Nous accueillons le général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre.
Mon Général, je vous remercie de votre présence ce matin devant la commission pour évoquer le projet de loi de finances (PLF) pour 2023.
Comme c'est l'usage, nous souhaitons entendre les chefs d'état-major de chacune des forces armées. Ce cycle d'auditions budgétaires nous procure un éclairage complet, tenant compte des spécificités de chaque composante de nos armées. Il est important que les forces, que vous représentez ici, puissent donner leur point de vue sur les crédits que le PLF propose d'ouvrir pour l'année prochaine.
En ce qui concerne l'armée de Terre, dont les 114 000 soldats représentent plus de 50 % de nos effectifs militaires, les défis révélés par la guerre en Ukraine sont nombreux. En effet, depuis le mois de février, l'intensité des combats au sol dont nous avons été les témoins attentifs démontre l'importance intacte du combat terrestre dans les guerres du XXIe siècle.
Dans le même temps, il nous faut toujours prendre garde à ne pas être « en retard d'une guerre ». Il faut tenir compte immédiatement des premiers enseignements de la guerre d'Ukraine - vous pourrez peut-être y revenir. Mais gardons toujours à l'esprit que la prochaine guerre sera, par définition, différente de l'actuelle. Nous préparons une loi de programmation militaire (LPM) qui ira a priori jusqu'en 2030, et nous voyons bien que, sur un tel laps de temps, la situation peut considérablement évoluer.
Nos concitoyens doivent comprendre que ces nouveaux espaces contestés que sont l'espace exoatmosphérique ou le cyberespace s'ajoutent aux moyens de la guerre conventionnelle et ne s'y substituent en aucun cas. C'est donc une addition de défis qu'il nous faut relever.
Vous nous donnerez à ce titre l'état actuel de vos réflexions sur l'évolution de l'armée de Terre, au regard des huit premiers mois du conflit ukrainien. Nous aurons bien sûr l'occasion de poursuivre ce travail plus en détail dans le cadre de la préparation de la LPM annoncée pour l'année prochaine.
Alors que l'armée de Terre avait engagé un grand exercice de réflexion stratégique en 2016 avec la publication du document Action Terrestre Future, vous nous direz dans quelle mesure cette doctrine de l'armée de Terre doit être réactualisée.
Vous nous direz également si les facteurs de supériorité opérationnelle identifiés à l'époque et qui ont nourri l'élaboration en 2017 de la Revue stratégique, puis son actualisation par le Gouvernement en 2021 ont, selon vous, évolué.
Plus largement, vous nous direz quelles sont, pour 2023 et les années suivantes, les priorités de l'armée de Terre pour se préparer à la haute intensité sans remettre en cause ni nos opérations extérieures ni la contribution à la cohésion nationale. Nous serions également heureux de connaître votre appréciation sur l'avenir de la mission Sentinelle, qui mobilise fortement l'armée de Terre depuis 2015. Le transfert de ses missions aux forces de sécurité intérieure, recommandé par la Cour des comptes, sera-t-il évoqué à l'occasion de la prochaine LPM ?
Enfin, vous nous présenterez le budget de l'armée de Terre pour 2023. S'il s'inscrit encore dans la programmation militaire que nous avions votée en 2018, vous nous indiquerez si des leçons sont déjà tirées du conflit ukrainien. Comment le durcissement de l'armée de Terre, axe fort de votre action, se traduit-il en actes dans le texte budgétaire ?
Je tiens, au nom de la commission, à vous féliciter pour le remarquable redéploiement de nos forces dans le Sahel que nous avons suivi avec attention, et à vous remercier pour la présentation des capacités de l'armée de Terre à laquelle nous avons assisté il y a quinze jours.
