Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi, avant de réagir aux propos qui ont été tenus à cette tribune, de remercier l’ensemble des orateurs qui se sont exprimés. Je vous prie également d’excuser Mme la Première ministre, qui se rend en ce moment même à l’Assemblée nationale.
Je commencerai par revenir sur l’une des inquiétudes qu’a relayées, au nom de la commission, le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. J’ai déjà eu l’occasion d’y répondre, mais qu’il me soit permis d’y revenir et d’informer ainsi l’ensemble de vos travées.
Certains doutent et se demandent, avec angoisse peut-être, si nous ne nous dépouillons pas de nos propres moyens et jusqu’à quel point nous abaissons notre standard de sécurité et de protection de la France et des Français. D’un côté, certains nous invitent à donner plus ; de l’autre, certains nous appellent parfois à la prudence.
Nous aurons évidemment l’occasion de discuter de la réalité de nos stocks, mais je tiens à dire que nous ne faisons pas de cessions qui mettraient la nation française en danger. Nous faisons preuve de pragmatisme, nous regardons la réalité de nos stocks et nous nous appuyons sur les conseils que nous donnent évidemment nos généraux, les chefs d’état-major des différentes armées et le chef d’état-major des armées.
Ensuite, oui, nous tirons des conclusions opérationnelles de nos livraisons. À cet égard, la livraison à l’Ukraine de 18 canons Caesar, dont il a été question à de nombreuses reprises ce soir – soyez-en remerciés – est un bon cas pratique. Nous en avons commandé de nouveaux au mois de juillet dernier. Le Président de la République se rendra d’ailleurs demain dans le Cher, où il visitera l’usine Nexter.
Le véritable sujet, c’est la fameuse économie de guerre. Cette terminologie peut parfois susciter des interrogations, je le conçois. En situation de conflit de haute intensité, il nous faut compléter nos stocks plus vite, alors que les filières de l’armement étaient habituées à des « élongations » entre l’amont et l’aval. L’Ukraine le constate à travers le soutien qu’elle reçoit de l’Occident ; la Russie, qui a des problèmes d’organisation, l’apprend à ses dépens, et c’est tant mieux.
Nous avons donc là un sujet industriel à traiter. Nous reviendrons sur cette question dans les temps prochains.
Notre base industrielle et technologique de défense (BITD), héritée de l’après-guerre – du gaullisme évidemment et de Pierre Mendès France, dont on vient de célébrer la pensée il y a quelques jours – nous permet, on le voit bien, de n’être complètement alignés ni sur Moscou, ni sur Washington, ni demain sur Pékin. Toutefois, cette autonomie stratégique va devoir désormais être assortie d’une plus grande réactivité.
Soyons honnêtes, le don des canons Caesar a pu déstabiliser les plans de formation dans certains régiments d’artillerie, mais la déstabilisation de la formation de quelques artilleurs n’a pas pour conséquence, et ne voyez aucun mépris dans mon propos, d’abaisser les standards de sécurité de la France.
J’évoquerai à présent l’état de nos moyens, mais nous y reviendrons dans les prochains jours lors de l’examen du projet de loi de finances. Nous n’avons pas attendu l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et c’est une fierté française, pour augmenter les moyens de nos armées. Force est de reconnaître, quelles que soient nos opinions, que cette décision date de 2017, la loi de programmation militaire ayant été votée en 2018. Pour ma part, je vous proposerai dans les tout prochains jours une marche à 3 milliards d’euros. Le Président de la République aura l’occasion d’apporter des précisions sur les futures marches que nous sommes en train d’élaborer, avec vous d’ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs.
Ne nous laissons pas guider par les annonces des uns ou des autres. Les Allemands investissent 100 milliards dans leur défense, très bien. Dont acte. C’est une bonne chose. Les Américains, comme nous d’ailleurs, font des efforts similaires à bien des égards. Je le répète, nous n’avons pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour cela.
Je ne ferai pas de politique en disant que, oui, nous pourrions donner plus à l’Ukraine si nos moyens avaient été renforcés bien plus tôt. En effet, monsieur le président Cambon, nous payons, vous avez raison, les coupes successives dans les budgets, les fameux « dividendes de la paix », comme on les appelle si bien, mais aussi la révision générale des politiques publiques (RGPP) selon les uns, les diminutions de crédits en matière de dissuasion nucléaire, selon les autres. Toutes ces questions font de la loi de programmation militaire une loi de réparation.
Il va toutefois désormais nous falloir aller plus loin et faire preuve de beaucoup plus d’ambition, d’autant que notre format d’armée correspond – je le dis devant Alain Richard, ancien ministre de la défense – aux menaces auxquelles nos armées ont été confrontées depuis la dissolution du Pacte de Varsovie. Elles ont essentiellement été employées pour lutter contre le terrorisme militarisé.
On redécouvre aujourd’hui ce qu’est l’artillerie, ce que sont les tirs en profondeur, autant de techniques de combat qui avaient moins d’utilité en Afrique, il faut le dire. La situation aujourd’hui justifie la recomplétude de nos stocks, mais aussi la montée en puissance de nos armées. Il nous faudra dissuader sur les terrains à la fois nucléaire et conventionnel, tout en étant toujours capables de nous projeter, en Afrique par exemple, dans le cadre de missions de lutte contre le terrorisme, à la demande de pays amis, et d’assumer nos responsabilités, notamment à l’Otan.
