gardons le cap, mes chers collègues. La puissance russe a volé la paix aux Ukrainiens. Elle a tenté de leur ôter leur liberté et leur souveraineté. Ces biens les plus précieux que possède un peuple, l’Ukraine doit les recouvrer et nous devons l’y aider.
Ne cédons rien à la violence, ne cédons rien aux menaces et rien au mensonge. N’offrons pas au Kremlin l’aubaine de nos divisions et opposons-lui un front uni de démocraties fortes et déterminées en Europe et au-delà. C’est bien sûr notre intérêt, mais par-dessus tout ce sera l’honneur de la France.
Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et SER.
La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en juillet dernier, j’ai eu l’honneur de faire partie de la délégation qui accompagnait le président du Sénat en Ukraine. J’ai été profondément marqué par notre visite dans la banlieue nord de Kiev, touchée par les offensives russes. Nous nous sommes rendus dans les villes martyres d’Irpin, de Boutcha et de Borodyanka. Personne – personne ! – ne peut en revenir indemne.
Lors de ce court séjour, nous avons mesuré l’importance de l’aide militaire, sans laquelle les Ukrainiens ne se battraient pas à armes égales avec leur agresseur. Comme j’ai pu le dire, au-delà du symbole, le soutien sur place d’autorités politiques d’États étrangers permet la reconnaissance et l’affirmation de la juste cause du peuple ukrainien.
De quoi débattons-nous aujourd’hui ? Notre sujet est le retour de la guerre en Europe. Le retour de la guerre, c’est le retour des heures sombres. L’ensemble du projet européen que nous avons bâti avait pour but d’empêcher que le continent ne subisse de nouveau les affres de la guerre. Le monde entier a souhaité écarter ce risque. L’ensemble des organisations internationales et toute la construction du droit international, mises en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, visaient à prévenir une telle situation.
Or, le souvenir ancré dans la mémoire de nos aînés s’étiole au fil des ans et la crainte de la guerre n’est plus aussi prégnante. Aristote disait que « savoir, c’est ce souvenir ». Oui, savoir, c’est se souvenir : souvenons-nous donc de toutes les luttes pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Grâce à ce souvenir, nous ne pouvons que nous opposer, en nous révoltant, à l’accaparement de territoires par la force et aux atrocités qui y sont commises.
Je parle de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés, de la déportation d’Ukrainiens, de la déportation de centaines de milliers d’enfants – oui, de centaines de milliers d’enfants ukrainiens –, qui servent la propagande russe, qui sont placés dans des familles et qui pensent que leurs parents sont morts.
Ces exactions ne sont pas nouvelles : l’horreur syrienne aurait déjà dû nous alerter, car ce sont les mêmes acteurs – ne nous méprenons pas.
D’ailleurs, face aux nombreux revers militaires, le Kremlin a nommé à la tête des opérations un nouveau général, Sergueï Sourovikine, qui était déjà à la manœuvre en Syrie et dont la sanglante réputation n’est plus à faire. Plus la situation est critique, plus les forces russes sont acculées, plus la folie meurtrière et mortifère de Poutine s’affirme.
Comme me l’a dit Robert Badinter, avec qui j’ai eu l’honneur d’échanger voici quarante-huit heures : « Les empires ne survivent pas aux défaites et Vladimir Poutine le sait. »
La population ukrainienne est sacrifiée et traumatisée. Ce traumatisme se transmet de génération en génération – j’en suis le témoin. Je ne peux qu’avoir une pensée pour ces morts tombés dans les terribles guerres du passé en rêvant à la concorde et à la paix du monde, une pensée pour ces quelques personnes qui ont survécu et qui condamnent d’avance tous ceux qui tenteraient de devenir les nouveaux chevaliers de l’Apocalypse, une pensée pour les jeunes générations d’aujourd’hui, qui attendent à bon droit une humanité meilleure.
Une amie ukrainienne me confiait l’autre jour, à Lille, qu’elle avait découvert le sentiment de haine. Rendons-nous compte ce que cela implique…
Kennedy proclamait : « L’humanité devra mettre fin à la guerre ou c’est la guerre qui mettra fin à l’humanité. » Le monde arrivera-t-il jamais à changer la mentalité belliqueuse qu’il a tissée jusqu’à présent, pendant une si grande partie de son histoire ? Il est difficile de le prévoir, mais il est facile d’affirmer que notre chemin doit être celui d’une Histoire pacifique et résolument humaniste.
Vladimir Poutine devra répondre de ses crimes de guerre et contre l’humanité, car tout a une fin. En attendant, la crise devient la norme et l’escalade de violence russe ne semble pas connaître de limites.
La menace est désormais nucléaire, qu’elle soit tactique ou stratégique. L’Ukraine est au cœur d’une escalade très inquiétante et la Russie est tentée de durcir la situation avant l’hiver, les avancées militaires étant toujours plus difficiles dans les contrées gelées.
Cependant, la population ukrainienne aussi connaîtra les plus grandes difficultés. Les frappes massives contre les infrastructures sont sur le point d’entraîner un effondrement énergétique. Il semble même que les victoires ukrainiennes soient comme un stimulant pour la Russie, celle-ci ne souhaitant plus subir de défaite sans répliquer de manière puissante.
Cette escalade est mortifère. Ainsi, à la suite du retrait russe de Kherson, de nouvelles menaces se font jour, notamment la destruction du barrage de Kakhovka, et celle de la frappe nucléaire est encore très présente.
Ces chantages sont autant de pions avancés dans le jeu de terreur et d’intimidation des populations visant à leur saper le moral. On le sait, la guerre ne se gagne pas uniquement avec les armes.
Oui, le peuple ukrainien est résilient. Oui, il y va de sa liberté et de sa souveraineté, mais participer à l’effort de guerre ne doit pas être uniquement synonyme de fourniture d’armes par la France. L’aide humanitaire, madame la Première ministre, doit être pensée, organisée et mise en œuvre. Aussi notre groupe se prononce-t-il pour la création de fonds spéciaux pour venir en soutien aux populations civiles, qui sont les premières à souffrir.
Par ailleurs, des incertitudes quant à la réaction de certains États demeurent. Dans notre monde interconnecté, certaines attitudes interrogent : la Chine et l’Inde, qui semblent avoir pris leurs distances avec la Russie lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent nous apporter plus de transparence et de garanties. Dans ce domaine, le parti socialiste a toujours été très clair vis-à-vis du pouvoir russe et notre réponse a sans cesse été celle de la condamnation. Nous nous rangerons toujours du côté de la paix.
Je tiens également à évoquer la question du Bélarus – le président Cambon vient de le faire –, qui est restée dans l’angle mort des préoccupations de nos opinions publiques. Ce pays a lui aussi une histoire européenne, trempée dans le sang du sacrifice de l’est de l’Europe. Durant la Seconde Guerre mondiale, un quart de sa population a disparu.
Dans l’ombre de la Russie, hier, et dans celle de l’actualité ukrainienne, depuis huit mois, ce pays a été par trop oublié. Il est réapparu dans nos médias lorsqu’Alexandre Loukachenko, dont nous ne reconnaissons plus la légitimité depuis 2020, a parié sur la fébrilité des dirigeants européens. Il a cyniquement organisé la venue aux frontières de l’Europe de centaines de migrants pour jouer d’un chantage inédit.
Il aura fallu cet épisode et des événements récents susceptibles de modifier le cours du conflit pour que l’on ne résume plus Minsk à des accords porteurs d’espoirs, désormais déçus.
Le Bélarus, c’est aussi un peuple, auquel un homme impose sa loi par des élections truquées, un peuple qui a vu emprisonner arbitrairement plus de personnes pour des raisons politiques, dans le but de briser une contestation populaire inédite, un peuple dont le dictateur a fait sortir son pays de la neutralité militaire en autorisant la présence de missiles nucléaires russes sur son territoire, et qui a récemment pris le chemin d’une participation active à la guerre en préparant une mobilisation qui ne dit pas encore son nom.
Minsk, pour le grand public, c’est aussi une présidente élue, forcée à l’exil, et qui se bat au quotidien pour soutenir ses compatriotes et préparer l’avenir démocratique de son pays. En nous tenant aux côtés du président Volodymyr Zelensky, nous devons nous tenir pareillement aux côtés de la courageuse présidente Svetlana Tikhanovskaïa, qui s’est exprimée à cette même tribune en février dernier. À nous de faire résonner son nom et celui du Bélarus libre pour soutenir ce peuple dans sa lutte, qui est aussi celle de la France et de l’Europe pour un continent démocratique et en paix.
La pseudo-démocratie du Kremlin ne trompe personne. Les référendums organisés dans quatre régions ukrainiennes, à la fin du mois de septembre dernier, avec des résultats fantoches avoisinant les 100 %, n’étaient que de simples formalités. Des hommes armés accompagnaient les électeurs aux bureaux de vote, quand il y en avait… L’Union européenne et l’Otan ont d’ailleurs qualifié ces scrutins d’« illégaux », à juste titre.
Ces violations du droit international doivent être sanctionnées, mais, en attendant, les habitants de Kherson, du Lougansk, de Zaporijia et de Donetsk sont considérés par les Russes comme faisant partie du territoire de la Fédération de Russie. Nous sommes tous d’accord – je le pense –, dans cet hémicycle, non seulement pour affirmer notre soutien au peuple ukrainien, mais aussi pour adresser une pensée particulière à toutes celles et à tous ceux qui, en Russie, refusent cette dérive historique de leurs dirigeants, souvent au péril de leur vie. Cette résistance-là mérite aussi tout notre respect.
Applaudissements sur les travées des groupes SER, RDSE, RDPI, UC et Les Républicains.
Mes chers collègues, le comportement russe est funeste pour l’Ukraine, pour l’Europe, ainsi que pour l’ensemble de la stabilité internationale. Si le monde entier a conscience des implications de cette guerre quant à l’ordre mondial, le rôle de la France et de l’Europe est particulièrement important.
Nos alliés américains étant soumis à de nouvelles élections d’ici à quelques semaines, l’on ne peut assurer que les moyens déployés seront renouvelés. Dans ce contexte, l’Europe et la France constituent un pôle de stabilité, ce qui nous oblige. Nous ne pouvons fuir notre responsabilité face à la guerre et face au monde.
Le Sénat, monsieur le président, peut apporter sa modeste, mais efficace contribution à travers les relations diplomatiques, tissées notamment grâce au groupe d’amitié France-Ukraine, dont je salue la présidente. La coopération décentralisée pourrait également jouer un rôle important dès lors qu’elle serait coordonnée.
La France a pris sa part, madame la Première ministre, en affirmant sa volonté d’une solution diplomatique dans un passé pas si lointain. En 2014, sous François Hollande, a été mis en place ce qu’on appelle le « format Normandie », qui réunissait les différents acteurs durant la guerre du Donbass. La France était alors en position de médiateur pour favoriser un dialogue et trouver une sortie de crise.
