Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 19 octobre 2022 à 9h30
Projet de loi de finances pour 2023 — Audition du général d'armée thierry burkhard chef d'état-major des armées

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Mon Général, la semaine dernière, le ministre des armées nous a exposé les fondamentaux du cadrage budgétaire de la mission « Défense » pour 2023. Il a aussi esquissé la méthode qu'il entend suivre pour l'élaboration de la future loi de programmation militaire et fait l'annonce d'un renforcement des moyens français sur le flanc oriental de l'Alliance atlantique. Nous lui en avons donné acte. Par ailleurs, le Président de la République a annoncé il y a tout juste une semaine de nouvelles livraisons de matériels à l'Ukraine.

Nous saisissons l'occasion de cette audition pour vous demander des précisions sur ces annonces. Les sénateurs ont en effet besoin de comprendre précisément ce que nous cédons et déployons, ainsi que les conséquences pour nos propres forces et pour notre sécurité.

À cette occasion, il serait utile que vous puissiez revenir sur la notion d'« épaisseur ». On lit dans la presse des affirmations assez définitives, qui méritent sans doute d'être nuancées, mais qui ont l'utilité de pointer du doigt la faible épaisseur de nos forces. Quel crédit accorder au calcul selon lequel nos armées, dans leur volume actuel, pourraient tenir un front de quatre-vingts kilomètres au plus, sur une durée d'une quinzaine de jours ?

Comment lire ce projet de loi de finances dans ce contexte ? Nous souhaitons que vous nous présentiez plus en détail les enjeux de ce budget pour le format, la préparation, l'équipement et l'emploi de nos forces armées, mais aussi pour leur adaptation aux nombreux défis que nos armées ont dû affronter depuis l'an dernier : le retrait de notre dispositif au Mali et, naturellement, le bouleversement que représente l'irruption de la guerre sur le continent européen.

Le concept d'emploi des forces, que vous nous avez présenté l'année dernière sous la forme du triptyque « compétition/contestation/confrontation » et la maxime « gagner la guerre avant la guerre », restent-t-ils pertinents maintenant qu'il faut aider une nation à gagner une guerre qui s'est imposée à elle ? Votre analyse sur les enseignements à tirer de ce conflit nous sera précieuse.

L'hypothèse d'engagement majeur sur laquelle sont bâties la loi de programmation militaire (LPM) actuelle et l'Ambition 2030 nous rappelle combien la bascule de nos forces vers la haute intensité devient cruciale et urgente. Avec une délégation de la commission, j'ai pu me rendre compte de l'efficacité et de la qualité des personnels et des matériels déployés par la France en Roumanie. C'est une démonstration de la réactivité de nos armées sur tout le spectre d'engagement d'un théâtre d'opération. Force est pourtant de constater que le retour d'un modèle d'armée expéditionnaire vers un scénario d'engagement type « centre Europe », ce que les spécialistes appellent « bascule d'intensité », nécessite de surmonter de nombreux défis : défi de la masse, défi de l'endurance, défi de la préparation opérationnelle, défi de l'adaptabilité et de la flexibilité, défi du financement et de la programmation.

Vous nous direz vos priorités et les points de vigilance sur ce projet de budget 2023, sans oublier les éventuels actualisations ou renoncements qu'il faut envisager pour assurer le déploiement en opération extérieure nécessairement coûteux d'unités mécanisées et blindées en Europe - la presse parle de 2 milliards d'euros. À ce sujet, sur quels crédits sont imputées les fournitures d'armement à l'Ukraine, qu'il s'agisse de matériels neufs ou prélevés sur nos forces ? Si nous pouvons comprendre que le Gouvernement souhaite rester discret sur certaines livraisons d'armes, leur coût ne peut pas ne pas apparaître au budget de l'État.

Enfin, nous ne pouvons pas faire l'impasse sur les angles morts de l'équipement de nos forces ou de notre industrie de défense, par exemple en matière de drones armés ou de frappes dans la profondeur. Que nous manquerait-il dans l'hypothèse d'un engagement majeur ?

