Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà cinq ans, notre collègue Thierry Carcenac intervenait au nom du groupe socialiste sur le texte traçant les perspectives budgétaires du précédent quinquennat. Il alertait alors sur plusieurs points essentiels : l’injustice fiscale et sociale des mesures annoncées, les relations déjà dégradées de l’État avec les collectivités territoriales et le manque criant de soutien aux services publics de notre pays.
À la lecture de la loi de programmation des finances publiques soumise à notre examen, rien ne semble avoir fondamentalement changé dans la politique menée, à la différence près que, cette fois, monsieur le ministre, vous n’avez pas trouvé de majorité à l’Assemblée nationale pour l’approuver. Surtout, la loi de programmation présentée ne tire pas les enseignements des cinq années écoulées. Ainsi, la crise des « gilets jaunes » a montré – et avec quelle acuité ! – la nécessité de renforcer la présence des services publics sur l’ensemble du territoire, ainsi que l’enjeu crucial du pouvoir d’achat et de la justice sociale.
La crise sanitaire a mis en lumière les défaillances de notre système de santé et bouleversé l’économie mondiale. Le retour de la guerre en Europe a entravé la reprise de l’activité et amplifié l’inflation, qui pousse nombre de nos concitoyens dans la difficulté ou dans la pauvreté.
La remontée des taux d’intérêt a commencé, et personne ne sait où elle s’arrêtera. Enfin, la politique du ruissellement est de plus en plus largement reconnue comme un échec, jusqu’à la Maison Blanche désormais.
Malgré l’accumulation de crises et l’accroissement des inégalités dans notre pays, malgré l’impréparation écologique, malgré les alertes sur l’état de nos finances publiques, ce projet de loi de programmation confirme l’orientation libérale choisie par le Gouvernement depuis cinq ans, une orientation – il faut le reconnaître – totalement assumée.
Il poursuit le mouvement de désarmement fiscal et une « maîtrise » de la dépense publique qui est la conséquence de l’appauvrissement de l’État, tout en restant pourtant toujours insuffisante aux yeux de la majorité sénatoriale.
Monsieur le ministre, la politique budgétaire que vous prévoyez pour les cinq prochaines années met en péril, à notre avis, à la fois le redressement de nos services publics et les marges de manœuvre des collectivités locales, déjà fortement mises à mal.
Qu’il s’agisse des collectivités territoriales ou de l’hôpital public, les Ségur ou le pacte de confiance que vous proposez ne suffiront pas à leur sortir la tête de l’eau. Qu’en est-il, en outre, des salaires des enseignants et de leur augmentation si urgente ? Qu’en est-il des investissements dans le ferroviaire ? Qu’en est-il de l’investissement dans la rénovation énergétique ?
La liste des besoins est longue, et le tableau que dresse le Gouvernement des différentes missions budgétaires reste entièrement centré sur les missions régaliennes. Ces dernières nécessitent, certes, des moyens supplémentaires, mais les chiffres sont d’autant plus inquiétants sur l’ensemble des autres missions, surtout si l’on tient compte de l’inflation.
Au contraire, pour sortir par le haut des crises, économique, sociale, écologique et démocratique actuelles, notre pays devrait répondre avec volontarisme à trois grands enjeux : réduire les inégalités de revenus et, surtout, de patrimoine, redonner de la force à nos services publics qui se sont tant dégradés et accélérer la transition écologique en mobilisant beaucoup plus de moyens à cet effet.
Pourquoi n’en avez-vous pas les moyens ? Pourquoi la dette budgétaire et la dette climatique continuent-elles de gonfler toutes les deux parallèlement ? Parce qu’en dix ans, les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron auront organisé la perte de près de 400 milliards d’euros de recettes pour l’État si on intègre les annonces qui sont faites pour ce quinquennat.
Cela représente une moyenne de 39 milliards d’euros par an, soit, à titre de comparaison, si l’on se fonde sur le chiffre du projet de budget pour 2023, deux fois et demie le budget du ministère de l’écologie.
Votre politique de baisse des impôts se révèle un puits sans fond. Le ministre Bruno Le Maire l’a d’ailleurs dit lui-même tout à l’heure à demi-mot : il en faut toujours plus.
