Mes chers collègues, je tiens d'abord à remercier Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur d'Espagne à Paris d'avoir accepté notre invitation à venir devant notre commission, non pas pour une audition en bonne et due forme, mais pour nous écouter présenter ce bref compte rendu du déplacement d'une délégation de notre commission à Madrid, du 13 au 15 septembre dernier. C'est avec plaisir que je vous proposerai de réagir ensuite à ce compte rendu et de nous faire part de votre vision de l'état actuel des relations franco-espagnoles au sein de l'Union européenne, en particulier sur les dossiers d'actualité que je vais évoquer. Vous êtes effectivement un parfait connaisseur des affaires européennes, ayant été notamment conseiller pour l'Europe du président du gouvernement espagnol Zapatero de 2004 à 2011. Vous avez retrouvé la Moncloa en 2018, comme directeur général des affaires internationales et stratégiques auprès du président Sanchez, avant d'être nommé ambassadeur en Suisse puis de succéder à José-Manuel Albares, lorsque celui-ci a été nommé ministre des affaires étrangères à Madrid.
Une délégation de notre commission s'est donc rendue à Madrid, du 13 au 15 septembre, à l'invitation de mon homologue du Parlement espagnol, Mme Susana Sumelzo, qui préside la commission mixte des affaires européennes. Commission mixte en effet, puisqu'elle présente la particularité d'être bicamérale et comprend des membres du Congrès des députés et du Sénat espagnols. La commission mixte nous a invités à participer à sa réunion le 14 septembre aux Cortes, au palais du Congrès des députés espagnols, en présence de votre homologue, Son Excellence Monsieur Jean-Michel Casa, ambassadeur de France à Madrid. Cette réunion a été consacrée à notre relation bilatérale au sein de l'Union européenne et à nos points d'intérêt communs.
Notre délégation, que je conduisais, était composée de Pascale Gruny, vice-présidente du Sénat, qui nous apporte son expérience comme membre également de la commission des affaires sociales et de la délégation aux entreprises. En effet, tous les membres de notre commission sont aussi membres d'une commission permanente, ce qui nous permet de bénéficier de leur expertise sectorielle et, en retour, de faire valoir les enjeux européens dans les commissions permanentes. Nous accompagnait aussi Pascal Allizard, qui est vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat et premier vice-président de la délégation française à l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE), et également vice-président de cette assemblée internationale. Participait aussi au déplacement Florence Blatrix Contat, membre de la commission des affaires économiques et vice-présidente de la délégation aux entreprises du Sénat. Enfin, Pierre Louault, secrétaire de la commission des affaires économiques, a enrichi notre délégation de sa fine connaissance des questions agricoles.
J'insiste sur l'importance, à mes yeux, de ce dialogue interparlementaire multiforme, qui passe notamment par les groupes d'amitié, mais aussi par les commissions et singulièrement par la nôtre, puisque ce dialogue est suivi, au fil des semestres, notamment grâce aux réunions régulières de la COSAC (Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires) dans le pays qui assure la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne. C'est dans ce cadre, pendant la présidence française de l'Union européenne (PFUE), que j'ai pu resserrer les liens avec nos collègues espagnols, et que mon homologue Susana Sumelzo nous a invités à tenir cette réunion commune à Madrid.
Lors de notre séjour, nous avons centré nos discussions sur les sujets d'intérêt et d'actualité communs, ainsi que sur la préparation du volet parlementaire de la présidence espagnole, qui interviendra au second semestre de l'an prochain, juste avant un semestre qui sera tronqué en raison du renouvellement du Parlement européen au printemps 2024, donc dans la dernière ligne droite législative des institutions européennes. Nous nous sommes également attachés, sans enjamber les présidences tchèque et suédoise, dans lesquelles nous nous impliquons pleinement au niveau parlementaire, à nouer le « fil rouge » susceptible de relier les présidences française et espagnole, en continuation avec la présidence portugaise qui eut lieu au premier semestre 2021 et qui fut évidemment centrée principalement sur la gestion des conséquences de la pandémie. Ce fil rouge est celui de la relance et de la résilience face aux crises, pandémique d'abord, puis géostratégique à présent, du fait de l'agression russe contre l'Ukraine.