L'attention que nous attachons à la question des munitions, de la préparation opérationnelle, du maintien en condition opérationnelle de nos matériels, de l'équipement dit « à hauteur d'homme » ou du service de santé rencontre le même écho dans toutes les nations, en France comme en Ukraine ou en Russie, lorsque le spectre de la guerre se dresse devant les familles.

Tels sont les quelques points d'attention que je voulais soulever en introduction de votre audition.

Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. - Je suis très heureux de vous retrouver et de répondre à vos questions : une bonne compréhension de nos problèmes de défense est la meilleure voie pour parvenir à disposer d'un outil efficace et performant.

Je commencerai par deux constats structurants et factuels.

Le 24 février dernier constitue un point de bascule et l'expression « changement de monde » n'a jamais été si vraie. Depuis, le monde ne s'est pas stabilisé et il est très difficile de cerner l'ampleur et la diversité des défis qui nous attendent dans les années à venir. Les incertitudes restent nombreuses. Par conséquent, il nous faut réinterroger nos choix, nos modes d'action, nos organisations pour s'assurer qu'ils demeurent pertinents, avec une nouvelle grille de lecture « post-24 février ».

Cette situation n'est pourtant pas une surprise : les Armées avaient anticipé la possibilité d'un retour de guerre entre États. Pour autant, une forte accélération est en train de se produire, qui dépasse d'ailleurs le strict cadre européen, et qu'il nous faut prendre en compte pour ne pas rester sur le bord du chemin.

Depuis notre dernière rencontre, un certain nombre d'événements importants se sont produits.

Sur le territoire national, d'abord. Cet été, la France a été confrontée aux conséquences du changement climatique. Cela a entraîné notamment une mobilisation des Armées en appui des forces de sécurité civile dans le cadre du volet « Contribuer à la protection des Français contre la dangerosité du quotidien ». C'est l'opération Héphaïstos. Les moyens militaires engagés étaient adaptés et efficaces : 50 militaires, avec un détachement du génie intégré capable notamment d'établir des pare-feu ; des modules adaptés de surveillance ; des hélicoptères, qui ont effectué cette année 160 heures de vol en appui des moyens de la Sécurité Civile. Surtout, il nous a fallu cette année adapter nos dispositifs pour lutter contre des incendies hors de la zone d'opération définie (le quart sud-est de la France), ce qui reflète bien l'évolution de la situation et des risques.

Nous avons été efficaces, car réactifs : nous disposons d'un véritable maillage territorial et, sur le terrain, le dialogue civilo-militaire avec les préfets notamment est très bon. Cela nous permet d'intervenir rapidement et de manière adaptée, par exemple en engageant des pompiers militaires aux côtés des pompiers civils, ou des moyens spécialisés du génie.

À la suite de la tempête en Corse, des moyens militaires ont également été engagés, permettant une réponse efficace et coordonnée avec les autorités locales et zonales : les trois armées ont été mises à contribution.

Cet été a également été marqué par la réarticulation de l'opération Barkhane. Décidé par le Président de la République, le désengagement au Mali a été une opération exceptionnelle et extrêmement complexe où les logisticiens ont joué un rôle crucial. La zone reste une zone d'insécurité, avec des groupes armés terroristes et des Maliens qui, appuyés par Wagner, ne sont pas toujours lisibles dans leurs intentions.

Nous avons tenu les délais. Je souligne l'appui apporté par le Niger, qui a été décisif, ainsi que l'engagement d'un certain nombre de pays alliés à nos côtés, les États-Unis, le Canada, mais aussi les Émirats arabes unis ou le Qatar notamment.

Pour avoir un ordre de grandeur, je précise que 1 300 véhicules et 1 100 bungalows ont quitté le Mali - 90 % par la route en direction du Niger, 10 % par les airs. Cette opération n'est pas totalement terminée. En effet, si nous avons organisé le désengagement des moyens au Mali, nous sommes en cours de réarticulation au Niger : un certain nombre de matériels doivent encore quitter ce pays pour rejoindre la France.