L’année suivante, la suspension de la livraison de Mistral à la Russie pour protester contre l’annexion de la Crimée n’a pas été une décision facile à prendre. J’étais alors au gouvernement et je me souviens de l’opposition de certains.
Ce type d’initiatives et, à travers elles, l’affirmation de notre volonté pacificatrice et du rôle que la France peut jouer dans l’ordre mondial me semblent déterminants. D’autant que Vladimir Poutine compte sur nos failles.
Ce n’est pas seulement l’intégrité du peuple ukrainien qui est attaquée. Pénétrer par la force dans un pays, c’est ouvrir l’ère des ambitions et des conflits à travers le monde. Sans citer l’ensemble des conflits larvés, il faut néanmoins souligner les inquiétudes qui sont les nôtres après le congrès du parti communiste chinois quant à la question de Taïwan. Toutes ces tensions sont autant de torches qui risquent d’embraser le monde. Une fois l’incendie déclaré, il est beaucoup plus difficile à éteindre.
Le reste du monde est ébranlé, et cela est particulièrement vrai en Europe. La crise énergétique qui nous frappe est une conséquence directe de la guerre – cela a été dit à plusieurs reprises. Si notre engagement ne peut être remis en cause – heureusement ! – nous pouvons nous demander si le périmètre des conséquences est défini, ou du moins circonscrit.
En France, l’opinion est solidaire et je tiens à saluer le soutien dont nos concitoyens et nos élus font preuve à l’égard du peuple ukrainien. Notre résilience impressionne, mais qu’en sera-t-il si notre engagement doit perdurer ? L’acceptation de la position de la France a-t-elle des limites ? Nous savons que nous sommes à un moment charnière. Les revers militaires russes s’enchaînent – je l’ai dit –, mais la position de Poutine se durcit, nous devons donc nous mobiliser encore plus.
Une autre menace m’inquiète, qui est celle de l’habitude et de la lassitude. Si la crise devient la norme, si le non-respect de la souveraineté des peuples ne nous révolte plus, alors nous nous dirigions tout droit vers un monde où la loi du plus fort régnera.
Mes chers collègues, sachons construire la victoire de l’intelligence contre l’obscurantisme. Sachons construire la victoire de l’humanité contre la barbarie. Sachons construire la victoire du droit contre la force et pour y parvenir, madame la Première ministre, au nom des collègues qui suivent particulièrement ce dossier, je voudrais vous poser cinq questions précises.
Premièrement, je souhaite bien comprendre les propos tenus par Emmanuel Macron, le Président de la République, dimanche dernier : « Une paix est possible, celle-là seule que les Ukrainiens décideront quand ils le décideront. » Faut-il comprendre que les Ukrainiens auraient seuls la responsabilité de la paix et à quel prix pour leurs frontières ?
Deuxièmement, l’Ukraine demande plus d’armes, mais combien pouvons-nous encore en fournir ? Nos stocks ne sont-ils pas menacés ?
Troisièmement, en cas de déclenchement de l’arme nucléaire, quelles seraient notre capacité et notre volonté de réponse et quelles mesures de sécurité nucléaire ont été mises en œuvre ?
Quatrièmement, sous quelle forme la France apporte-t-elle un soutien direct à la population ukrainienne, notamment à l’approche de la période hivernale ?
Cinquièmement, quelle nouvelle initiative diplomatique la France entend-elle prendre ?
Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi que sur des travées des groupes GEST, RDSE, RDPI, INDEP, UC et Les Républicains. – Mme Éliane Assassi applaudit également.
M. le président. La parole est à Mme Nadia Sollogoub, pour le groupe Union Centriste. Je salue son engagement comme présidente du groupe d’amitié France-Ukraine, un engagement déterminé et particulièrement concret.
Applaudissements.
Mme Nadia Sollogoub. Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, l’Ukraine n’est pas en guerre depuis le mois de février 2022 ; l’Ukraine est en guerre depuis février 2014, date d’annexion de la Crimée.
Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe RDPI . – M. Patrick Kanner applaudit également.
Elle est même en conflit avec son « grand frère russe » depuis les années 1930 et l’Holodomor – nous le commémorerons le 26 novembre prochain –, cette extermination par la faim d’environ cinq millions de victimes, par la volonté de Staline, alors grand maître du Kremlin, qui avait choisi de piller le grenier à blé de l’Union soviétique pour financer son industrialisation.
L’Ukraine et la Russie sont en guerre depuis fort longtemps, mais jusqu’à présent cela ne nous dérangeait pas.
Depuis février 2022, la guerre en Ukraine a mis fin pour nous au dividende de la paix. Cet événement central a bousculé tous nos arbitrages économiques et politiques. Comme un voile qui se déchire, l’invasion de l’Ukraine par la Russie nous a permis de voir les fractures déjà à l’œuvre dans le tissu économique et social français.
La guerre a martelé, comme la pandémie de covid-19, le message de l’impréparation de la France, sa vulnérabilité en général face aux chaînes de valeur des secteurs stratégiques essentiels. La question des ressources et des approvisionnements s’est posée avec brutalité.
Désormais, les enjeux de sécurité sont devenus prioritaires. La question de l’engagement militaire de la France est centrale.
J’ai eu la chance d’être présente à la Rada le jour où les députés ukrainiens ont longuement applaudi la France, le président Larcher et nos canons Caesar – moment inoubliable.
Nous examinerons bientôt le projet de loi de finances pour 2023, premier budget depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Nous souhaitons savoir quels moyens seront prévus pour la poursuite de l’aide à l’Ukraine.
Le Parlement, dont il est évident qu’il doit être tenu au courant de l’effort de guerre, ressent, madame la Première ministre, une forme de frustration face à ce que je qualifierai d’« opacité » sur la question des volumes précis et du type d’aide fournie.
On annonce un nouveau « paquet militaire » : nous aimerions savoir ce qu’il contient précisément.
Des chiffres circulent sur ce que pourrait être le montant financier de notre aide militaire, mais c’est de vous, madame la Première ministre, que nous devons obtenir une information fiable et précise, qui permettra de situer l’importance de notre effort par rapport à celui des autres nations.
Nous demandons à être informés de façon régulière, ce qui ne remet pas en cause, bien évidemment, notre soutien, particulièrement celui du groupe Union Centriste, à votre action.
Les derniers développements des combats sur le sol ukrainien nous laissent penser que cette situation n’est pas transitoire et, malgré les avancées ukrainiennes, nous avons devant nous un conflit qui s’installe et qui sera long. L’offensive ukrainienne ralentit et la mobilisation partielle décrétée par Vladimir Poutine apportera aux Russes un renfort humain massif, même si les nouveaux soldats seront globalement mal équipés et peu motivés.
Il nous faut donc désormais nous donner des moyens durables de faire face aux conflits de haute intensité sur le sol national et sur le sol européen.
Aujourd’hui, la situation militaire est loin d’être stabilisée. Plus l’armée russe recule, plus le risque d’élargissement du conflit est tangible.
Madame la Première ministre, face à un risque d’escalade nucléaire brandi par le président Poutine, qui parle de façon récurrente, ces derniers jours, de « bombe sale », quel est le plan du Gouvernement ? Quelle est la préparation, en France, pour les populations civiles, à l’heure où les comprimés d’iode sont en tension d’approvisionnement mondiale ? De quels abris atomiques disposons-nous, alors que les agences de notation évoquent le risque nucléaire, dans certains scénarios, comme s’il s’agissait désormais d’une nouvelle normalité ?
Cette guerre est l’accélérateur d’une redistribution des grands équilibres géopolitiques mondiaux. Nous prenons conscience de façon aiguë du positionnement stratégique national, européen et mondial. Nous sommes à l’heure des choix.
Face au risque d’embrasement général en Asie centrale, où le groupe Wagner tente de recruter, quel est le rôle de la France pour empêcher l’extension du conflit aux pays voisins ? Comment aider ces pays à construire leur propre autonomie stratégique entre la Russie, la Chine ou la Turquie ? Quelle est la politique de la France vis-à-vis de cette région ?
Cette guerre est aussi une guerre d’image. Il est nécessaire que la France participe à la mise en lumière des crimes russes envers les civils ukrainiens. Le monde doit connaître les exactions dont se rendent coupables les Russes et leurs milices. En Afrique, et plus particulièrement au Sahel, où les soldats russes sont considérés comme des libérateurs, la France doit couper court à la désinformation. Le resserrement de l’Alliance atlantique ne doit pas empêcher notre pays de faire entendre sa voix.
J’en viens à la question de l’énergie, car la crise géostratégique s’est transformée en crise énergétique, avant de se transformer en crise économique.
L’augmentation du prix du gaz entraîne mécaniquement celle de l’électricité. Il n’y a plus de long terme dans le champ des factures énergétiques. La concertation européenne semble buter actuellement sur ces sujets. Les entreprises sont dans des situations intenables, les collectivités également, et de nombreux particuliers risquent de basculer dans la précarité.
Quelle est la stratégie de la France en matière de recherche de fournisseurs intermédiaires d’énergie ? Comment le Gouvernement est-il en train d’organiser le long terme de l’approvisionnement énergétique national ?
Si nous avons désormais compris que l’énergie n’est pas une évidence, il faut prendre conscience que l’alimentation ne l’est pas davantage. Les perturbations de la production agricole, des chaînes d’approvisionnement et des échanges commerciaux ont donné lieu à une envolée des prix mondiaux des denrées alimentaires et des engrais à des niveaux sans précédent. « La Russie, en faisant de l’alimentation une arme dans sa guerre contre l’Ukraine, a provoqué une crise mondiale de la sécurité alimentaire » : voilà ce que vient de déclarer le Conseil européen.
Madame la Première ministre, il est réellement vital d’obtenir, à ce stade, que les « corridors céréaliers » de la mer Noire restent ouverts au-delà du mois de novembre. La spéculation sur les marchés agroalimentaires et leur dérégulation étaient prévisibles : c’est le grenier du monde qui est visé.
En France, la crise de la covid avait accéléré la demande d’une consommation alimentaire de proximité et de qualité, rémunérée au juste prix. La guerre et son cortège de difficultés économiques amènent désormais les ménages, hélas, à privilégier une alimentation à moindre coût. Nos producteurs en font les frais.
Tous les marchés ont été perturbés, mais il nous faut faire la part des choses : n’oublier ni les phénomènes spéculatifs ni les difficultés préexistantes de notre économie, même si nous avons tendance à rendre le conflit russo-ukrainien responsable de toutes nos difficultés.
