Mes chers collègues, je tiens d'abord à remercier Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur d'Espagne à Paris d'avoir accepté notre invitation à venir devant notre commission, non pas pour une audition en bonne et due forme, mais pour nous écouter présenter ce bref compte rendu du déplacement d'une délégation de notre commission à Madrid, du 13 au 15 septembre dernier. C'est avec plaisir que je vous proposerai de réagir ensuite à ce compte rendu et de nous faire part de votre vision de l'état actuel des relations franco-espagnoles au sein de l'Union européenne, en particulier sur les dossiers d'actualité que je vais évoquer. Vous êtes effectivement un parfait connaisseur des affaires européennes, ayant été notamment conseiller pour l'Europe du président du gouvernement espagnol Zapatero de 2004 à 2011. Vous avez retrouvé la Moncloa en 2018, comme directeur général des affaires internationales et stratégiques auprès du président Sanchez, avant d'être nommé ambassadeur en Suisse puis de succéder à José-Manuel Albares, lorsque celui-ci a été nommé ministre des affaires étrangères à Madrid.
Une délégation de notre commission s'est donc rendue à Madrid, du 13 au 15 septembre, à l'invitation de mon homologue du Parlement espagnol, Mme Susana Sumelzo, qui préside la commission mixte des affaires européennes. Commission mixte en effet, puisqu'elle présente la particularité d'être bicamérale et comprend des membres du Congrès des députés et du Sénat espagnols. La commission mixte nous a invités à participer à sa réunion le 14 septembre aux Cortes, au palais du Congrès des députés espagnols, en présence de votre homologue, Son Excellence Monsieur Jean-Michel Casa, ambassadeur de France à Madrid. Cette réunion a été consacrée à notre relation bilatérale au sein de l'Union européenne et à nos points d'intérêt communs.
Notre délégation, que je conduisais, était composée de Pascale Gruny, vice-présidente du Sénat, qui nous apporte son expérience comme membre également de la commission des affaires sociales et de la délégation aux entreprises. En effet, tous les membres de notre commission sont aussi membres d'une commission permanente, ce qui nous permet de bénéficier de leur expertise sectorielle et, en retour, de faire valoir les enjeux européens dans les commissions permanentes. Nous accompagnait aussi Pascal Allizard, qui est vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat et premier vice-président de la délégation française à l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE), et également vice-président de cette assemblée internationale. Participait aussi au déplacement Florence Blatrix Contat, membre de la commission des affaires économiques et vice-présidente de la délégation aux entreprises du Sénat. Enfin, Pierre Louault, secrétaire de la commission des affaires économiques, a enrichi notre délégation de sa fine connaissance des questions agricoles.
J'insiste sur l'importance, à mes yeux, de ce dialogue interparlementaire multiforme, qui passe notamment par les groupes d'amitié, mais aussi par les commissions et singulièrement par la nôtre, puisque ce dialogue est suivi, au fil des semestres, notamment grâce aux réunions régulières de la COSAC (Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires) dans le pays qui assure la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne. C'est dans ce cadre, pendant la présidence française de l'Union européenne (PFUE), que j'ai pu resserrer les liens avec nos collègues espagnols, et que mon homologue Susana Sumelzo nous a invités à tenir cette réunion commune à Madrid.
Lors de notre séjour, nous avons centré nos discussions sur les sujets d'intérêt et d'actualité communs, ainsi que sur la préparation du volet parlementaire de la présidence espagnole, qui interviendra au second semestre de l'an prochain, juste avant un semestre qui sera tronqué en raison du renouvellement du Parlement européen au printemps 2024, donc dans la dernière ligne droite législative des institutions européennes. Nous nous sommes également attachés, sans enjamber les présidences tchèque et suédoise, dans lesquelles nous nous impliquons pleinement au niveau parlementaire, à nouer le « fil rouge » susceptible de relier les présidences française et espagnole, en continuation avec la présidence portugaise qui eut lieu au premier semestre 2021 et qui fut évidemment centrée principalement sur la gestion des conséquences de la pandémie. Ce fil rouge est celui de la relance et de la résilience face aux crises, pandémique d'abord, puis géostratégique à présent, du fait de l'agression russe contre l'Ukraine.