Avec Barkhane, nous avions trois objectifs : poursuivre la lutte contre le terrorisme, accentuer l'appui fourni aux pays du golfe de Guinée, dont la frontière nord est menacée par des actions terroristes, et accentuer la lutte contre le groupe de mercenaires Wagner qui est, selon moi, un facteur important de déstabilisation en Afrique. Cela appelle de notre part un effort à produire surtout dans les champs immatériels.

La France doit profiter de cette réarticulation pour modifier sa manière d'être présente en Afrique et les modalités : cela nécessite une stratégie intégrale dans laquelle l'action militaire n'est qu'un des volets, pour laquelle il nous faut être plus associatifs et faire de la co-construction avec les pays que l'on soutient. Cela dépend plus du tempo de nos partenaires que de notre seule volonté.

J'en viens à la posture de réassurance sur le flanc Est de l'Europe. Il s'agit d'une situation complexe.

En Ukraine, la Russie développe une stratégie de long terme. Certes, elle est en difficulté, mais cela ne suffit pas à la détourner de ses objectifs. C'est pourquoi nous ne devons pas nous démobiliser. Le rappel des réservistes, qui a été engagé par la Russie, ne correspond pas à une mobilisation générale : pour autant, les effectifs, même s'ils sont très importants - de l'ordre de plusieurs centaines de milliers d'hommes -, ne changeront pas immédiatement le cours des opérations mais cela montre que les Russes réfléchissent à la suite des opérations au-delà de l'hiver.

L'hiver, en ralentissant les opérations militaires, sera, d'une part, une période critique dans le champ des perceptions et, d'autre part, une période difficile pour la cohésion du camp occidental, car les leviers énergétiques seront utilisés à plein par la Russie. Les Russes ont aussi effectué des bombardements sur des cibles à usage dual - installations électriques, centres de distribution d'eau -, qui ne visaient pas à affaiblir l'armée ukrainienne mais à atteindre d'abord la résilience de la nation ukrainienne à l'approche de l'hiver.

L'enjeu pour la France est d'affirmer sa crédibilité militaire sur le haut du segment.

Notre engagement s'est traduit, dès le premier jour de la guerre en Ukraine, par le déploiement de nos avions Rafale au-dessus de la Pologne pour défendre le flanc Est de l'Otan, par le redéploiement du groupe aéronaval, deux jours après, au-dessus de la Croatie, pour effectuer des patrouilles de défense aérienne, et par le déploiement du bataillon Aigle en Roumanie, sept jours après le début des opérations russes en Ukraine, dans le cadre de l'échelon d'intervention d'urgence de l'Otan.

La France, conformément à la volonté du Président de la République, est désormais « Nation-cadre » du dispositif de réassurance de nos alliés de l'Otan en Roumanie.

Dans une logique d'adaptation dynamique de notre dispositif, nous avons décidé de mobiliser des capacités dites de « haut du spectre » - chars Leclerc, véhicules blindés de combat de l'infanterie (VBCI), systèmes d'artillerie - lors de la relève à l'automne prochain. Nous déploierons en Lituanie des Rafale, pour la première fois, dans le cadre de la mission de police du ciel des pays baltes, à partir du mois de décembre prochain pour une durée de quatre mois. Nous mettons des navires français à disposition des task groups de l'OTAN. Nous maintenons notre présence militaire en Estonie, au titre de la réassurance et de la solidarité stratégique.

Les enjeux sur le flanc Est de l'OTAN doivent s'inscrire dans le cadre d'une stratégie de sécurité européenne pour les dix prochaines années, car, quelle que soit l'issue du conflit en Ukraine, nous devrons « cohabiter » - avec la Russie.

Nous devons aussi poursuivre notre appui à l'Ukraine. En plus des cessions de matériels, la formation est un besoin important, auquel la mission d'assistance militaire de l'Union européenne (EUMAM) permettra de répondre. La France y contribuera.

En somme, les événements sur les trois théâtres - national, européen et africain - illustrent les axes d'efforts de la construction de nos armées : la cohésion nationale, la solidarité stratégique au sein de nos alliances, et la crédibilité militaire de nos forces. .

Ces trois axes sont la contribution des Armées à la stratégie de puissance d'équilibres de la France. Le PLF et la future LPM définiront les moyens d'y parvenir.

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