Général Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre. - Avant mon propos, je souhaite vous faire visionner notre film de présentation intitulé Une armée de Terre de combat, diffusé le 6 octobre à Satory. (Le film est diffusé sur les écrans de la salle de réunion)
Ceux d'entre vous qui ont échangé avec eux ont pu le constater, nos soldats servent leur pays avec un engagement sans faille. Malgré un marché du travail concurrentiel, notre armée est l'une des rares en Europe à maintenir ses recrutements en 2022, en quantité et en qualité, et nos écoles et nos centres de formation sont le premier vecteur de fidélisation. Ils contribuent à une ascension basée sur le mérite, moteur d'un escalier social performant : parmi les officiers, plus de la moitié d'entre eux ont été sous-officiers et 8 % ont été militaires du rang. L'armée de Terre tire sa force de ses soldats.
L'année 2022 est marquée par des évènements majeurs, dont le premier est l'attaque de l'Ukraine par la Russie. Dans ce cadre, le 28 février dernier, le bataillon « fer de lance » de la force de réaction rapide de l'Otan, qui comprend 500 militaires des unités de la brigade d'infanterie de montagne et du 126e régiment d'infanterie de Brive a débarqué à Cincu, en Roumanie, où il a été rejoint par nos camarades belges et néerlandais. Depuis le 1er mai, avec ce groupement tactique multinational, la France est nation-cadre de la présence avancée renforcée (Enhanced Forward Presence) de l'Otan sur place. Comme l'a décidé le Président de la République et comme le ministre l'a annoncé, nous le renforçons par le déploiement de capacités blindées plus puissantes, avec des soldats de la 7e brigade blindée, dont les cavaliers du 1er régiment de chasseurs de Verdun, équipé de chars LECLERC. Par ailleurs, en mars dernier, une compagnie du 7e bataillon de chasseurs alpins a été déployée sur court préavis dans la mission Lynx, en Estonie, au côté de nos alliés britanniques, danois et estoniens.
Cette année 2022 a aussi été celle du redéploiement de notre dispositif au Sahel, hors du Mali. Cette réorganisation décidée par le Président de la République a été menée à bien en 6 mois. Nous avons conduit une opération militaire de grande ampleur déjouant les attaques des groupes armés terroristes, doublée d'une prouesse logistique représentant une trentaine de convois. Elle a permis de quitter le Mali dans l'ordre et en sécurité. Dorénavant, nos forces réorganisées en groupement tactique désert sont intégrées dans le dispositif des Forces Armées Nigériennes en opération sur leur territoire. Enfin, dès le 13 juillet, c'est-à-dire au lendemain de la déclaration des incendies à La Teste-de-Buch et à Landiras, 200 sapeurs-sauveteurs des unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civile 1 et 7 de Nogent-le-Rotrou et de Brignoles ainsi que les sapeurs du 19e régiment du génie de Besançon sont intervenus en Gironde, renforcés le 17 juillet par 200 soldats du feu issus des sapeurs-pompiers de Paris et de la 11e brigade parachutiste. Ils ont ensuite contribué pendant plusieurs semaines au contrôle contre les reprises d'incendie.
L'année 2022 est une année pivot dans la modernisation de l'armée de Terre : nous atteindrons 18 % de la cible SCORPION à la fin de l'année, avec la livraison des premiers véhicules JAGUAR, pour lesquels la formation a débuté au sein du premier régiment de chasseurs d'Afrique. De plus, 113 GRIFFON s'ajoutent aux 339 déjà livrés. D'ici à la fin de l'année, 70 SERVAL seront présents dans nos forces et 11 régiments auront une unité élémentaire 100 % « scorpionisée ». Les deux tiers de notre cible pour les hélicoptères seront livrés, avec 8 Caiman NH90 et 6 Tigre HAD livrés cette année.
Nous visons 75 % de la cible de la LPM 2019-2025 pour les équipements individuels, avec pour la seule année 2022 9 500 fusils d'assaut, 22 000 pistolets, 900 fusils de précision et 3 400 jumelles de vision nocturne nouvelle génération.