Il y a toujours eu, hélas ! ceux qui bâtissent des fortunes en temps de guerre. Dans ce contexte de panique et d’angoisse maximale de l’opinion publique, il y a un enjeu crucial : tenir bon. Poutine espère précisément que les Français se lassent de ce conflit aux conséquences lourdes. Ils ne doivent pas céder.
Le président Roux de Bézieux le disait il y a quelques jours à Nevers : « Les entreprises françaises souffrent, mais, quel que soit le prix à payer, le Mouvement des entreprises de France (Medef) soutient les sanctions, car les valeurs morales, éthiques et philosophiques n’ont pas de prix. Elles sont le prérequis d’un contexte économique garant de la stabilité des entreprises. »
Au-delà de ce constat, il nous faut marteler que, à ce stade du conflit, il s’agit non plus d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais bien d’une guerre entre un agresseur et un pays souverain dont l’intégrité territoriale est remise en cause, d’une guerre entre un pays qui ne respecte plus aucune convention internationale et l’Occident, qui se pose en défenseur du droit humanitaire international.
La France, pays des droits de l’homme, doit être inflexible face aux crimes contre l’humanité perpétrés chaque jour en territoire occupé. Frapper des infrastructures civiles en temps de guerre, c’est un crime de guerre ! Déporter massivement des enfants, ce devrait être un crime de guerre ! Et je ne parle ni des viols ni du traitement inhumain des blessés et des populations civiles, contraires à tous les engagements de la convention de Genève.
Que dire de toutes les atrocités perpétrées sciemment contre des populations innocentes et désarmées ? Les récits, les témoignages, les images sont trop nombreux, ils sont poignants, incontestables et insupportables. La vision des appartements d’Irpin passés au lance-flammes par l’armée russe ne me quittera jamais.
Le Conseil européen vient de prendre une position très ferme : « L’agresseur devra rendre des comptes », dit-il. Nous serons les témoins de demain, mais notre rôle aujourd’hui est d’aider le monde à trouver le chemin de la paix.
Madame la Première ministre, la conséquence la plus évidente de ce conflit, pour la France et les Français, est d’avoir mis la guerre à portée de voiture. Les élus de nos communes et les Français ont généreusement ouvert leur porte à des familles, celles de nos voisins, impressionnants de courage et de résilience. Ils les prennent en charge et les soutiennent chaque jour, sans compter.
L’invasion de l’Ukraine a provoqué un renforcement de certaines valeurs qui doivent rester un socle commun.
Vous aurez compris que mon groupe, collectivement, m’a demandé de porter un message de fermeté, de soutien intangible au peuple ukrainien et de dénonciation des crimes de guerre.
Dans le prolongement du débat de ce soir, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, le Sénat souhaite être votre partenaire de chaque jour dans cette crise majeure.
À titre personnel, j’exprime ma solidarité à nos collègues et amis de la Rada ukrainienne et à leur président Rouslan Stefantchouk, qui ont vaillamment siégé sans discontinuer depuis février 2022, parfois sous les bombes.
J’ai une pensée profondément émue pour toutes les victimes de cet affreux conflit.
Je vous remercie, malgré toutes les conséquences que cela emporte, de nous assurer que la France restera pour l’Ukraine un soutien indéfectible et fort jusqu’au jour tant espéré, celui de la paix.
Vifs applaudissements.
M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants
Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.
Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en préalable à mon propos, je voudrais tout d’abord saluer la tenue, ce soir, de ce débat dans l’hémicycle.
Si la guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie il y a maintenant huit mois, traverse toutes les discussions de toutes nos commissions parlementaires, sans exception, nous n’avons jusqu’à présent guère eu l’occasion d’en débattre solennellement, en séance plénière, avec le Gouvernement.
Lors de la déclaration, suivie d’un débat, du Gouvernement devant le Sénat le 1er mars dernier, chaque groupe politique a pu s’exprimer. Cependant – si je puis me permettre – beaucoup d’eau, depuis, a coulé sous les ponts de Paris et sous les ponts du Dniepr, ou du moins ce qu’il reste de ponts sur ce très majestueux fleuve européen.
La responsabilité de cette éclipse du débat parlementaire incombe moins au Gouvernement et à notre assemblée qu’à un calendrier électoral absurde qui, lors des années d’élections présidentielle et législatives, voit nos travaux dans l’hémicycle suspendus durant plus de quatre mois.
Cette situation ne valorise guère, aux yeux de nos concitoyens, la démocratie parlementaire, notamment en période de grave crise, qui conduit l’exécutif à prendre des décisions importantes sans consultation formelle du Parlement.
Je veux donc ici saluer la présence conjointe au banc de la Première ministre et d’une partie du Gouvernement, qui, fort heureusement, ont tenu régulièrement informé notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de l’évolution de la situation.
Cependant, comme nous le rappelait pas plus tard qu’hier soir le ministre des armées, il est essentiel que l’information « percole » auprès de l’ensemble de la représentation parlementaire. Nous y voici donc, monsieur le ministre !
Certes notre pays n’est pas en guerre, mais il se trouve néanmoins aujourd’hui indirectement très impliqué dans ce conflit. Nous en mesurons chaque jour les conséquences multiples, tant à l’échelle de la vie quotidienne de nos concitoyens qu’à l’échelle de la Nation et de l’Europe.
Je concentrerai mon intervention autour de deux grands constats provisoires, qui appellent chacun quelques questions.
Premier constat : la guerre en Ukraine, qui vient s’ajouter à la crise sanitaire, agit comme un révélateur des fragilités et dépendances de notre économie.
Comme l’a clairement relevé le rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) de mai dernier, notre appareil productif fait face à deux problèmes majeurs : la hausse des prix de l’énergie et des matières premières et les ruptures d’approvisionnement qui menacent d’arrêt certaines activités. Tous les secteurs de notre économie sont touchés.
Le prix de gros de l’électricité, qui a quasiment été multiplié par douze en un an, s’envole. La pénurie de composants électroniques, apparue durant la crise sanitaire, est aujourd’hui aggravée par le conflit ukrainien. Fin septembre, les usines Renault du Nord étaient à l’arrêt en raison des difficultés d’approvisionnement en semi-conducteurs. Citons également les ruptures de stock dans l’agroalimentaire, passées de 2 % à plus de 10 %, sans parler du domaine de l’armement et des moyens capacitaires de nos armées, qui appellent d’importantes réorientations et des investissements élevés.
Compte tenu de nos contraintes budgétaires et humaines, quels sont, mesdames, messieurs les ministres, les secteurs que vous considérez comme prioritaires et les échéances que vous vous fixez pour acquérir une autonomie assez significative dans les domaines concernés ?
Second constat : malgré les chocs subis, force est de constater l’admirable résilience de l’opinion publique française face à la propagande et au narratif russes. Selon un sondage de l’Institut français d’opinion publique (Ifop) paru au début du mois, on note que si les Français sont majoritairement inquiets des conséquences de la guerre en Ukraine pour la France, ils sont cependant 70 % à avoir une bonne opinion de l’Ukraine, contre 16 % seulement pour la Russie.
Nous observons surtout que les deux tiers des Français se déclarent favorables aux sanctions économiques et approuvent la livraison d’armes à l’Ukraine par l’Europe.
Pourtant, très tôt, une petite musique s’est propagée sur les réseaux sociaux, et parfois dans des médias plus officiels, sous-entendant que toutes les difficultés actuelles des Français proviendraient du soutien que nous apportons à Kiev : un choix qui nous aurait été insidieusement inoculé par une Amérique forcément prédatrice.
Au fil des ans, la Russie est passée maître en matière de désinformation et de guerre hybride. Il faut, en l’état, se féliciter de son relatif échec à déstabiliser notre pays et son opinion publique.
Les services de l’État en matière de lutte contre les attaques cyber et la désinformation ont, notamment grâce à Viginum, créé il y a un an, beaucoup contribué à endiguer l’offensive informationnelle de la Russie depuis le début de la guerre. Il serait injuste de ne pas leur accorder un satisfecit très mérité.
L’Europe n’a pas non plus été en reste : la création récente d’un système de signalement des tentatives de désinformation par le service « communication stratégique, groupes de travail et analyses de l’information », dit « STRAT.2 », du service européen pour l’action extérieure (SEAE) a déjà démontré son utilité.
Cependant, c’est sans doute l’interdiction de la diffusion sur tout le territoire de l’Union de RT News et de Sputnik, décidée dès les premières semaines de l’agression russe, qui a eu le plus d’impact dans ce combat.
Pour autant, il ne faut pas négliger d’autres facteurs extérieurs : la faiblesse du narratif poutinien pour justifier l’attaque contre l’Ukraine, en particulier les accusations de nazisme et d’antisémitisme proférées à l’encontre de Kiev et de la population du pays ; la défection de nombreux hackers qui gravitaient dans la nébuleuse russe de cybercombattants et qui ont souvent rallié le camp ukrainien ; et – last but not least – le très efficace et percutant contre-narratif ukrainien développé par le président Volodymyr Zelensky et son entourage.
La figure de héros de la liberté et de résistant à l’oppresseur, celle de David contre Goliath, n’échappe ici à personne et donne, sur la forme, un sacré coup de vieux à la communication politique partout dans le monde.
Cependant, la guerre de l’information contre la France, et plus généralement contre les pays occidentaux, n’est pas encore gagnée. Un hiver potentiellement très difficile, ajouté à un possible enlisement de la guerre, pourrait sérieusement affecter la solidarité actuelle de l’opinion à l’égard de l’Ukraine.
Contenu en France et en Europe, le narratif autoritaire de la Russie s’est fortement redéployé et accentué en Afrique, en particulier contre notre pays. RT News et Sputnik se développent à vitesse « grand V » partout sur le continent, et la nébuleuse Wagner de l’oligarque Yevgeny Prigozhin déploie, notamment à travers sa société de production de films Aurum, un narratif prorusse qui connaît un vif succès auprès des populations les plus jeunes et les plus populaires d’Afrique. Les effets à l’encontre de nos soldats, de nos diplomates et de nos entreprises sont dévastateurs, au Mali, en République centrafricaine, au Burkina Faso et sans doute demain en Guinée.
Mesdames, messieurs les ministres, notre pays fait d’ores et déjà face à un second front. Quelles sont les mesures que nous comptons mettre en œuvre pour gagner la guerre de la communication menée contre nous en Afrique, mais aussi au Moyen-Orient ?
Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes RDSE, UC et Les Républicains. – M. Jean-Michel Houllegatte applaudit également.
La parole est à M. Pierre Laurent, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, le 24 février, Vladimir Poutine ordonnait l’invasion illégale de l’Ukraine par l’armée russe. En violant le droit international et l’intégrité d’un État souverain, il déclenchait sur le continent un conflit d’une ampleur inédite depuis 1945, qui appelle notre solidarité auprès du peuple ukrainien.