Nos échanges avec nos collègues espagnols de la commission mixte ont été nourris ; je note avec satisfaction que les porte-parole de tous les groupes parlementaires y ont participé. Ce dialogue entre les groupes est important pour nous, qui abordons traditionnellement les sujets européens de manière transpartisane, en confiant leur examen conjoint à des rapporteurs de la majorité et de l'opposition sénatoriales. L'Espagne a une culture du compromis et des coalitions, que ce soit au sein de son Parlement national, où le Gouvernement ne dispose que d'une majorité relative, ou au sein de ses assemblées et exécutifs régionaux. Le système parlementaire bicaméral français se fait progressivement à cette culture, dans le cadre constitutionnel qui est le sien.
Une nouvelle stratégie d'action extérieure 2021-2024 a été adoptée en avril 2021 par notre voisin et ami espagnol, qui reprend la doctrine traditionnelle de l'Espagne mais l'actualise de façon à ce qu'elle gagne « en efficacité, combativité, et visibilité » sur la scène internationale. Quatre grands principes directeurs y sont identifiés : le premier, qu'il nous tient particulièrement à coeur de souligner ici, est « plus d'Europe » ; puis vient un « meilleur multilatéralisme », un « bilatéralisme stratégique » et « l'engagement de solidarité », via une coopération pour le développement plus forte et modernisée. Sur ces bases, l'action extérieure espagnole priorise donc l'environnement européen immédiat, le voisinage méditerranéen (vision très large qui inclut le Sahel), l'Amérique latine, et la relation transatlantique.
Nos échanges avec nos collègues parlementaires se sont poursuivis au Sénat, où nous avons été accueillis par le vice-président de la commission du développement durable et par le porte-parole d'un groupe parlementaire, membre du groupe d'amitié bilatéral. Nous avons ensuite été accueillis au ministère des affaires étrangères espagnol par des diplomates de haut rang, les deux directeurs généraux en charge de l'Europe, Alejandro Abellan et Salvador Rueda, tous deux parfaitement francophones et entourés de leurs équipes. Nous avons aussi pu rencontrer des think tanks, qui jouent un rôle important en Espagne, notamment la FAES, proche du Parti Populaire, et la fondation Alternativas, proche du PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol), et son vice-président, Diego Lopez Garrido, qui fut ancien secrétaire d'État à l'Union européenne.
Nos discussions, très ouvertes et très directes, nous ont confirmé notre très grande proximité avec l'Espagne sur les scènes européenne et internationale. Nous avons enfin conclu notre déplacement par une réunion de travail à l'Institut français de Madrid dont nous avons constaté avec satisfaction le rôle moteur qu'il joue en matière culturelle et linguistique.
Ce que nous retenons avant tout de ce séjour bref mais dense, c'est que nos priorités sont, à l'évidence, grandement convergentes, par exemple sur l'Europe de la défense, les questions environnementales, l'Europe sociale, l'Union économique et monétaire et le renforcement de l'autonomie stratégique européenne, incluant la nécessité d'une politique industrielle.
Ces convergences se renforcent dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Les autorités espagnoles ont affiché leur pleine solidarité avec l'Ukraine qui s'est matérialisée par des envois d'armes conséquents, annoncés à l'occasion du déplacement de Pedro Sanchez à Kiev le 21 avril, par une assistance significative pour contribuer aux enquêtes sur les crimes de guerre présumés russes et par l'expulsion de 27 diplomates russes de l'ambassade de Russie à Madrid le 18 mai. Au 22 août, le pays accueillait 138 000 réfugiés ukrainiens, l'Espagne comptant une importante communauté ukrainienne avant la guerre (plus de 120 000 personnes).
Nous avons tenu aussi une réunion avec la délégation espagnole à l'AP-OSCE, présidée par Pere Joan Pons, qui vient d'être élu vice-président de cette assemblée aux côtés de notre collègue Pascal Allizard : cette rencontre a fait apparaître une grande convergence de vues sur les questions stratégiques, l'Alliance atlantique restant un axe primordial de la stratégie de défense espagnole. Je rappelle que Madrid a organisé avec succès le sommet de l'OTAN des 29 et 30 juin 2022, à l'occasion des 40 ans de son adhésion.