Et qui devra payer les nouvelles mesures fiscales favorables aux entreprises, comme la suppression de la CVAE, synonyme de dépense supplémentaire de l’État ? Ce sont les Français, ceux-là mêmes qui ont déjà compensé depuis cinq ans la baisse des impôts de production, la suppression de l’ISF, la mise en place de la flat tax pour les revenus du capital, etc.
Pour équilibrer le budget après toutes ces réductions d’impôts au profit des entreprises, des plus aisés et des détenteurs du capital, le Gouvernement est bien contraint de mettre à contribution tous les Français, mais aussi les collectivités territoriales, les bailleurs sociaux ou encore les chômeurs, en faisant passer une réforme de l’assurance chômage qui pénalise les plus fragiles.
Surtout, le Gouvernement engage à présent une réforme du régime des retraites que nous considérons à la fois comme inutile et injuste.
Monsieur le ministre, vous souhaitez ainsi reporter l’âge de départ à la retraite dans le seul but de réaliser des économies, 8 milliards à 9 milliards d’euros estimés sur cinq ans. Finie la réforme des retraites dite systémique, que l’on nous présentait sous le quinquennat précédent comme une mesure d’équité et de progrès. Elle n’a plus aujourd’hui qu’un seul objectif comptable : boucher les trous de votre politique de l’offre menée à marche forcée.
Ce sera le rôle de la gauche que de dire, tout au long du quinquennat, qu’une autre politique est possible : une politique remettant les choses à l’endroit, ne privant pas l’État de recettes indispensables et redonnant à notre pays les moyens de ses ambitions sans aggraver le déficit public, par le rétablissement d’une fiscalité équitable entre les revenus du capital et du travail, par la réduction progressive des niches fiscales, qui devraient être évaluées et conditionnées pour être maintenues, par l’arrêt des baisses d’impôts, dont nous avons encore moins les moyens du fait de la remontée rapide des taux d’intérêt, et par la mise en place, sans attendre, d’une taxation exceptionnelle sur les superprofits.
Enfin, cette loi de programmation souffre d’un manque de crédibilité. Beaucoup diront que c’est la loi du genre et qu’aucune loi de programmation des finances publiques n’est jamais respectée. En l’occurrence, dans son entêtement à vouloir réduire le taux de prélèvements obligatoires et, surtout, à refuser de faire participer les plus riches et les grandes entreprises à l’effort national, le Gouvernement ne parvient pas, dès le départ, à établir une stratégie convaincante de rétablissement des comptes publics.
Le Haut Conseil des finances publiques le dit lui-même, en qualifiant la trajectoire de « peu ambitieuse » et de « particulièrement fragile », car s’appuyant sur des hypothèses très, et donc trop optimistes.
En commission, la majorité sénatoriale a, certes, modifié la trajectoire à la marge, en l’aggravant – de notre point de vue – sur les dépenses, mais elle n’a pas révélé de désaccord majeur sur le fond avec le Gouvernement.
Il reste même, chers collègues, une certaine ambiguïté sur la question des collectivités locales : si l’article 23 a été supprimé, l’objectif de baisse des dépenses des collectivités – sur lequel vous alignez l’État lui-même – a été maintenu. Vous comprendrez que nous ne pouvons pas nous y reconnaître davantage.
Monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, vous l’avez compris, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain ne soutiendra pas ce texte, ni dans sa version gouvernementale ni dans sa version sénatoriale.
Nous avons des propositions à faire en matière de justice fiscale ; je les ai présentées tout à l’heure. Nous avons considéré que l’appel à l’aide de Bruno Le Maire n’était pas un trait d’humour. Mais il faut tout de même nous aider à vous aider, plutôt que d’appeler simplement à la rescousse le côté droit de l’hémicycle.
Nous ne soutiendrons pas ce texte, parce que l’effort de justice fiscale n’a pas été fait. Votre projet de loi est trop fragile dans ses hypothèses, contestable, de notre point de vue, dans ses orientations idéologiques, déséquilibré dans la répartition de l’effort, inapte à répondre aux besoins du pays en matière sociale et écologique dans les prochaines années et risqué aussi – il faut le dire – quand on connaît le mécontentement social qui couve dans notre pays face aux injustices.