Illégale, et terriblement meurtrière, cette guerre ne connaît depuis février que l’escalade. Elle menace aujourd’hui la sécurité internationale.
Cette guerre, c’est à ce jour, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 8 millions d’Ukrainiens réfugiés à l’extérieur de l’Ukraine, des millions de déplacés intérieurs, plus de 15 000 victimes civiles tuées ou blessées ; ce sont des dizaines de milliers de morts au combat, Ukrainiens et Russes ; ce sont des crimes de guerre, et la répression des dissidents et des conscrits en fuite. Chaque jour, la jeunesse des deux pays est fauchée dans les combats.
La guerre, c’est l’effondrement de moitié du PIB ukrainien, la destruction du tiers des infrastructures énergétiques. Le Premier ministre ukrainien annonce déjà que, en l’état, le coût de la reconstruction se chiffrera en centaines de milliards de dollars.
La guerre, c’est l’aggravation de la crise économique et énergétique, partout sur la planète, frappant d’abord les plus faibles. C’est le spectre de la famine, comme en Somalie, où le manque de nourriture tuera aussi sûrement et même plus que les bombes. Cette guerre, c’est l’engloutissement quotidien de ressources considérables qui manquent tant aujourd’hui pour répondre aux défis du développement humain et du changement climatique. C’est l’aggravation catastrophique des émissions de gaz à effet de serre, qui bat en brèche tous les objectifs climatiques. La nouvelle dépendance de l’Europe au gaz naturel liquéfié (GNL) américain, 2, 5 fois plus émetteur de CO2 que le gaz naturel, en est un exemple frappant.
La guerre, c’est l’embrasement possible à tout instant en Moldavie, en Géorgie ; il est déjà à l’œuvre en Arménie, avec l’attaque azérie.
Ce sont tous les points de tension du globe ravivés, le spectre d’un nouveau conflit mondial, le retour de la menace de l’annihilation nucléaire.
Moscou réinterprète dangereusement sa grammaire de la dissuasion, et la surenchère peut mener de manière irresponsable à un éventuel conflit nucléaire. Ces faits alarmants devraient, d’ailleurs, inviter à relancer, de la manière la plus vigoureuse qui soit, les discussions mondiales sur le désarmement multilatéral et sur un régime mondial d’interdiction des armes nucléaires.
La guerre entre la Russie, l’Ukraine et, derrière elle, les forces de l’Otan est un terrible engrenage. Il sera, nous le savons, difficile d’en sortir. Faut-il dès lors se résigner à l’escalade ? Sauf à accepter de voir s’amplifier la catastrophe en cours pour des semaines, des mois, et peut-être des années encore, nous pensons, madame la Première ministre, qu’il faut avoir le courage de ne pas abandonner l’exigence d’un cessez-le-feu le plus rapide possible sur le front.
Dire cela, est-ce céder aux Russes, comme on l’entend dire, comme s’il s’agissait d’accepter de geler la situation sur la ligne de front actuelle ? Bien sûr que non. Dire cela, c’est demander que, dans la guerre, la voie de la paix et de la diplomatie ne s’éteigne pas et qu’elle reprenne la main au plus vite, sans accepter le terrible prix humain de son amplification, sans perspective de fin, et probablement sans vainqueur parmi les peuples.
Nous voulons le retour de la diplomatie au plus vite pour tracer le chemin d’une négociation globale, récusant le changement de frontières et l’acquisition des territoires par la force, demandant le retrait des troupes russes et rouvrant le dialogue sur l’autodétermination, la garantie de souveraineté et de sécurité pour tous les peuples.
À ceux qui préconisent la guerre, et forcément son escalade, avec toutes ses conséquences imprévisibles, en faisant miroiter sa fin prochaine, je leur demande de me dire dans quel pays la guerre a, ces trente dernières années, apporté la solution et la paix promise : en Afghanistan ? en Irak ? en Syrie ? en Libye ? au Yémen ? au Sahel ? Tous ces pays sont en ruine et en proie aux violences. Pourtant, les ennemis étaient tout aussi condamnables.
Non, la voie de la diplomatie pour la paix n’est pas celle de la reddition. Elle est peut-être celle de l’espoir, celle qui épargne aux peuples la misère, la destruction et la barbarie.
Nous livrons des armes à l’Ukraine. Malgré nos demandes répétées, le Parlement ne dispose pas, à ce jour, de toutes les informations, ni sur ce que nous livrons ni sur les incidences de ces livraisons sur nos propres capacités de défense. Qui peut, tant que la guerre dure, dénier à un État agressé comme l’Ukraine le droit de se défendre et de faire appel à ses alliés ? Personne. Cependant, qui peut assurer que ces livraisons, même massives, ouvriront la voie à la solution militaire du conflit en cours ?
Quelles que soient les décisions prises, rien ne doit nous détourner d’un effort immédiat pour retrouver la voie de la paix par la négociation internationale, au plus vite.
Le Président de la République a eu raison, le 12 octobre dernier, sur France 2, puis ce dimanche en Italie, de remettre dans le débat la perspective de la paix et le retour à la table des négociations ; mais il semble, dans le même mouvement, en repousser toujours l’échéance.
La France, avec d’autres pays, doit y travailler sans tarder. Que pensez-vous, madame la Première ministre, de la proposition d’un ancien ambassadeur de France, dans un grand journal du soir, d’engager sans tarder entre Ukrainiens et alliés une discussion sur ce que devrait être un calendrier et une position de négociation ?
Que pensez-vous des voix qui s’élèvent, dans une tribune d’anciens diplomates italiens, s’exprimant sur les bases possibles d’un règlement négocié, ou dans la lettre adressée par 35 démocrates de la Chambre des représentants à Joe Biden pour lui enjoindre de « déployer de vigoureux efforts diplomatiques en soutien à un règlement négocié » ?
Que pensez-vous des déclarations du pape François, que le Président de la République vient de rencontrer, et qui n’a cessé d’appeler à ce que les armes se taisent depuis le début du conflit ?
Murmures.
Pour avancer dans ce sens, parce que nous savons que le chemin est rempli d’obstacles, nous pouvons travailler à conforter tous les accords partiels déjà négociés pour élargir les brèches.
Je pense à l’accord sur les exportations de céréales, qui arrive à échéance le 22 novembre : allons-nous travailler à sa reconduction ? Est-il également possible de conforter l’accord sur la sécurisation des centrales nucléaires, en lien avec l’ONU et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ?
Comment agir pour que les organisations humanitaires puissent travailler, alors que le droit international humanitaire est aujourd’hui, partout, bafoué ? Comment assurer la protection des installations civiles indispensables aux populations ?
La priorité est également de prévenir l’extension du conflit aux pays frontaliers. Un engagement réciproque des parties prenantes, doublé d’un engagement multilatéral à ne pas impliquer de nouveaux pays frontaliers dans la guerre, pourrait être un objectif. Au-delà, le but est de rouvrir une négociation globale de sécurité, sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Madame la Première ministre, pour toutes ces raisons, nous pensons que la France devrait entamer la construction d’une grande coalition mondiale pour la paix, qui ne peut être enfermée dans le seul bloc de l’Otan. La logique des blocs fait partie du problème. Elle nous voit, en ce moment, sans barguigner, classer la Turquie, l’Arabie saoudite et des gouvernements d’extrême droite européens dans le camp de la démocratie.
De nombreux pays, qui refusent l’alignement derrière la Russie, mais aussi derrière l’Otan, souhaitent une telle coalition de la paix, qui se donne pour but la construction commune et mondiale de la paix, par la construction de sécurités collectives et de sécurités humaines, alimentaires, sanitaires, énergétiques et climatiques partagées.
La France devrait en prendre l’initiative. Nous devons pour cela parler à de grands pays comme l’Inde, comme la Chine – sans les jeter dans les bras des Russes, comme certains le font –, à des pays plus modestes, en Asie centrale, comme le Kirghizstan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, qui sont intervenus à plusieurs reprises pour critiquer la guerre, et à des pays africains, menacés par les conséquences de celle-ci, et qui veulent un ordre mondial plus juste et plus solidaire, sans avoir à choisir entre deux systèmes de domination.
Pour constituer cette grande coalition, la France doit reprendre sa liberté d’initiative pour assumer pleinement, en Europe et dans le monde, son rôle au service de la paix.
Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – Mme Martine Filleul et M. Joël Bigot applaudissent également.
La parole est à M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
Madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, le 1er mars dernier, alors que les troupes russes encerclaient Kiev, et qu’on nous expliquait que l’Ukraine serait écrasée en quelques jours, je commençais mon discours à cette tribune par la phrase suivante : « L’invasion de l’Ukraine pourrait bien être le premier clou sur le cercueil de la dictature de Poutine. » Cette perspective paraît sans doute moins irréaliste aujourd’hui.
Le césarisme appuyé sur une propagande sans limites et un nationalisme guerrier est la recette de toutes les dictatures ; jusqu’à ce qu’elles fassent le pas de trop. Pendant vingt ans, Poutine a mis en pratique le proverbe arabe : « Un chameau se mange par morceau. » Une patte au moment de la Tchétchénie, une jambe avec l’Ossétie, une cuisse avec l’Abkhasie, et la suite, Transnistrie, Crimée, Donbass. Devant notre inaction, il s’est dit qu’avec l’Ukraine, il pouvait manger le chameau d’un seul coup. Il est en train de mourir d’indigestion.
Il y a peu d’exemples dans l’Histoire où l’agresseur soit parvenu avec autant de précision à l’exact contraire du but recherché.
Poutine voulait annexer l’Ukraine ? Il en a forgé la nation.
Diviser l’Europe ? Il l’a soudée.
Ridiculiser l’Otan ? Il l’a renforcée.
Humilier les États-Unis ? Il a ressuscité Biden après Kaboul.
Prendre la tête des dictatures ? La Chine s’inquiète, la Turquie montre les dents, le Kazakhstan et toute l’Asie centrale en profitent pour prendre le large.
Conforter sa dictature par ses conquêtes ? Les troubles commencent dans les républiques de la Fédération de Russie elle-même.
Démontrer l’isolement de l’Occident ? À L’ONU, 143 pays, contre 4, condamnent la Russie.
Il est acculé stratégiquement, économiquement, militairement. Que va-t-il faire ? Tout simplement ce qu’il sait faire, ce qu’il fait depuis toujours : un conflit gelé à ses frontières, puisque l’Ukraine ne peut franchir la frontière russe, et une guerre hybride contre l’Occident, pour y semer le chaos.
