Intervention de Marc Mortureux

Commission des affaires économiques — Réunion du 12 octobre 2022 à 9h00
Audition de M. Marc Mortureux directeur général de la plateforme automobile pfa

Marc Mortureux, directeur général de la Plateforme automobile française :

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'attention que vous portez à la filière automobile, constructeurs comme équipementiers et fournisseurs, qui représente un peu plus de 350 000 emplois industriels et environ 450 000 emplois de services. Il s'agit d'une filière particulièrement innovante, surtout en cette période où il nous faut réaliser un grand nombre de transformations. Les dépenses de recherche et développement de l'industrie automobile représentent un peu plus de 7 milliards d'euros - trois des cinq entreprises qui déposent le plus de brevets chaque année viennent en général de ce secteur industriel.

L'automobile est confrontée à la fois à des crises conjoncturelles, que vous avez évoquées, madame la présidente, et à une mutation structurelle sans précédent.

En 2021, et alors que nous espérions que les chiffres remonteraient après la crise Covid-19, près de 11 millions de véhicules n'ont pu être produits en raison du manque de semi-conducteurs. Cette année, ce seront encore 4,5 millions de véhicules qui ne seront pas construits. Face à cette crise de l'offre, le marché automobile a chuté de façon spectaculaire : de 2,2 millions de véhicules vendus en 2019, nous sommes tombés à 1,6 million en 2020 et en 2021, soit un niveau historiquement bas depuis quarante ans - et 2022 sera encore pire avec les hausses des cours des matières premières et de l'énergie, conséquences de la guerre en Ukraine.

Aujourd'hui, les constructeurs ont le choix entre signer des contrats de fourniture d'électricité à des prix qui ne sont pas viables économiquement, ou prendre le risque de ne pas être approvisionnés. La situation est compliquée : nous attendons les mesures annoncées au niveau européen, mais le temps passe très vite, et il faut signer les contrats avant la fin du mois d'octobre en raison de l'allocation des volumes d'Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique).

La chute de la production automobile est tout aussi spectaculaire que celle des ventes. Nous sommes ainsi passés de 2,2 millions de véhicules - particuliers et utilitaires légers - produits en 2019 à 1,35 million en 2020. Cette chute est certes en partie liée à la délocalisation de la production de la Clio et de la 208, mais les chiffres ne remontent pas. Mutatis mutandis, la situation est la même partout en Europe : la production allemande, par exemple, a chuté de manière extrêmement spectaculaire.

Concernant la mutation structurelle, rappelons que dès 2018, nous nous sommes engagés dans un contrat stratégique de filière 2018-2022, pour nous positionner comme des acteurs de la transition environnementale, digitale et sociétale : basculement du thermique vers l'électrique, production de véhicules toujours plus connectés, fournitures de davantage de services... Cette transformation est compliquée et douloureuse, mais je reste persuadé que l'« automobilité » a beaucoup d'avenir. L'enjeu est de savoir quelle part de marché nos acteurs traditionnels seront capables de capter de ces nouvelles valeurs ajoutées, car il y aura aussi des nouveaux acteurs.

La réussite d'un point de vue environnemental ne consiste pas simplement à passer du thermique à l'électrique, ce qui n'est d'ailleurs pas forcément la solution universelle, mais aussi, par exemple, à produire moins de véhicules mais avec des durées de vie beaucoup plus longues, à développer l'intermodalité... L'automobilité sera centrale pour beaucoup de Français.

Nous nous sommes notamment engagés, dans ce contrat de filière, à multiplier par cinq les ventes de véhicules électriques entre 2018 et 2022 : cet objectif a été atteint en septembre dernier, avec 1 million de véhicules, soit 100% électriques, soit hybrides rechargeables, en circulation. Les parts de marché des véhicules 100% électriques sont aujourd'hui de 12%, et cette part monte à 20 % si l'on y ajoute les hybrides rechargeables.

De toute évidence, le véhicule électrique est une bonne solution pour un certain nombre d'usages. Depuis 2018, cette transition connaît une incroyable accélération. Pour autant, le projet de règlement Fit for 55 a surpris la filière en ce qu'il prévoit le bannissement de la production de tout véhicule hybride ou thermique en Europe d'ici à 2035. Nous avons pris de fortes positions à ce sujet à l'été dernier : nous sommes engagés massivement vers l'électrique, mais en faire la solution unique dans un délai aussi rapide nous semble considérablement risqué, car nous devons d'abord remplir un certains nombre de conditions. Je pense notamment à trois grands enjeux.

Tout d'abord, l'enjeu de souveraineté, question sur laquelle vous avez beaucoup travaillé. On risque ainsi de sortir d'une dépendance à l'énergie fossile, pour entrer dans une nouvelle dépendance aux métaux stratégiques. L'Europe n'est pas encore prête. Philippe Varin a d'ailleurs remis au Gouvernement un rapport sur la sécurisation de l'approvisionnement en matières premières minérales. La guerre en Ukraine a entraîné des hausses considérables du prix des matières premières. Or, le surcoût induit est deux fois plus important pour un véhicule électrique que pour un véhicule thermique. Alors que l'on pensait parvenir à une forme de convergence des coûts de production de ces deux types de véhicules, on s'en éloigne en réalité de plus en plus. L'Europe n'a aujourd'hui aucune maîtrise sur ces coûts, car ces productions ne sont pas européennes. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime, par exemple, que les besoins en lithium vont être 42 fois supérieurs à ceux que nous connaissons jusqu'à présent, et nous aurons aussi besoin de cuivre, de nickel... On aura beau ouvrir des mines à travers le monde, le rythme de croissance de la demande à laquelle il va falloir répondre paraît assez vertigineux.