Nos échanges avec nos collègues espagnols de la commission mixte ont été nourris ; je note avec satisfaction que les porte-parole de tous les groupes parlementaires y ont participé. Ce dialogue entre les groupes est important pour nous, qui abordons traditionnellement les sujets européens de manière transpartisane, en confiant leur examen conjoint à des rapporteurs de la majorité et de l'opposition sénatoriales. L'Espagne a une culture du compromis et des coalitions, que ce soit au sein de son Parlement national, où le Gouvernement ne dispose que d'une majorité relative, ou au sein de ses assemblées et exécutifs régionaux. Le système parlementaire bicaméral français se fait progressivement à cette culture, dans le cadre constitutionnel qui est le sien.
Une nouvelle stratégie d'action extérieure 2021-2024 a été adoptée en avril 2021 par notre voisin et ami espagnol, qui reprend la doctrine traditionnelle de l'Espagne mais l'actualise de façon à ce qu'elle gagne « en efficacité, combativité, et visibilité » sur la scène internationale. Quatre grands principes directeurs y sont identifiés : le premier, qu'il nous tient particulièrement à coeur de souligner ici, est « plus d'Europe » ; puis vient un « meilleur multilatéralisme », un « bilatéralisme stratégique » et « l'engagement de solidarité », via une coopération pour le développement plus forte et modernisée. Sur ces bases, l'action extérieure espagnole priorise donc l'environnement européen immédiat, le voisinage méditerranéen (vision très large qui inclut le Sahel), l'Amérique latine, et la relation transatlantique.
Nos échanges avec nos collègues parlementaires se sont poursuivis au Sénat, où nous avons été accueillis par le vice-président de la commission du développement durable et par le porte-parole d'un groupe parlementaire, membre du groupe d'amitié bilatéral. Nous avons ensuite été accueillis au ministère des affaires étrangères espagnol par des diplomates de haut rang, les deux directeurs généraux en charge de l'Europe, Alejandro Abellan et Salvador Rueda, tous deux parfaitement francophones et entourés de leurs équipes. Nous avons aussi pu rencontrer des think tanks, qui jouent un rôle important en Espagne, notamment la FAES, proche du Parti Populaire, et la fondation Alternativas, proche du PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol), et son vice-président, Diego Lopez Garrido, qui fut ancien secrétaire d'État à l'Union européenne.
Nos discussions, très ouvertes et très directes, nous ont confirmé notre très grande proximité avec l'Espagne sur les scènes européenne et internationale. Nous avons enfin conclu notre déplacement par une réunion de travail à l'Institut français de Madrid dont nous avons constaté avec satisfaction le rôle moteur qu'il joue en matière culturelle et linguistique.
Ce que nous retenons avant tout de ce séjour bref mais dense, c'est que nos priorités sont, à l'évidence, grandement convergentes, par exemple sur l'Europe de la défense, les questions environnementales, l'Europe sociale, l'Union économique et monétaire et le renforcement de l'autonomie stratégique européenne, incluant la nécessité d'une politique industrielle.
Ces convergences se renforcent dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Les autorités espagnoles ont affiché leur pleine solidarité avec l'Ukraine qui s'est matérialisée par des envois d'armes conséquents, annoncés à l'occasion du déplacement de Pedro Sanchez à Kiev le 21 avril, par une assistance significative pour contribuer aux enquêtes sur les crimes de guerre présumés russes et par l'expulsion de 27 diplomates russes de l'ambassade de Russie à Madrid le 18 mai. Au 22 août, le pays accueillait 138 000 réfugiés ukrainiens, l'Espagne comptant une importante communauté ukrainienne avant la guerre (plus de 120 000 personnes).
Nous avons tenu aussi une réunion avec la délégation espagnole à l'AP-OSCE, présidée par Pere Joan Pons, qui vient d'être élu vice-président de cette assemblée aux côtés de notre collègue Pascal Allizard : cette rencontre a fait apparaître une grande convergence de vues sur les questions stratégiques, l'Alliance atlantique restant un axe primordial de la stratégie de défense espagnole. Je rappelle que Madrid a organisé avec succès le sommet de l'OTAN des 29 et 30 juin 2022, à l'occasion des 40 ans de son adhésion.