Ce chaos, ceux qui vont s’en charger chez nous, ce sont les officines, les populistes, les collabos et leurs réseaux sociaux qui, depuis des années, relayent avec une fidélité canine sa propagande. Ces 100 % poutiniens d’hier tentent de sauver les meubles aujourd’hui. Ils attendent l’hiver. Ils savent que l’opinion est capricieuse, ils attendent que le soutien à l’Ukraine se désagrège. Leur leitmotiv, c’est « beurre œufs fromage », comme en 40.
Sourires au banc du Gouvernement.
Tous les chiffres qu’ils citent sont faux, issus en droite ligne du Kremlin. Une récession russe de quelques pour cent, nous dit-on ? Non seulement l’absence de microprocesseurs empêche les Russes de reconstituer leur armement, mais ils ne fabriquent même plus de voitures ou de machines à laver. Les 700 000 hommes qui ont quitté le pays depuis février, les plus qualifiés, entraînent un effondrement de la production. Mille entreprises étrangères ont quitté le pays, ce qui représente 40 % du PIB.
La bourse de Moscou a perdu 50 %. Les économistes de salon qui nous disent que le rouble n’a pas baissé n’ont toujours pas compris que son cours officiel est bidon, puisqu’il n’est plus échangeable. Qu’ils aillent dans une rue de Moscou et changent quelques dollars au noir ; ils apprendront alors que le rouble, dans le monde réel, a perdu 50 % de sa valeur.
Tous les chiffres venant de l’État russe sont comme Lénine dans son mausolée : soigneusement entretenus et tout à fait morts.Les sanctions marchent, et de mieux en mieux.
Le prochain axe de la propagande russe, c’est la paix. Nous venons d’en avoir un exemple à l’instant.
M. Pierre Laurent s ’ indigne.
M. Claude Malhuret. À chaque conflit avec l’Occident, l’URSS, puis la Russie ont recouru au même stratagème : le pacifisme. Dans les années 1930, c’est le Mouvement pour la paix, orchestré par les partis communistes européens et les idiots utiles, les Sartre, Aragon et autres, qui a désarmé les démocraties.
Applaudissements sur les travées du groupe INDEP, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et Les Républicains.
M. Claude Malhuret. Dans les années 1980, les missiles russes sont à la frontière de l’Europe et la riposte des Pershing américains est contrecarrée par les immenses manifestations « Plutôt rouges que morts ». Rappelons-nous la phrase cruciale de Mitterrand, qui a fait échouer la manœuvre : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest. »
M. Pierre Laurent s ’ exclame. – Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, UC et Les Républicains.
Eh bien, c’est reparti ! On n’a pas fait assez attention au thème de la conférence de presse de Le Pen, la porte-parole salariée du Kremlin, il y a quinze jours : « Il faut organiser une grande conférence pour la paix en Europe. » La manœuvre va s’amplifier. Mélenchon ne dit rien d’autre. Et pour cause, ils prennent leurs ordres au même endroit. Leurs groupes ont ensemble refusé de voter les sanctions et l’aide à l’Ukraine. Nous venons d’en entendre, à l’instant, les arguments. Hélas !
Il va donc nous falloir redoubler d’efforts pour les combattre et pour convaincre les Français de continuer à apporter leur soutien.
Le seul côté positif de la guerre en Ukraine est qu’elle nous ouvre les yeux. Les dictateurs sont revenus. Certains les avaient crus vaincus à jamais à la fin du XXe siècle. Sous nos yeux, l’Internationale des tyrans se reforme pour se venger, abattre l’Occident, mettre à bas la démocratie.
Malgré les erreurs catastrophiques de la Russie, Moscou, Pékin, Téhéran, Pyongyang et d’autres renforcent leurs liens, sous le regard attentif d’Ankara. La guerre de Poutine n’est qu’un prélude. Les prochaines générations doivent savoir que, outre la crise climatique, le vrai défi à venir sera la menace des dictatures sous la conduite de la Chine. La deuxième guerre froide a commencé.
Si nous en sommes là, c’est aussi à cause de nos propres lâchetés. Ce qui s’est passé, c’est non pas – n’en déplaise à Fukuyama – « la fin de l’Histoire », mais la sortie de l’Europe de l’Histoire. Il n’y a pas de phrase plus malheureuse que celle qui nous a convaincus que nous allions toucher « les dividendes de la paix ».
Elle nous a conduits à fermer les yeux, depuis vingt ans, à chaque nouvelle exaction de la Russie, à laisser la Chine piller nos technologies et escroquer l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle conduit nos dirigeants à répéter aujourd’hui que nous ne sommes pas en guerre, erreur tragique, car les dictateurs, eux, savent qu’ils sont en guerre contre nous. Ils le disent.
Cette erreur majeure d’analyse fut d’abord celle de l’Allemagne et de la France. Depuis un demi-siècle, la politique allemande est fondée sur la dépendance énergétique à l’égard de la Russie, sur la dépendance économique envers la Chine et le désarmement face aux deux.
Celle de la France fut de courtiser la Russie pour trianguler sa relation avec les États-Unis, en croyant acquérir une position indépendante sans en avoir les moyens militaires. Les avertissements de l’Europe de l’Est, qui sait – elle – ce que sont les dictatures, ont été rejetés avec mépris. L’invasion de l’Ukraine nous montre l’échec de ces deux politiques et, surtout, l’urgence à ne pas les poursuivre.
Il est plus que temps de renforcer la coalition de toutes les démocraties et d’abandonner, en France, l’antiaméricanisme appuyé sur la vieille haine de droite dirigée contre les Anglo-Saxons et la vieille haine de gauche contre le capitalisme, le tout au nom d’un gaullisme de pacotille, ignorant ce que disait de Gaulle : « L’antiaméricanisme est le socialisme des imbéciles. »
Il est plus que temps de moderniser et de renforcer la défense européenne pour se hisser à la hauteur de la compétition stratégique, de comprendre que les guerres à venir seront hybrides et que notre retard en matière de numérique, de lutte contre la désinformation et d’intelligence artificielle est encore plus immense que notre retard dans le domaine des armes conventionnelles.
Il est plus que temps, enfin, de hausser le ton face au boucher de Moscou. En Europe centrale, la France et l’Allemagne donnent parfois l’impression d’un soutien distancié. Si l’aide militaire est réelle, le discours est parfois plus hésitant. La volonté exprimée de ne pas humilier, les vaines tentatives de dialogue, l’insistance sur la nécessité de négociations conduites le moment venu, alors que les Ukrainiens meurent par milliers, risquent de brouiller la perception de notre engagement.
Toute négociation qui prendrait place avant le retrait total des Russes de l’Ukraine aboutirait à la même situation que celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie, du Donbass et de la Crimée, c’est-à-dire à un nouveau conflit gelé, à la poursuite des guerres hybrides à l’est de l’Europe et, en définitive, à une victoire de Poutine.
La seule façon d’apporter, à long terme, la paix et la stabilité sur notre continent est la victoire de l’Ukraine et la défaite de Poutine. C’est non pas seulement l’indépendance de l’Ukraine qui se joue aujourd’hui, mais la sécurité de toute l’Europe et l’unité indispensable du monde libre contre les dictateurs.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.
Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.
Monsieur le président, madame la Première ministre, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, depuis le 24 février dernier, premier jour de l’agression de l’Ukraine par la Russie, la résistance des Ukrainiens n’a jamais cessé. Une résistance admirable et durable que Vladimir Poutine avait sans doute sous-estimée.
Courage, résilience et détermination sont les ingrédients d’une force morale qui ne faiblit pas, ni au sein de la population ni au sein de l’armée ukrainienne.
Du courage, il en faut pour affronter la puissance militaire russe et ses centaines de milliers d’hommes. Il en faut pour vouloir rétablir la réalité d’un pays libre et souverain face à l’Histoire révisée et mensongère de Poutine.
La résilience, les Ukrainiens n’en manquent pas non plus. Les drames humains, le siège de Marioupol, la tragédie de Boutcha, les bombardements d’infrastructures civiles jusqu’au cœur du territoire, tout cela est difficile à vivre et ne manquera pas de laisser des traces.
Malgré tout, pour le moment, rien – même le pire – n’a entamé la détermination des Ukrainiens.
C’est avec cette égale détermination que le président Zelensky a endossé le rôle de chef de guerre. Sa volonté sans faille, confortée par le soutien matériel et diplomatique de nombreux pays occidentaux, permet à l’Ukraine de tenir.
Mieux que cela, le pot de terre est capable de bousculer – et même de renverser – le pot de fer. Courant septembre, l’armée ukrainienne a réalisé de remarquables reconquêtes dans le nord-est ainsi que dans le sud de son pays. Cela a été rappelé, la ligne de front a bougé en faveur de l’Ukraine, dans la région de Kharkiv notamment, et vers Kherson au sud.
Ces réussites, si l’on ne peut bien entendu que les souhaiter, ont, disons-le aussi, un revers : les effets de l’humiliation de Vladimir Poutine devant ses échecs.
Cet affront le conduit sans cesse à l’escalade jusqu’à l’ultime menace, celle de brandir régulièrement l’arme nucléaire. Je n’oublie pas les manipulations qu’il a érigées en art de la guerre, telle la dernière autour de la prétendue « bombe sale ».
Dans ces conditions, quelle doit être notre attitude ? Que peut-on espérer aujourd’hui ?
Madame la Première ministre, le groupe RDSE adhère à la ligne assez consensuelle qui consiste à vouloir arrêter ce conflit, sans en devenir belligérants. Nous soutenons les efforts consentis par la France et l’Union européenne pour aider l’Ukraine à se défendre. Dans le même temps, nous approuvons aussi le régime de sanctions, bien que ses effets soient relativement limités sur l’économie russe, comme vient de le révéler le récent pronostic du Fonds monétaire international (FMI).
Néanmoins, tout doit être tenté pour maintenir la Russie au ban des nations, car ce n’est pas seulement l’intégrité territoriale d’un pays qui est en jeu, c’est également la vision d’un monde libre contre celle d’un impérialisme autoritaire.
Le discours stupéfiant de Sergueï Lavrov à l’ONU, puis celui du président Poutine, prononcé lors de sa cérémonie d’annexion du 30 septembre dernier, ont été on ne peut plus clairs. Leurs attaques verbales contre l’Occident ont été d’une rare violence.
Plus personne ne doute aujourd’hui du rejet par Moscou de nos valeurs, à l’exception peut-être du président Viktor Orbán. Ce dernier oublie un peu vite les chars soviétiques qui ont écrasé dans le sang, en 1956, des milliers de ses concitoyens. Faut-il le lui rappeler pour que la Hongrie ne s’éloigne pas du camp démocratique auquel elle est censée appartenir ?
M. André Gattolin approuve.
Mes chers collègues, faute d’avoir marché sur Kiev en quelques jours, comme le prévoyait son scénario initial, le président russe s’enferme dans la guerre. Cet enlisement risque de nous y enfermer aussi.