Au sein de l'Union européenne, la relation franco-espagnole est donc caractérisée par un exceptionnel degré de proximité et de confiance et nous avons mieux mesuré l'attente de l'Espagne à l'égard de la France, qui est sa porte d'entrée vers le reste de l'Union européenne.
Nos positions divergent néanmoins sur la politique commerciale ; l'Espagne reste très motivée en cette matière, notamment au titre de sa relation avec l'Amérique latine. Elle défend l'approfondissement des accords négociés avec le Chili et le Mexique, et la mise en application de l'accord conclu avec le Mercosur en 2019. Autre sujet de divergence : la réforme du Pacte Asile-Migration, qui risque fort de devoir être finalisée par la présidence espagnole fin 2023. Sur ce point, l'Espagne tient à bien distinguer le principe de liberté de circulation, auquel elle est très attaché, et le défi migratoire qui concerne les frontières extérieures et que l'Espagne a provisoirement atténué en prenant récemment parti pour le Maroc dans le conflit au Sahara occidental, revirement qui a entraîné une moindre pression sur les enclaves de Ceuta et Melilla.
Quant aux interconnexions énergétiques, c'est évidemment une question cruciale, mise sur le devant de la scène avec l'arrêt de l'approvisionnement en gaz russe et la nécessité de diversifier nos sources d'approvisionnement.
Après les avancées réalisées en 2018 sur le projet de câble électrique sous-marin du Golfe de Gascogne, nous avons beaucoup évoqué, avec nos collègues espagnols, mais aussi avec l'ambassadeur de France, le fameux MidCat, le projet d'oléoduc transpyrénéen auquel le Président de la République française maintenait son opposition malgré la pression allemande. Depuis lors, nous constatons avec satisfaction que les pourparlers franco-espagnols ont progressé, et le MidCat a été supplanté par le BarMar, projet de corridor sous-marin d'énergie verte de Barcelone à Marseille, annoncé le 20 octobre. Il devrait faire l'objet d'expertises croisées, permettant d'inscrire ce projet au rang des projets d'intérêt commun européens. Ce projet est résolument tourné vers l'avenir, ayant pour objectif d'apporter des solutions durables aux échanges énergétiques non seulement bilatéraux mais européens, avec un rôle clé pour la France et l'Espagne.
Bien sûr, nous serions très désireux, à notre tour, d'entendre votre appréciation de ce projet, Monsieur l'Ambassadeur, puisqu'il est désormais au coeur de nos relations bilatérales, et devrait être prochainement évoqué, début décembre, entre les présidents Sanchez et Macron et le Premier ministre Costa.
Au-delà, nous souhaitons aussi vous interroger sur l'avenir du mécanisme ibérique de limitation des prix de l'énergie pour les consommateurs et les entreprises, qui est également au coeur des discussions en cours au sein du Conseil de l'Union européenne. La France soutient ce modèle et incite fortement la Commission et les autres États membres qui sont encore réticents à le faire.
Les ministres européens de l'Énergie ont décidé de se revoir le 24 novembre afin de tenter d'adopter un paquet de mesures pour juguler la crise de l'énergie. C'est à la Commission de faire des propositions. La récente chute des prix de gros du gaz, due notamment à la douceur du climat dont nous avons bénéficié en ce début d'automne, ne doit pas dissuader les Européens d'établir un mécanisme pour endiguer la volatilité du marché, les cours pouvant s'envoler à nouveau sans préavis. Avant de donner la parole à mes collègues, je souhaite aussi vous interroger, Monsieur l'Ambassadeur, à ce propos : que pouvez-vous nous dire de l'avancement de ce dossier si important pour la crédibilité même de l'action européenne auprès de nos citoyens ?
Enfin, je signale que nous inscrivons dans la durée notre dialogue parlementaire franco-espagnol, puisque ma collègue Susana Sumelzo vient de me proposer de tenir une réunion commune, au Sénat, au début de l'an prochain, ce que j'ai accepté avec enthousiasme. Nous nous reverrons donc bientôt !
Je cède maintenant la parole à Monsieur l'Ambassadeur et je proposerai ensuite à mes collègues qui m'ont accompagné à Madrid de compléter mes propos.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs membres de la Commission des affaires européennes, Mesdames et Messieurs, merci de m'avoir donné l'opportunité d'être parmi vous ce matin, c'est un honneur pour moi. Je vous remercie aussi pour votre visite en Espagne, dont je sais qu'elle a été positive et fructueuse. Je m'en réjouis.