En 2023, le jalon SCORPION 25 % sera atteint: la modernisation devient une réalité dans nos régiments, même si du chemin reste à parcourir. Cela correspond à la livraison en 2023 de 24 JAGUAR, de 135 GRIFFON et de 90 véhicules blindés légers Ultima (VBL-U) et de 110 SERVAL, ainsi que le début de la modernisation du char LECLERC. Le PLF 2023 finance aussi l'acquisition de 18 canons CAESAR pour remplacer ceux qui ont été cédés à l'Ukraine et la livraison des 10 premières stations satellitaires tactiques déployables SYRACUSE IV et des systèmes de drones tactiques PATROLLER. Les commandes se poursuivront, avec 420 SERVAL.
Le budget opérationnel de programme (BOP) Terre augmentera de 210 millions d'euros, pour atteindre 1,9 milliard d'euros, afin d'accroître notre crédibilité, notre réactivité et notre endurance. La verticalisation des contrats de domaine maintien en condition opérationnelle (MCO) aéronautique, en particulier pour la flotte de Tigre, continuera à porter ses fruits.
Nous visons 70 % des normes d'entraînement de référence, avec une hausse de l'activité de préparation opérationnelle de 6 points grâce à l'effort consenti en matière de MCO par rapport au projet annuel de performance (PAP) 2022. Toujours en 2023, l'armée de Terre franchira un jalon supplémentaire avec une brigade interarmes SCORPION projetable et l'exercice Orion, avec le déploiement sur le terrain d'une division dans le cadre d'un scénario qui prévoit une phase de combat de haute intensité, ce qui représente un changement d'échelle.
L'armée de Terre atteint ses objectifs de recrutement et de maîtrise du titre 2 malgré un marché du travail concurrentiel : 550 officiers, 1 550 sous-officiers et 12 000 militaires du rang nous auront rejoints en 2022. En 2023, nous porterons l'effort sur le maintien de l'attractivité et sur la fidélisation des soldats, prunelle de nos yeux. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), qui sera finalisée avec le PLF, sera un levier déterminant.
L'accueil des équipements SCORPION et l'amélioration du quotidien seront les objets de nos principaux chantiers d'infrastructure, particulièrement pour le 1er régiment d'artillerie de Bourogne et pour la 13e demi-brigade de la Légion étrangère de La Cavalerie.
Nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère stratégique. La guerre est revenue en Europe alors que les lignes de fractures géopolitiques et culturelles, qui touchent aux valeurs, entraînent des recompositions stratégiques. Le moment est semblable à la chute du mur de Berlin, en 1989, qui avait été suivie en quelques années par la fin du pacte de Varsovie, la première guerre du Golfe, la reprise de nos essais nucléaires et la suspension de la conscription.
J'entends conforter le socle de l'armée de Terre, en premier lieu ses forces morales et la valeur de nos soldats. L'ossature et le style de commandement de l'armée de Terre sont des pépites, son sens de la responsabilité et de la subsidiarité sont parfaitement adaptés à ce que nous observons des combats en Ukraine.
Nous devons capitaliser sur notre polyvalence. La complémentarité entre les programmes SCORPION et TITAN, irriguée par les projets VULCAIN pour la robotique et SYNERGIE pour le combat collaboratif, est le support de notre modernisation.
Pour les années à venir, la menace sera directe, hybride ou indirecte, proche ou lointaine.
La fonction stratégique « prévention » est au coeur de la politique de défense de la France et ne vise pas uniquement à préserver la stabilité dans les zones « fragiles ». Dans un contexte de compétition exacerbée entre puissances, la manoeuvre dans cet « espace stratégique » de la prévention et de l'influence est donc primordiale pour préserver la légitimité de l'action de notre pays. Il apparaît nécessaire de réinventer les missions de prévention par le biais de partenariats renouvelés, principalement en Afrique, dans des dispositions à propos desquelles le Président de la République attend un dispositif renouvelé.
L'armée de Terre contribuera à la solidarité stratégique avec les alliés, principalement dans le cadre de l'Union européenne et de l'Otan.
La guerre en Ukraine montre qu'avant et arrière ne se distinguent plus aussi clairement que par le passé. Le Président de la République a émis le souhait que la prochaine LPM prévoie un effort particulier pour la réserve. Mon intention demeure de forger l'armée de Terre de combat dont la France a besoin : le PLF 2023 y contribue.