Déjà, les conséquences économiques et énergétiques que la guerre entraîne en Europe, et même au-delà, ont des effets sur nos concitoyens.
Alors que la fin de la pandémie laissait entrevoir un retour à la croissance, la crise ukrainienne a provoqué une inflation galopante et engendré des tensions sur nos capacités énergétiques. Nous aurons l’occasion d’y revenir lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2023 : de nombreuses mesures sont mises sur la table afin de faire face à ces défis, mais nous savons que l’équation budgétaire sera difficile à résoudre.
Comme un effet domino, le conflit menace aussi la cohésion européenne. Les débats lors du dernier Conseil européen ont été tendus.
Je sais, madame la Première ministre, que la France ne ménage pas ses efforts afin de maintenir l’unité européenne, notamment autour du projet de plafonnement du prix du gaz, une mesure nécessaire.
Mais l’Allemagne est réticente. De plus en plus, Berlin fait cavalier seul et regarde vers l’Est ; c’est une inquiétude. Je pense d’ailleurs aussi, s’agissant de la défense, monsieur le ministre, à la volonté allemande d’harmoniser en Europe le contrôle de l’exportation des armements dans un sens qui lui serait clairement favorable, mais qui serait contraire aux intérêts industriels et stratégiques de la France.
M. Philippe Folliot applaudit.
Les avis divergent également sur la question des négociations. Vous l’avez rappelé, madame la Première ministre, le Président de la République souhaite maintenir le dialogue avec Moscou, un choix parfois critiqué par les pays de l’Est. Mon groupe est favorable aux discussions, d’autant plus que Washington a considéré le mois dernier qu’elles pourraient constituer la seule issue au conflit.
En attendant, nous devons rester derrière l’Ukraine en lui fournissant les armes dont elle a besoin, dont les fameux canons Caesar aux performances remarquables et remarquées.
Mes chers collègues, le 4 mai 1939, dans le journal L ’ Œuvre, le socialiste pacifiste Marcel Déat – hélas ! futur pilier de la collaboration – publia un éditorial, au moment où l’Allemagne menaçait la Pologne, intitulé « Mourir pour Dantzig ? »
M. Alain Richard opine.
M. Jean-Claude Requier. Dans ce contexte de guerre aux portes de l’Europe, les Français seront-ils prêts à se priver pour Kiev ? L’avenir le dira. Cependant, le courage extraordinaire de nos amis ukrainiens, leurs sacrifices et leurs valeurs démocratiques qui nous sont si chères imposent aux Français un devoir moral de soutien, d’aide et de solidarité.
Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, RDPI, INDEP et UC, ainsi que sur des travées des groupes SER, GEST et Les Républicains.
La parole est à M. Guillaume Gontard, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Mme Martine Filleul et M. Patrick Kanner applaudissent également.)
Madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, depuis plus de huit mois, le peuple ukrainien résiste héroïquement à l’impérialisme russe. Depuis quelques semaines, son armée a inversé la tendance sur le terrain et commencé à repousser l’envahisseur vers la frontière russe. Qui aurait imaginé ce scénario quand, en février, les colonnes de blindés russes descendaient sur Kiev et qu’un sauf-conduit était proposé au président Zelensky pour quitter le pays ? Goliath a des pieds d’argile et David, lourdement armé par ses alliés, est beaucoup plus grand qu’escompté.
La guerre est installée dans tout le sud et l’est du pays et durera encore des mois, alors que l’hiver s’apprête à geler les positions. Le bilan humain, qui, malgré les difficultés d’estimation, se chiffre au moins à plusieurs dizaines de milliers de morts et de blessés, continuera hélas ! de s’alourdir.
Les civils ukrainiens paient également un lourd tribut, victimes des bombardements massifs, des attaques des drones kamikazes et des crimes de guerre en tout genre de l’occupant russe, qui, fuyant devant la percée ukrainienne, a laissé derrière lui, comme à Boutcha, d’atroces charniers, des fosses communes mal dissimulées, qui révulsent le cœur et l’esprit.
Dans ces odieux massacres de civils, les femmes ont, comme souvent, été victimes d’abominables violences sexuelles. Pramila Patten, représentante spéciale du secrétaire général de l’ONU chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit, considère que « le viol, en Ukraine, est bel et bien une arme de guerre », « une stratégie militaire visant à déshumaniser les victimes et à terroriser la population ». Les quelques victimes recensées, parmi tant d’autres restées anonymes, sont âgées de 4 ans à 82 ans. Effroyable !
L’armée russe ne recule devant aucune barbarie pour tenter de saper le moral du peuple ukrainien. Elle bombarde toujours indistinctement les civils et, distinctement, les réseaux électriques pour semer la terreur, l’inconfort et le froid.
Madame la Première ministre, à ce jour, l’Ukraine ne demande pas d’aide pour réparer les réseaux électriques, mais le cas échéant, la France et l’Europe sont-elles prêtes à envoyer des techniciens et des groupes électrogènes afin d’éviter qu’une partie de la population ukrainienne ne connaisse un hiver glacial ?
Acculée, la Russie ne recule devant rien : bombardements d’infrastructures civiles, mobilisation partielle, loi martiale, menaces nucléaires répétées – balistiques, mais aussi civiles. Il semblerait qu’à l’heure où nous parlons, les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique n’aient plus accès à la centrale de Zaporijia, ce qui est, comme depuis le début du conflit, une source d’inquiétude aiguë.
Cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes est insoutenable. Plus que jamais, le monde doit s’engager vers la fin du « cauchemar nucléaire », pour citer – une fois n’est pas coutume – le pape François.
Je formule de nouveau notre demande que la France adhère, en tant qu’observateur, au traité sur l’interdiction des armes nucléaires.
L’autocrate du Kremlin joue sa survie et a entraîné le conflit au-delà d’un point de non-retour. Un monde en paix où Vladimir Poutine demeure président de la Fédération de Russie est une chimère. Nous l’avons laissé agir en Géorgie, nous l’avons laissé agir en Syrie, nous l’avons laissé agir en Crimée : cela doit cesser. L’Ukraine doit gagner cette guerre !
Cette victoire sera atteinte quand l’Ukraine aura recouvré ses frontières de 1991, Donbass compris, Crimée comprise, ou lorsqu’elle décidera que ses objectifs militaires sont atteints.
Toute tentative de médiation avec le dictateur russe semble vaine. Poutine refuse le dialogue et ne comprend que le rapport de force.
La position française des derniers mois a parfois dérouté le gouvernement ukrainien, comme nombre de nos partenaires européens. Nous demandons au Président de la République de ne plus tergiverser, de cesser d’invoquer, comme un mantra, une hypothétique table de négociations. Cette rhétorique de médiation n’a pas de sens : la France est trop engagée dans le conflit pour tenir ce rôle. Vladimir Poutine se considère, de toute façon, en guerre contre l’Occident, que nous le voulions ou non. Le rôle de la France est celui d’un soutien ferme et sans ambiguïté à l’Ukraine, au droit international, à la démocratie, à nos valeurs et à la lutte contre le dérèglement climatique, tributaire de la victoire de l’Ukraine et des démocraties.
Un soutien plus ferme dans ses mots, un soutien plus ferme dans ses actes : la France, première armée d’Europe, qui prône l’autonomie stratégique du continent, doit porter son effort d’aide à l’Ukraine à la hauteur de l’ambition géopolitique qui est la sienne, à la hauteur de notre voisin britannique, qui forme 20 000 soldats ukrainiens quand nous en formons dix fois moins, à la hauteur de notre voisin allemand, qui livre des chars d’assaut aux pays d’Europe de l’Est pour que ceux-ci puissent céder leurs chars soviétiques à l’Ukraine.
Afin de limiter les dégâts des drones iraniens, le 12 octobre dernier, le Président de la République annonçait que la France allait fournir à l’Ukraine des systèmes antimissiles pour se protéger. Vous nous confirmez aujourd’hui que cette promesse sera tenue.
Cette fermeté doit aussi s’adresser à nos entreprises poursuivant leurs activités en Russie, au premier rang desquels figure TotalEnergies, qui contribue indirectement à la fourniture en kérosène de l’armée de l’air russe et, en conséquence, au bombardement des populations civiles. L’énergéticien doit quitter la Russie. Il fait honte à notre pays, quand ses homologues occidentaux ont tous annoncé abandonner leurs activités en Russie. Il s’enrichit indûment grâce à l’explosion des cours du pétrole et du gaz, un véritable « profiteur de guerre » comme le dénonçait – bravache – le Président de la République en juin dernier au G7.
Madame la Première ministre, comment pouvez-vous, dans ces conditions, refuser encore et toujours de taxer les superprofits des profiteurs de guerre ? Allez-vous au moins faire vôtre l’excellente proposition de notre collègue Boris Vallaud et des députés socialistes de saisir, pour les verser à l’Ukraine, tous les dividendes et autres gains que les entreprises auraient perçus en demeurant sur le sol russe ?
Notre dépendance à l’énergie russe continue d’être notre talon d’Achille dans cette bataille : l’Allemagne dépend de son gaz ; nous dépendons de son uranium. Entre 2000 et 2020, la France a importé de Russie 19 245 tonnes d’uranium naturel et 8 213 tonnes d’uranium enrichi. Nous importons près de la moitié de notre uranium du Kazakhstan, pays militairement lié à la Russie. Le dernier arrivage connu depuis la Russie – cinquante-deux fûts d’uranium enrichi – date du 24 août dernier. La prétendue souveraineté qu’offre le nucléaire est une vaste farce.
Le régime de sanctions européennes en pâtit et notre effort est loin de ce qu’il devrait être : asphyxier économiquement la Russie. L’heure, pour le continent, pour le pays, est à la souveraineté et à la sobriété énergétiques – et vous l’avez rappelé –, celle que seuls le soleil, le vent et l’eau procurent à condition de doter l’Europe de filières industrielles en mesure d’assurer sa transition énergétique. Aucun plan européen, aucun projet de loi français pour accélérer le développement des énergies renouvelables n’atteindra ses objectifs si nous ne sommes pas capables de nous équiper par nos propres moyens.
Sous l’effet du plan de relance américain et des nouveaux objectifs du gouvernement chinois, la demande intérieure de panneaux solaires des deux plus grandes économies du monde va exploser. L’Europe doit pouvoir produire les siens !
Plus rapidement, nous devons développer les mesures de sobriété. Votre gouvernement a fait quelques promesses en la matière, mais qui reposent encore beaucoup trop sur le volontariat des entreprises. Il faut davantage de contraintes. Les solutions de court et de moyen termes sont pourtant légion.
Cette sobriété est d’autant plus indispensable que la crise énergétique avait débuté avant la guerre en Ukraine et qu’elle se poursuivra après, affectant toujours davantage le pouvoir de vivre de nos concitoyens.