À cet égard, Mme la Première ministre l’a dit, comme certains orateurs, que je remercie : nous sommes présents en Estonie et, bien sûr, en Roumanie.
Comme je l’ai déjà dit devant la commission, je réfute l’idée selon laquelle l’armée française ne pourrait tenir que « quelques jours » en cas de conflit de haute intensité ou qu’elle ne pourrait tenir qu’une ligne de front de 80 kilomètres. Merci au président Cambon de me donner l’occasion de le dire.
De telles affirmations sèment le doute chez les Français sur notre capacité à nous défendre. Or la voûte nucléaire et la dissuasion nucléaire, qui coûtent de l’argent et que les contribuables financent tous les ans depuis les années 1960, produisent des effets qu’on ne peut pas nier et balayer d’un revers de main.
Dire que l’armée française pourrait avoir des difficultés pour tenir un front plusieurs jours à l’étranger dans le cadre d’alliances, par exemple en tant que nation-cadre, n’est pas fondé. Certains raccourcis journalistiques sont malheureux, car ils sous-entendent que notre armée n’est pas capable de défendre la nation française. Or ceux qui se sont déployés à ses côtés savent que ce n’est pas vrai. Attention à ne pas entretenir de confusion ! À cet égard, je sais pouvoir compter sur la sagesse du Sénat pour que certaines vérités soient rétablies.
J’en viens à la réalité de l’aide de la France à l’Ukraine, sur laquelle plusieurs choses ont été dites. De fait, nous assumons la discrétion, certains éléments n’ayant pas à être communiqués à la Fédération de Russie. En outre, les Ukrainiens nous demandent parfois eux-mêmes une telle discrétion.
Permettez-moi de donner quelques éléments de méthodologie sur les classements tels qu’ils ont été publiés ici ou là.
En général, ces classements ne tiennent compte que de ce qui est déclaré, non de ce qui est réellement livré – je ne veux pas être désobligeant avec certains de nos alliés, parfois très proches de nous…
Je le certifie devant le Sénat : pour notre part, nous livrons tout ce que nous promettons et nous promettons tout ce que nous pouvons livrer. Les Ukrainiens ayant des difficultés à s’y retrouver dans ce concours Lépine de promesses, nous leur devons d’être sérieux et de ne pas faire preuve de cynisme.
Par ailleurs, certains pays font des amalgames : ils valorisent les coûts de transport, de formation, de carburant, ce que nous ne faisons pas. D’autres, y compris certains membres de l’Otan, valorisent leur contribution à l’Ukraine en tonnage, en poids de matériel réellement donné. Il faut nous garder d’emprunter ce virage, qui pourrait nous conduire à manquer de sérieux. Je le répète, nous agissons sans cynisme, avec beaucoup de rigueur.
J’ajoute que tout est fait sur la base de déclarations. Beaucoup de choses sont promises, mais ne sont pas livrées. Les engagements ne sont pas toujours suivis d’effets, ce qui pose d’autres difficultés.
Pour notre part, conformément à la doctrine que le Président de la République a fixée au Gouvernement, nous livrons des armes utiles. À ce stade du conflit, l’armée ukrainienne à des besoins de plus en plus spécifiques. Il a ainsi beaucoup été question de défense sol-air ces derniers jours. La France s’apprête donc à livrer des Crotale. De même, on a beaucoup parlé d’artillerie, d’équipements individuels, parfois non létaux. Le fonds de 100 millions d’euros que le Président de la République vous proposera d’inscrire dans la loi permettra de tailler un costume sur mesure aux forces armées ukrainiennes.
Les premières demandes qui sont faites portent sur des véhicules de transport de troupes, des éléments de génie, par exemple pour traverser des fleuves, bref, des besoins très concrets, qui devraient être satisfaits assez rapidement.
Vous m’avez également interrogé à de nombreuses reprises, mesdames, messieurs les sénateurs, certains sur Wagner, d’autres sur la guerre informationnelle, d’autres enfin sur le chantage à l’énergie. Nous aurions pu également parler davantage du chantage aux matières premières agricoles, qui concerne malheureusement beaucoup de pays amis, notamment sur le pourtour méditerranéen.
Oui, nous sommes déjà dans cette drôle de guerre qu’est l’hybridité. La France y est-elle prête ? Nous avons déjà rendu compte devant le Parlement de nombreuses stratégies à l’œuvre. Ce type de guerre est-il nouveau ? Oui ! C’est en marchant que l’on apprend, donc il nous faudra aller plus loin. La loi de programmation militaire nous le permettra.
Qu’est-ce que l’hybridité ? C’est le détournement de vecteurs civils à des fins militaires, comme les terroristes avaient déjà commencé à le faire. Cela signifie que la réponse ne peut pas se limiter à une augmentation du budget des armées. Les attaques cyber sur les hôpitaux que nous avons connues ces dernières semaines montrent bien la complexité de ce type de guerre. Cela signifie aussi qu’il faut préparer l’ensemble de la Nation à la résilience.
Certains territoires de la République – et je me tourne vers le ministre délégué chargé des outre-mer – seront sûrement plus vulnérables à l’hybridité, du fait de l’« élongation », de la tyrannie des distances ou de la structure même des systèmes d’information.
Il nous faudra revenir sur tous ces sujets, qui nous obligent, notre génération, mais également celles qui viendront. Monsieur le président, nous aurons pour cela besoin du Sénat.