La diplomatie parlementaire est, aujourd'hui, tout aussi importante que la diplomatie gouvernementale traditionnelle. Elle nous permet d'aborder des sujets qui ne sont pas forcément dans l'agenda politique plus immédiat.
Cela nous permet aussi d'élargir la relation bilatérale, d'une manière souvent plus large et apaisée. Dans le cas de la France et de l'Espagne, c'est d'autant plus important que nos relations vont bien au-delà du voisinage ; je dirais qu'il s'agit d'une communauté d'intérêts et de valeurs partagés, depuis des décennies et surtout depuis notre accession à l'Union européenne en 1986.
Je remercie les autorités françaises, et particulièrement le Parlement, pour la réussite de la Présidence française de l'Union européenne (PFUE), qui a eu lieu dans des circonstances très difficiles, entre l'après-pandémie et les élections présidentielle et législatives.
L'Espagne est pleinement déterminée à réussir aussi bien sa présidence, après la République tchèque et la Suède, au deuxième semestre 2023, qui marquera en effet la fin opérationnelle de la législature européenne avant les élections législatives de mai 2024. Il appartiendra donc à l'Espagne d'achever un grand nombre de dossiers, ce pour quoi le contact avec les présidences précédentes, et la collaboration avec la France en particulier, est une richesse indispensable.
La pandémie du covid-19, avec ses conséquences économiques et sociales, et l'invasion russe de l'Ukraine ont souligné la nécessité de se préparer à la gestion des crises et d'intégrer la résilience aux programmes des présidences du Conseil de l'Union européenne.
La présidence espagnole devra aussi se projeter dans le plus long terme pour peser sur les travaux de la prochaine Commission. L'Espagne accueillera 22 réunions ministérielles informelles, ainsi que plus de 300 événements techniques, culturels et de participation citoyenne. L'Espagne accueillera aussi un sommet entre l'Union européenne et la Communauté d'Etats latino-américains et caraïbes (UE-CELAC) en vue de faire avancer les accords commerciaux, le programme d'investissements de la stratégie européenne « Global Gateway », et un mécanisme de dialogue institutionnel permanent.
L'invasion russe de l'Ukraine accélère la nécessaire transition énergétique. Le développement des énergies renouvelables, la diversification des fournisseurs d'hydrocarbures et la nécessaire interconnexion énergétique de l'Europe marqueront l'agenda les années à venir.
La définition des priorités du programme de la présidence espagnole avance à bon rythme. Elle mettra l'accent sur : l'autonomie stratégique ouverte ; la reprise économique ; la sécurité énergétique ; la double transition écologique et numérique, qui doit être inclusive ; les valeurs européennes ; le pilier social ; les défis institutionnels pour l'Union européenne.
Pendant notre Présidence, nous continuerons à miser sur l'Amérique latine et les pays du voisinage sud, afin qu'ils jouent le rôle qu'ils méritent dans la politique étrangère européenne.
Vous avez parlé du « mécanisme ibérique ». Nous avons beaucoup parlé d'énergie, de la montée des prix de l'énergie et de l'inflation ces derniers mois, depuis l'invasion russe de l'Ukraine, il y a plus de 250 jours. Après avoir cru être tirés d'affaires après la crise sanitaire, nous sommes à nouveau dans une situation extrême et inattendue ; malheureusement, ce sont ces crises-là qui font le plus convertir à la cause européenne, car nos citoyens constatent que chaque pays individuellement ne peut pas les surmonter.
Dans ce contexte, l'Espagne et le Portugal ont mené un double combat au sein des institutions européennes, afin de briser leur isolement énergétique et d'adapter les plafonds du prix de l'énergie à la situation ibérique.
Par le décret-loi royal 10/2022 du 13 mai, l'Espagne a instauré le « mécanisme ibérique », qui établit temporairement un mécanisme d'ajustement des coûts de production pour réduire le prix de l'électricité sur le marché de gros. La Commission européenne a approuvé ce mécanisme le 8 juin 2022. Il restera en vigueur pendant un an, à compter du 15 juin 2022.