La seule bonne nouvelle – s’il est possible d’en trouver une –, dans cette période de graves troubles, est que les intérêts vitaux du peuple ukrainien, les intérêts vitaux de nos concitoyens et les intérêts vitaux liés à la protection du climat se rejoignent. Voilà un problème de moins sur votre bureau ! Il faut sortir le plus rapidement possible des énergies fossiles et décupler nos efforts en matière de transition et de sobriété énergétiques. Notre avenir est intimement lié à celui du peuple ukrainien.
Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées des groupes SER, CRCE, RDSE et RDPI . – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.
La parole est à M. Stéphane Ravier, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
Monsieur le président, madame le Premier ministre, mes chers collègues, Tocqueville affirme que « les démocraties d’opinion sont incapables de stratégie persévérante ». La déclaration que nous venons d’entendre en est la preuve. Vous vous concentrez sur des épiphénomènes, des postures morales et sur un décalage de la crise économique par l’endettement public.
Mais, face à nous, s’affirme le retour des empires, armés d’une vision sur le long terme. Vladimir Poutine est constitutionnellement au pouvoir jusqu’en 2036 ; Xi Jinping, véritable empereur en Chine, menace Taïwan ; en Corée du Nord, la dynastie des Kim mûrit sa puissance depuis 1948 ; en Iran, le néosultanat affirme ses velléités nucléaires ; dans le Caucase, l’ex-Empire ottoman ambitionne de se reconstituer au détriment de la nation souveraine arménienne et de son peuple. Sans parler de l’émergence des puissances nucléaires que sont l’Inde et le Pakistan.
Le XXIe siècle s’annonce comme un siècle de fer, de feu et de sang. Depuis plus de trente ans, l’Occident s’est perdu dans l’euphorie de la chute du mur de Berlin. Pourtant, depuis lors, tant d’événements nous ont alertés sur la persistance de la guerre : Koweït, Yougoslavie, 11 septembre, Afghanistan, Irak, Crimée, État islamique, tensions indopacifiques.
Malgré cela, rien ne fut fait pour reconstituer notre puissance. Au contraire !
Si une Française connaît bien le rationnement et la fin de l’abondance depuis des décennies, c’est notre armée ! Elle a été victime de l’idéalisme de nos gouvernants, dont les principales illusions furent les « dividendes de la paix », l’Europe de la défense, le multilatéralisme onusien.
La démission du général de Villiers en 2017 avait pour but de lancer l’alerte sur l’état critique de nos forces face aux enjeux du monde ; le président Macron l’a méprisée.
S’agissant de votre chimérique Union européenne, nous assistons, aujourd’hui encore, au divorce du couple franco-allemand.
Le chancelier allemand annonce, en effet, un fonds de 100 milliards d’euros, en vue de constituer la première armée conventionnelle d’Europe et 40 milliards pour l’achat d’avions F-35 américains. Ceux qui ont organisé notre dépendance au gaz russe nous lâchent en pleine crise !
Dans ce contexte, nous devons cesser de déléguer notre souveraineté et regagner les moyens de notre indépendance nationale. Il nous faut prendre conscience des grands défis du siècle : voir que l’ordre du monde est régi par l’antique dialogue des Méliens et la loi du plus fort ; anticiper les évolutions industrielles et économiques, comme un moyen de ne pas perdre une guerre du même nom ; comprendre la réalité du choc migratoire et démographique en cours – la Turquie et la Biélorussie, avec leur chantage aux migrants, ont bien compris l’intérêt d’utiliser cette arme contre les nations d’Europe.
Alors que le président russe déclare que l’Union européenne est cobelligérante, vous confirmez, madame le Premier ministre, votre souhait de livrer des armes à l’Ukraine, mais sans vouloir faire la guerre, consciente de notre extrême faiblesse militaire, soulignée par le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat lui-même ! Celui-ci a déclaré que, en cas de guerre, nous disposions de quinze jours de munitions et, s’agissant de certains armements, de seulement trois ou quatre jours de réserves.
Ne doutons pas que les va-t-en guerre indépendants, armés de leur salive, troqueront leur costume et leurs mocassins contre un treillis et des rangers, et passeront ainsi des travées du Sénat aux tranchées des soldats !
Il est toujours temps d’imaginer, madame le Premier ministre, des scénarios de rupture et de profiter de notre position de puissance nucléaire pour négocier avec les grands, sans naïveté sur l’état de nos forces
Protestations sur les travées du groupe SER.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, comme la Première ministre, les orateurs des différents groupes qui se sont succédé à la tribune l’ont tous rappelé : la Russie a fait, depuis huit mois désormais, le choix – le choix – de ramener la guerre sur notre continent.
Cette crise est grave ; elle nous concerne tous.
L’Ukraine voit sa souveraineté et son intégrité territoriales menacées par l’agression de la Russie. Un État doté de l’arme nucléaire, un État qui, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, a une responsabilité particulière pour défendre le système international et la Charte des Nations unies, mais qui, aujourd’hui, choisit de remettre en cause leurs fondements mêmes.
Cette agression n’est pas soutenue par la population russe, tout le démontre ; elle n’est voulue que par des gouvernants, pour lesquels le droit et la vérité ne sont que de simples options.
Un pouvoir russe, qui conduit depuis plus de trois semaines des bombardements massifs contre des cibles civiles ukrainiennes, dans tout le pays, avec un objectif assumé : casser les infrastructures et briser la résistance du peuple ukrainien en l’exposant au froid et à la faim, alors que l’hiver approche.
Un pouvoir russe, qui n’hésite pas à faire des dizaines de millions de réfugiés et de déplacés, qui commet crime sur crime et qui s’enferme dans une impasse diplomatique, militaire et politique.
Un pouvoir russe, qui recourt au mensonge, une nouvelle fois, en osant affirmer que l’Ukraine s’apprêterait à faire exploser une « bombe sale » sur son propre territoire.
Nous avons aussitôt dénoncé cette manipulation et la plupart de nos efforts diplomatiques y sont consacrés ces jours derniers, en lien notamment avec l’AIEA et le Conseil de sécurité des Nations unies, qui devrait en débattre demain à notre demande.
Notre détermination ne doit pas vaciller. Le Président de la République et la Première ministre l’ont rappelé : nous soutenons l’Ukraine, parce qu’elle se bat pour des valeurs démocratiques qui sont les nôtres. Nous la soutenons également, car tout sera permis non seulement en Ukraine, mais aussi ailleurs, si nous laissons la Russie bousculer les principes les plus fondamentaux de la vie internationale.
En aidant l’Ukraine à se défendre, nous défendons également les principes essentiels de non-agression, d’intégrité territoriale, de souveraineté et de règlement pacifique des différends, consacrés dans la Charte des Nations unies.
Nous sommes aux côtés de l’Ukraine, depuis le premier jour de l’agression, au moyen de sanctions – nous l’avons fait et nous le referons si nécessaire –, dont le but est d’entraver l’effort de guerre de la Russie et de frapper ceux qui collaborent avec elle – Biélorussie ou Iran –, et d’une aide diplomatique, économique, humanitaire et bien sûr militaire.
À l’approche de l’hiver, après avoir récemment envoyé mille tonnes de fret humanitaire aux populations, nous accentuons notre soutien humanitaire et préparons de nouvelles opérations pour répondre à l’urgence. Une part importante de l’action du centre de crise du ministère de l’Europe et des affaires étrangères y est désormais consacrée et, très prochainement, nous prévoyons la livraison de générateurs ainsi que de matériel de chauffage et de construction, d’un montant d’environ 50 millions d’euros. Nous envisageons également, sur une initiative du Président de la République, la tenue d’une conférence internationale à Paris, dans quelques semaines, afin de favoriser la résilience du peuple ukrainien.
Nous sommes aussi aux côtés de l’Ukraine pour garantir que les auteurs des exactions, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité soient poursuivis. Nous y contribuons en soutenant concrètement l’action de la Cour pénale internationale et les enquêtes engagées par la justice ukrainienne.
Nous sommes également aux côtés de nos partenaires et de nos alliés pour faire face à la menace que la Russie fait peser sur leur sécurité. C’est l’honneur et la responsabilité de la France, en tant que première puissance militaire du continent, que d’être présente en Lituanie, en Pologne, en Roumanie et en Estonie, où je me suis rendue hier, en accord avec le ministre des armées, pour marquer notre soutien à ce pays, mais aussi pour rendre visite à nos forces militaires.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la Russie est de plus en plus isolée. Le vote qui s’est tenu à l’Assemblée générale des Nations unies, le 12 octobre dernier, l’a clairement montré. Les mois d’efforts diplomatiques du Kremlin pour tenter de justifier l’injustifiable se sont soldés par une condamnation massive de l’agression et de l’annexion illégale de territoires ukrainiens. Croyez bien que ce résultat est aussi celui de nos propres efforts diplomatiques et de ceux de nos partenaires les plus proches.
De même, si l’Agence internationale de l’énergie atomique est présente à Zaporijia – c’est le cas, contrairement à ce que j’ai entendu –, cela est aussi largement dû à l’action du Président de la République et de la diplomatie française.
En aidant l’Ukraine, en isolant la Russie, en luttant contre l’impunité, nous marquons notre devoir de solidarité, nous marquons notre devoir d’humanité, nous défendons la sécurité du continent européen, c’est-à-dire la nôtre. Nous le ferons donc aussi longtemps qu’il sera nécessaire.
Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, INDEP et UC, ainsi que sur des travées des groupes SER et Les Républicains.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi, avant de réagir aux propos qui ont été tenus à cette tribune, de remercier l’ensemble des orateurs qui se sont exprimés. Je vous prie également d’excuser Mme la Première ministre, qui se rend en ce moment même à l’Assemblée nationale.
Je commencerai par revenir sur l’une des inquiétudes qu’a relayées, au nom de la commission, le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. J’ai déjà eu l’occasion d’y répondre, mais qu’il me soit permis d’y revenir et d’informer ainsi l’ensemble de vos travées.
Certains doutent et se demandent, avec angoisse peut-être, si nous ne nous dépouillons pas de nos propres moyens et jusqu’à quel point nous abaissons notre standard de sécurité et de protection de la France et des Français. D’un côté, certains nous invitent à donner plus ; de l’autre, certains nous appellent parfois à la prudence.
Nous aurons évidemment l’occasion de discuter de la réalité de nos stocks, mais je tiens à dire que nous ne faisons pas de cessions qui mettraient la nation française en danger. Nous faisons preuve de pragmatisme, nous regardons la réalité de nos stocks et nous nous appuyons sur les conseils que nous donnent évidemment nos généraux, les chefs d’état-major des différentes armées et le chef d’état-major des armées.