J'en viens aux enjeux sociaux.

Au XXe siècle, l'objectif premier a été d'offrir au plus grand nombre la possibilité de se déplacer facilement. À cet égard, et compte tenu de l'augmentation considérable du prix des véhicules, la période actuelle marque un infléchissement qui doit nous interpeller. À considérer les usages, on se retrouve devant un paradoxe. Certes, recharger son véhicule à domicile au tarif régulé, est intéressant ; mais vu l'augmentation des tarifs de marché qui, eux, ne sont pas protégés, le faire sur une borne de recharge rapide, sur l'autoroute par exemple, revient presque plus cher que de faire le plein de carburant. Encore n'ai-je pas parlé de fiscalité ! Cela dit, cette situation est en partie conjoncturelle - nous l'espérons, du moins...

Un mot, enfin, des territoires : nous avons cherché à mesurer l'impact concret de Fit for 55 sur les entreprises de la filière. Je vous livre l'une des conclusions intéressantes de l'étude : plus la transition va vite, plus elle est douloureuse, par manque de temps pour s'adapter. Parmi les nombreux scénarios que nous avons envisagés, c'est l'un des « pires » qui est en train de se réaliser. L'élasticité-prix est en cause : plus le prix des véhicules est élevé, plus la demande se réduit. Nous anticipons d'ailleurs un rebond, car une demande de véhicules existe bel et bien, comme on le voit en constatant les pénuries de voitures de location ou de véhicules d'occasion récents. Nous pensons cependant que, quoi qu'il en soit, le volume du marché ne devrait pas retrouver durablement les niveaux d'avant-crise.

Quant aux pertes d'effectifs, elles devraient être de 15 % à 30 % d'ici à 2030, soit 50 000 à 100 000 emplois. Certains secteurs sont très lourdement affectés : la forge, la fonderie, le décolletage - secteurs de surcroît particulièrement frappés par la crise de l'énergie. Notons que cette crise de l'énergie touche surtout l'Union européenne...

Cela dit, notre état d'esprit est aujourd'hui le suivant : les choses sont lancées, il faut réussir, nous n'avons pas le choix. Les risques sont légion, certes, mais il existe aussi des opportunités. Les constructeurs, les équipementiers et les sous-traitants ont d'ailleurs déjà engagé des investissements absolument massifs : on y est, c'est irréversible !

L'enjeu est pour nous de réussir à attirer les investissements dans les nouvelles chaînes de valeur. Et, sous réserve de régler les problèmes conjoncturels que nous rencontrons à l'heure actuelle, nous ne sommes pas sans atouts : en particulier, la France dispose d'électricité décarbonée. Je rappelle que la transition du thermique vers l'électrique voit croître l'empreinte carbone de la fabrication d'un véhicule : à cause de la batterie, l'empreinte d'un véhicule électrique est deux fois supérieure à celle d'un véhicule thermique. Or, de ce point de vue, la France est bien placée, ce qui accentue l'intérêt d'y localiser les activités consommatrices d'énergie.

Ces trois dernières années, nous avons réussi à faire émerger de très grands projets sur le territoire national. Je pense aux trois gigafactories de batteries qui s'implantent dans le nord de la France, mais aussi à l'électronique de puissance - comme le partenariat noué autour des moteurs électriques entre Renault et Valeo, visant à créer des moteurs sans terres rares.

Je dis quelques mots, également, sur l'hydrogène : nous n'opposons pas l'électrique à batterie et l'hydrogène. L'électrique à batterie est très intéressant du point de vue de la performance énergétique, mais la disponibilité des matériaux stratégiques pose problème. L'hydrogène dépend moins de tels matériaux, il nécessite beaucoup d'énergie, il s'agit de transformer de l'eau en hydrogène. Cette énergie doit être décarbonée. Puis, l'hydrogène doit être converti en électricité via la pile à combustible, et les rendements ne sont pas très bons.

De toute façon, nous aurons besoin des deux ; l'électrique à batterie ne saurait être une solution unique. Pour certains types d'usages - je pense aux véhicules lourds -, cette option est même absurde : on en vient à transporter avant tout du poids de batterie. Je note qu'en matière de mobilité hydrogène certaines entreprises prennent des risques considérables, à la pointe de la technologie : Michelin, Faurecia, Symbio, Plastic Omnium.

Quant au sujet de l'économie circulaire, il mérite également toute notre attention.

Il faut absolument nous aider à ce que tous ces grands projets se concrétisent : il y va de notre compétitivité, dans un contexte où la crise de l'énergie amplifie la concurrence intraeuropéenne et extraeuropéenne. Nous avions plaidé pour que, dans cette période très particulière où des investissements massifs doivent être réalisés, soient créées des zones dites Green Deal où seraient instaurées des conditions de compétitivité favorables afin d'attirer les investissements. Pour ce genre de décisions, l'unanimité est requise au niveau européen, ce qui ne facilite pas les choses, mais il y a là, pour nous, un enjeu majeur.

Il nous faut aussi un peu de stabilité sur le plan réglementaire et sur le plan fiscal. L'Assemblée nationale a remis sur la table le débat sur l'addition du malus au poids et du malus CO2. En permanence, les règles du jeu changent... Prenez le projet de norme antipollution Euro 7 : d'un côté, l'Europe condamne le thermique ; de l'autre, elle envisage de prendre une nouvelle réglementation, obligeant les constructeurs qui voudraient continuer à faire encore un peu de thermique d'ici à 2035 à entreprendre des réinvestissements importants. Le risque est d'accélérer encore le désengagement...

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