Grâce à ce « mécanisme ibérique », le prix final de l'électricité pour les consommateurs en Espagne (et au Portugal) est inférieur à ce qu'il aurait été sinon. Les conclusions du Conseil européen des 20 et 21 octobre appellent à un plafonnement temporaire du prix du gaz utilisé pour la production d'électricité au niveau européen. C'est le coeur du « mécanisme ibérique ». La position française y est favorable, avec un prix plafond du gaz - très élevé, selon l'Espagne - de 180 euros/MWh. Nous estimons que, pour que le mécanisme découple efficacement le prix du gaz du prix de l'électricité, le prix maximum du gaz pour la production d'électricité doit être fixé suffisamment en-dessous du prix actuel du gaz sur le marché.
La crise que nous vivons nous a montré l'importance de l'autonomie stratégique de l'Europe, la nécessité de réduire nos dépendances - comme l'a dit récemment le Président Macron - et, ajouterais-je, la nécessité d'être interconnectés à l'échelle européenne. C'est une demande de longue date de la part de l''Espagne, pour sortir d'un isolement historique qui l'a parfois empêchée de se rapprocher du coeur de l'Europe, à conditions égales. Nous avons beaucoup parlé du gazoduc « Midcat », mais ce débat porte aussi sur le trafic ferroviaire, maritime, ainsi que sur les routes et les autoroutes entre nos deux pays.
Le « Midcat » a finalement été laissé de côté au profit d'un nouveau type de connexion et de trafic, celui de l'hydrogène « vert », avec un pipeline sous-marin entre Barcelone et Marseille. Nous devons nous réjouir de cette initiative, mais sans perdre de vue l'importance d'éléments plus immédiats, dans l'espace et dans le temps, comme la réouverture, demandée par l'Espagne, des passages frontaliers aux Pyrénées. Huit d'entre eux demeurent fermés côté français, empêchant un exercice normal de la liberté de circulation dans l'espace Schengen.
Je voudrais également vous parler de la situation économique et sociale complexe - comme vous avez pu le constater - qui reflète bien ce qui arrive au reste de l'Europe : la montée des prix touche de plein fouet les plus vulnérables, délite notre classe moyenne et atteint nos travailleurs et travailleuses dans leur quotidien.
C'est pourquoi nos citoyens se tournent vers leur gouvernement pour chercher des réponses à des situations dont ils ne sont certainement pas responsables, d'où l'importance des institutions, nationales comme européennes, des aides d'État, des allocations, du fonds Next Generation EU, et de la solidarité intra-européenne, afin de ne pas gripper l'économie, de ne pas alourdir les coûts de production au-delà du raisonnable, tout en essayant de sauvegarder l'emploi et le pouvoir d'achat des foyers.
Ce n'est pas une tâche facile. Cela demande un certain consensus politique. Cela exige que les partis représentés au Parlement agissent en responsabilité, politique comme institutionnelle, conscients de la gravité de l'heure que nous vivons. Cela demande aussi que certaines grandes entreprises prennent leur part de l'effort, même si cela implique de gagner un peu moins. Le dialogue social est clé dans de telles situations. La France est toujours un exemple dans ce domaine.
Mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, l'Europe est mise à l'épreuve comme jamais depuis la chute du mur de Berlin. 1989 nous a permis d'élargir notre horizon historique ; 2022 nous oblige à agir vite et unis. Les circonstances imposent désormais des accords, des réformes, une accélération dans la gestion des dossiers, de la créativité politique, au-delà des différences.
Nous ne savons pas combien de temps cette situation va durer, mais nous savons que l'Europe ne sera plus la même. Ce sera une Europe triomphante face à des menaces existentielles, face à ses propres faiblesses. Ce sera aussi l'occasion de renforcer les liens avec ses voisins transméditerranéens et transatlantiques. N'ayons pas peur de nous rapprocher davantage de ces pays amis, toujours dans le respect mutuel des règles du jeu, de respect de nos valeurs respectives, de nos intérêts et nos différences. Si nous ne le faisons pas, d'autres le feront.
Je vous remercie, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la commission, et reste à votre disposition pour toute question que vous souhaiteriez me poser.