Ensuite, oui, nous tirons des conclusions opérationnelles de nos livraisons. À cet égard, la livraison à l’Ukraine de 18 canons Caesar, dont il a été question à de nombreuses reprises ce soir – soyez-en remerciés – est un bon cas pratique. Nous en avons commandé de nouveaux au mois de juillet dernier. Le Président de la République se rendra d’ailleurs demain dans le Cher, où il visitera l’usine Nexter.
Le véritable sujet, c’est la fameuse économie de guerre. Cette terminologie peut parfois susciter des interrogations, je le conçois. En situation de conflit de haute intensité, il nous faut compléter nos stocks plus vite, alors que les filières de l’armement étaient habituées à des « élongations » entre l’amont et l’aval. L’Ukraine le constate à travers le soutien qu’elle reçoit de l’Occident ; la Russie, qui a des problèmes d’organisation, l’apprend à ses dépens, et c’est tant mieux.
Nous avons donc là un sujet industriel à traiter. Nous reviendrons sur cette question dans les temps prochains.
Notre base industrielle et technologique de défense (BITD), héritée de l’après-guerre – du gaullisme évidemment et de Pierre Mendès France, dont on vient de célébrer la pensée il y a quelques jours – nous permet, on le voit bien, de n’être complètement alignés ni sur Moscou, ni sur Washington, ni demain sur Pékin. Toutefois, cette autonomie stratégique va devoir désormais être assortie d’une plus grande réactivité.
Soyons honnêtes, le don des canons Caesar a pu déstabiliser les plans de formation dans certains régiments d’artillerie, mais la déstabilisation de la formation de quelques artilleurs n’a pas pour conséquence, et ne voyez aucun mépris dans mon propos, d’abaisser les standards de sécurité de la France.
J’évoquerai à présent l’état de nos moyens, mais nous y reviendrons dans les prochains jours lors de l’examen du projet de loi de finances. Nous n’avons pas attendu l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et c’est une fierté française, pour augmenter les moyens de nos armées. Force est de reconnaître, quelles que soient nos opinions, que cette décision date de 2017, la loi de programmation militaire ayant été votée en 2018. Pour ma part, je vous proposerai dans les tout prochains jours une marche à 3 milliards d’euros. Le Président de la République aura l’occasion d’apporter des précisions sur les futures marches que nous sommes en train d’élaborer, avec vous d’ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs.
Ne nous laissons pas guider par les annonces des uns ou des autres. Les Allemands investissent 100 milliards dans leur défense, très bien. Dont acte. C’est une bonne chose. Les Américains, comme nous d’ailleurs, font des efforts similaires à bien des égards. Je le répète, nous n’avons pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour cela.
Je ne ferai pas de politique en disant que, oui, nous pourrions donner plus à l’Ukraine si nos moyens avaient été renforcés bien plus tôt. En effet, monsieur le président Cambon, nous payons, vous avez raison, les coupes successives dans les budgets, les fameux « dividendes de la paix », comme on les appelle si bien, mais aussi la révision générale des politiques publiques (RGPP) selon les uns, les diminutions de crédits en matière de dissuasion nucléaire, selon les autres. Toutes ces questions font de la loi de programmation militaire une loi de réparation.
Il va toutefois désormais nous falloir aller plus loin et faire preuve de beaucoup plus d’ambition, d’autant que notre format d’armée correspond – je le dis devant Alain Richard, ancien ministre de la défense – aux menaces auxquelles nos armées ont été confrontées depuis la dissolution du Pacte de Varsovie. Elles ont essentiellement été employées pour lutter contre le terrorisme militarisé.
On redécouvre aujourd’hui ce qu’est l’artillerie, ce que sont les tirs en profondeur, autant de techniques de combat qui avaient moins d’utilité en Afrique, il faut le dire. La situation aujourd’hui justifie la recomplétude de nos stocks, mais aussi la montée en puissance de nos armées. Il nous faudra dissuader sur les terrains à la fois nucléaire et conventionnel, tout en étant toujours capables de nous projeter, en Afrique par exemple, dans le cadre de missions de lutte contre le terrorisme, à la demande de pays amis, et d’assumer nos responsabilités, notamment à l’Otan.
À cet égard, Mme la Première ministre l’a dit, comme certains orateurs, que je remercie : nous sommes présents en Estonie et, bien sûr, en Roumanie.
Comme je l’ai déjà dit devant la commission, je réfute l’idée selon laquelle l’armée française ne pourrait tenir que « quelques jours » en cas de conflit de haute intensité ou qu’elle ne pourrait tenir qu’une ligne de front de 80 kilomètres. Merci au président Cambon de me donner l’occasion de le dire.
De telles affirmations sèment le doute chez les Français sur notre capacité à nous défendre. Or la voûte nucléaire et la dissuasion nucléaire, qui coûtent de l’argent et que les contribuables financent tous les ans depuis les années 1960, produisent des effets qu’on ne peut pas nier et balayer d’un revers de main.
Dire que l’armée française pourrait avoir des difficultés pour tenir un front plusieurs jours à l’étranger dans le cadre d’alliances, par exemple en tant que nation-cadre, n’est pas fondé. Certains raccourcis journalistiques sont malheureux, car ils sous-entendent que notre armée n’est pas capable de défendre la nation française. Or ceux qui se sont déployés à ses côtés savent que ce n’est pas vrai. Attention à ne pas entretenir de confusion ! À cet égard, je sais pouvoir compter sur la sagesse du Sénat pour que certaines vérités soient rétablies.
J’en viens à la réalité de l’aide de la France à l’Ukraine, sur laquelle plusieurs choses ont été dites. De fait, nous assumons la discrétion, certains éléments n’ayant pas à être communiqués à la Fédération de Russie. En outre, les Ukrainiens nous demandent parfois eux-mêmes une telle discrétion.
Permettez-moi de donner quelques éléments de méthodologie sur les classements tels qu’ils ont été publiés ici ou là.
En général, ces classements ne tiennent compte que de ce qui est déclaré, non de ce qui est réellement livré – je ne veux pas être désobligeant avec certains de nos alliés, parfois très proches de nous…
Je le certifie devant le Sénat : pour notre part, nous livrons tout ce que nous promettons et nous promettons tout ce que nous pouvons livrer. Les Ukrainiens ayant des difficultés à s’y retrouver dans ce concours Lépine de promesses, nous leur devons d’être sérieux et de ne pas faire preuve de cynisme.
Par ailleurs, certains pays font des amalgames : ils valorisent les coûts de transport, de formation, de carburant, ce que nous ne faisons pas. D’autres, y compris certains membres de l’Otan, valorisent leur contribution à l’Ukraine en tonnage, en poids de matériel réellement donné. Il faut nous garder d’emprunter ce virage, qui pourrait nous conduire à manquer de sérieux. Je le répète, nous agissons sans cynisme, avec beaucoup de rigueur.
J’ajoute que tout est fait sur la base de déclarations. Beaucoup de choses sont promises, mais ne sont pas livrées. Les engagements ne sont pas toujours suivis d’effets, ce qui pose d’autres difficultés.
Pour notre part, conformément à la doctrine que le Président de la République a fixée au Gouvernement, nous livrons des armes utiles. À ce stade du conflit, l’armée ukrainienne à des besoins de plus en plus spécifiques. Il a ainsi beaucoup été question de défense sol-air ces derniers jours. La France s’apprête donc à livrer des Crotale. De même, on a beaucoup parlé d’artillerie, d’équipements individuels, parfois non létaux. Le fonds de 100 millions d’euros que le Président de la République vous proposera d’inscrire dans la loi permettra de tailler un costume sur mesure aux forces armées ukrainiennes.
Les premières demandes qui sont faites portent sur des véhicules de transport de troupes, des éléments de génie, par exemple pour traverser des fleuves, bref, des besoins très concrets, qui devraient être satisfaits assez rapidement.
Vous m’avez également interrogé à de nombreuses reprises, mesdames, messieurs les sénateurs, certains sur Wagner, d’autres sur la guerre informationnelle, d’autres enfin sur le chantage à l’énergie. Nous aurions pu également parler davantage du chantage aux matières premières agricoles, qui concerne malheureusement beaucoup de pays amis, notamment sur le pourtour méditerranéen.
Oui, nous sommes déjà dans cette drôle de guerre qu’est l’hybridité. La France y est-elle prête ? Nous avons déjà rendu compte devant le Parlement de nombreuses stratégies à l’œuvre. Ce type de guerre est-il nouveau ? Oui ! C’est en marchant que l’on apprend, donc il nous faudra aller plus loin. La loi de programmation militaire nous le permettra.
Qu’est-ce que l’hybridité ? C’est le détournement de vecteurs civils à des fins militaires, comme les terroristes avaient déjà commencé à le faire. Cela signifie que la réponse ne peut pas se limiter à une augmentation du budget des armées. Les attaques cyber sur les hôpitaux que nous avons connues ces dernières semaines montrent bien la complexité de ce type de guerre. Cela signifie aussi qu’il faut préparer l’ensemble de la Nation à la résilience.
Certains territoires de la République – et je me tourne vers le ministre délégué chargé des outre-mer – seront sûrement plus vulnérables à l’hybridité, du fait de l’« élongation », de la tyrannie des distances ou de la structure même des systèmes d’information.
Il nous faudra revenir sur tous ces sujets, qui nous obligent, notre génération, mais également celles qui viendront. Monsieur le président, nous aurons pour cela besoin du Sénat.
Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.
Nous en avons terminé avec le débat sur la déclaration du Gouvernement relative à la guerre en Ukraine et aux conséquences pour la France.
Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mercredi 2 novembre 2022 :
À quinze heures :
Questions d’actualité au Gouvernement.
À seize heures trente, le soir et, éventuellement, la nuit :
Projet de loi de programmation, rejeté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, des finances publiques pour les années 2023 à 2027 (texte n° 71, 2022-2023) ;
Projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables (procédure accélérée ; texte de la commission n° 83, 2022-2023).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
La séance est levée à vingt-trois heures quarante.
La liste des candidats désignés par la commission des affaires sociales pour faire partie de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi portant mesures d ’ urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi a été publiée conformément à l ’ article 8 quater du règlement.
Aucune opposition ne s ’ étant manifestée dans le délai d ’ une heure prévu par l ’ article 8 quater du règlement, cette liste est ratifiée. Les représentants du Sénat à cette commission mixte paritaire sont :
Titulaires : Mmes Catherine Deroche, Frédérique Puissat, MM. Philippe Mouiller, Olivier Henno, Mmes Monique Lubin, Michelle Meunier et M. Martin Lévrier ;
Suppléantes : Mmes Pascale Gruny, Chantal Deseyne, Florence Lassarade, Annick Jacquemet, Annie Le Houerou, Maryse Carrère et Cathy Apourceau-Poly.