Au sein de l'Union européenne, la relation franco-espagnole est donc caractérisée par un exceptionnel degré de proximité et de confiance et nous avons mieux mesuré l'attente de l'Espagne à l'égard de la France, qui est sa porte d'entrée vers le reste de l'Union européenne.
Nos positions divergent néanmoins sur la politique commerciale ; l'Espagne reste très motivée en cette matière, notamment au titre de sa relation avec l'Amérique latine. Elle défend l'approfondissement des accords négociés avec le Chili et le Mexique, et la mise en application de l'accord conclu avec le Mercosur en 2019. Autre sujet de divergence : la réforme du Pacte Asile-Migration, qui risque fort de devoir être finalisée par la présidence espagnole fin 2023. Sur ce point, l'Espagne tient à bien distinguer le principe de liberté de circulation, auquel elle est très attaché, et le défi migratoire qui concerne les frontières extérieures et que l'Espagne a provisoirement atténué en prenant récemment parti pour le Maroc dans le conflit au Sahara occidental, revirement qui a entraîné une moindre pression sur les enclaves de Ceuta et Melilla.
Quant aux interconnexions énergétiques, c'est évidemment une question cruciale, mise sur le devant de la scène avec l'arrêt de l'approvisionnement en gaz russe et la nécessité de diversifier nos sources d'approvisionnement.
Après les avancées réalisées en 2018 sur le projet de câble électrique sous-marin du Golfe de Gascogne, nous avons beaucoup évoqué, avec nos collègues espagnols, mais aussi avec l'ambassadeur de France, le fameux MidCat, le projet d'oléoduc transpyrénéen auquel le Président de la République française maintenait son opposition malgré la pression allemande. Depuis lors, nous constatons avec satisfaction que les pourparlers franco-espagnols ont progressé, et le MidCat a été supplanté par le BarMar, projet de corridor sous-marin d'énergie verte de Barcelone à Marseille, annoncé le 20 octobre. Il devrait faire l'objet d'expertises croisées, permettant d'inscrire ce projet au rang des projets d'intérêt commun européens. Ce projet est résolument tourné vers l'avenir, ayant pour objectif d'apporter des solutions durables aux échanges énergétiques non seulement bilatéraux mais européens, avec un rôle clé pour la France et l'Espagne.
Bien sûr, nous serions très désireux, à notre tour, d'entendre votre appréciation de ce projet, Monsieur l'Ambassadeur, puisqu'il est désormais au coeur de nos relations bilatérales, et devrait être prochainement évoqué, début décembre, entre les présidents Sanchez et Macron et le Premier ministre Costa.
Au-delà, nous souhaitons aussi vous interroger sur l'avenir du mécanisme ibérique de limitation des prix de l'énergie pour les consommateurs et les entreprises, qui est également au coeur des discussions en cours au sein du Conseil de l'Union européenne. La France soutient ce modèle et incite fortement la Commission et les autres États membres qui sont encore réticents à le faire.
Les ministres européens de l'Énergie ont décidé de se revoir le 24 novembre afin de tenter d'adopter un paquet de mesures pour juguler la crise de l'énergie. C'est à la Commission de faire des propositions. La récente chute des prix de gros du gaz, due notamment à la douceur du climat dont nous avons bénéficié en ce début d'automne, ne doit pas dissuader les Européens d'établir un mécanisme pour endiguer la volatilité du marché, les cours pouvant s'envoler à nouveau sans préavis. Avant de donner la parole à mes collègues, je souhaite aussi vous interroger, Monsieur l'Ambassadeur, à ce propos : que pouvez-vous nous dire de l'avancement de ce dossier si important pour la crédibilité même de l'action européenne auprès de nos citoyens ?
Enfin, je signale que nous inscrivons dans la durée notre dialogue parlementaire franco-espagnol, puisque ma collègue Susana Sumelzo vient de me proposer de tenir une réunion commune, au Sénat, au début de l'an prochain, ce que j'ai accepté avec enthousiasme. Nous nous reverrons donc bientôt !
Je cède maintenant la parole à Monsieur l'Ambassadeur et je proposerai ensuite à mes collègues qui m'ont accompagné à Madrid de compléter mes propos.