Merci Monsieur l'Ambassadeur. Vous l'avez souligné, notre relation va en effet au-delà de celle de pays amis ou voisins. Cela se ressent dans nos échanges, où l'on voit clairement les convergences entre nos deux pays, ainsi que dans la joie que nous avons à nous retrouver. Pendant la présidence française, j'ai animé plusieurs réunions interparlementaires et je savais que je pouvais toujours compter sur le soutien espagnol. C'est important. Les échanges de valeur sont au coeur de notre réflexion. Je laisse la parole à Pierre Louault qui a également participé à notre déplacement en Espagne.
En effet, cette visite en Espagne a permis de confirmer entièrement cette communauté d'intérêts et de valeurs entre nos deux pays, au sein de l'Europe. Nous avons en commun cette culture latine qui fait que les relations se passent naturellement plus facilement et je voudrais souligner la volonté politique qui s'est exprimée. Dans cette Europe élargie, aux civilisations et cheminements économiques différents, la France et l'Espagne partagent véritablement des intérêts communs.
J'ai été surpris de voir, en Espagne, le développement à grande vitesse des énergies renouvelables, là où la France se montre plus prudente. Les écologistes semblent y avoir un comportement beaucoup plus ouvert et responsable, notamment par rapport aux ressources en eau et énergies renouvelables, qui peut faire évoluer nos positions en France.
Je crois que la crise économique ainsi que la crise ukrainienne vont permettre de relier plus fortement l'Espagne à l'Europe. C'est l'intérêt de l'Espagne mais également celui de la France. A travers ces liaisons pour le gaz, l'hydrogène et l'électricité, qui ont un peu trop tardé, nous avons ensemble à défendre ces intérêts communs, et à montrer qu'ils sont aussi l'intérêt de l'Europe, comme cela est aujourd'hui manifeste pour le gaz. Nous avons grandement intérêt à travailler ensemble et nous voyons que cela se fait naturellement, comme nous l'avons constaté lors de cette mission à Madrid. Nous pouvons avoir des craintes, notamment sur le Mercosur, en raison de notre position de pays agricole, mais nous avons avant tout des intérêts communs. La concurrence est également une force, et au retour de cette mission, nous avons pu voir que nous avons tout pour nous rapprocher encore plus.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Merci, Monsieur l'Ambassadeur, de votre présence. A quelques mois de la présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne, je rejoindrais mon collègue Pierre Louault à propos de la bonne relation historique entre nos deux nations. N'oublions pas que Philippe V était le petit-fils de Louis XIV. Aussi je suis désolé que huit passages soient encore fermés entre la France et l'Espagne dans les Pyrénées. Je voudrais cependant vous alerter sur deux choses : nous travaillons avec une collègue sénatrice de cette commission, Catherine Morin-Desailly, sur le patrimoine en Europe et la nécessité de le reconnaître, de le préserver et de le mettre en valeur. Sachant que le tourisme joue un rôle-clé pour l'Europe et son économie, nous attirons votre attention sur l'importance d'une meilleure reconnaissance européenne du patrimoine.
Je me permets également de vous alerter sur un point qui me semble inquiétant : certains Etats dont la Suède ont souhaité qu'à travers le règlement européen REACH, soit interdite l'utilisation du plomb, qui sert notamment à la restauration des vitraux, des chéneaux sur les monuments historiques et des orgues. La Commission européenne aurait finalement décidé de reporter à 2024 l'examen de cette problématique. Je voulais vous alerter sur les conséquences fâcheuses d'une interdiction du plomb, certes fondée sur des motifs sanitaires, mais aux conséquences potentiellement désastreuses pour la restauration de ces objets d'art.
Merci. Nous avons travaillé au Sénat sur l'interaction entre le règlement REACH et les perspectives européennes au sujet de l'artisanat et les traditions locales qui doivent être perpétuées. Notre commission a d'ailleurs examiné une proposition de résolution européenne spécifique sur le sujet de la lavande, également menacée, et nous avons étendu notre action au sujet du plomb. C'est un sujet cher au coeur de nombreux sénateurs car il est ancré dans nos territoires et nos régions.
Sur la question « Midcat versus BarMar », l'opposition française au projet Midcat a été exprimée non seulement par le Président de la République, mais également par l'ensemble des délégations françaises au Parlement Européen. Une des raisons principales a été la prise en compte du fait que l'infrastructure lourde de Midcat serait contradictoire avec nos ambitions climatiques en prolongeant notre dépendance à l'énergie fossile. La nouveauté avec le BarMar - en dehors du nouveau tracé sous-marin -, repose sur la nature de ce gazoduc, destiné à transporter essentiellement de l'hydrogène vert, même s'il servira surtout dans un premier temps pour transporter du gaz fossile. En quoi ce projet, en l'absence de garanties claires sur l'échéance de sortie du gaz fossile, diffère-t-il d'autres projets ?
Au sujet de Midcat, au-delà de la question environnementale et du tracé, se posait également une question de coût, qui était considérable.
Je crois que l'idée de communauté hispano-française que vous avez évoquée est essentielle pour bâtir l'Europe. Elle repose sur un intérêt pour l'État de droit, le renforcement des droits humains, les droits des femmes, la durabilité, la transition écologique et numérique... La France et l'Espagne partagent beaucoup d'intérêts.
La géographie joue aussi en notre faveur, par la dimension méditerranéenne de la France et de l'Espagne. Nous partageons une compréhension commune des pays de la rive sud de la Méditerranée et nous savons l'urgence de fixer un cadre à nos rapports avec eux, et une certaine stabilité, au vu des questions d'immigration et de la menace terroriste. La coopération technique entre la France et l'Espagne pour la lutte anti-terroriste a donné de très bons résultats. Nos polices travaillent main dans la main, avec un excellent partage d'informations qui a permis de détecter et déjouer de potentielles menaces à la sécurité de nos deux nations.
Cette idée de communauté nous pousse également à renforcer notre relation bilatérale. Comme vous le savez, nous sommes en train de négocier un traité entre la France et l'Espagne, qui pourrait être préparé pour le prochain sommet entre nos deux pays. Cela va permettre fixer un cadre institutionnel pour la démocratie parlementaire, permettant des rapports mieux construits.
Concernant les problématiques autour du patrimoine, je prends bonne note. L'Espagne, tout comme la France, est un pays doté d'un grand patrimoine et la restauration du patrimoine est essentielle pour nous. Nous allons faire attention à cette évolution législative que la présidence suédoise pourrait porter concernant le plomb.
Concernant Midcat, comme vous le savez, ce gazoduc faisait partie d'un projet général d'interconnexion entre l'Espagne et l'Europe. Nous connaissions les difficultés françaises et espagnoles au sujet du passage d'un tel gazoduc à travers les Pyrénées. Il y avait aussi d'autres interconnexions considérées plus importantes dans les années passées, comme les interconnexions électriques et l'interconnexion sous-marine au niveau du golfe de Gascogne. Après l'invasion de l'Ukraine et la nécessité de redéfinir l'autonomie stratégique énergétique, Midcat est revenu sur le devant de la scène. Nous avons ainsi essayé de créer un réseau de circulation du gaz en Europe. L'Allemagne et l'Espagne ont proposé de relancer MidCat, toujours avec l'idée de commencer par le gaz, puis d'assurer le transport d'hydrogène vert. Ce projet a été envisagé comme une structure d'avenir, pas seulement en raison de la conjoncture actuelle. Plusieurs autorités politiques françaises, dont le Président Macron, ont soulevé des objections à ce sujet. Après réflexion commune, lors de la rencontre entre les premiers ministres espagnol et portugais avec le Président Macron qui a eu lieu à Bruxelles il y a deux semaines, le Midcat a été mis de côté et les discussions ont commencé sur ce projet sous-marin. Si cela est nécessaire, nous pourrions transporter du gaz pendant quelques temps, mais l'idée finale est de créer un réseau pour l'hydrogène. Cela nous permet de penser l'autonomie stratégique européenne, mise à mal par la crise en Ukraine. Ce n'est pas seulement un projet franco-espagnol mais c'est un projet européen, et nous devons préparer le transfert de l'hydrogène depuis Marseille vers l'Allemagne ou l'Italie. Nous n'en sommes qu'aux phases préparatoires du projet.
Il y a encore un long chemin. Vous avez parlé des connexions électriques. Cela a été évoqué lors du déplacement de la première ministre au Portugal, auquel j'ai participé il y a quelques jours : il est important de poursuivre ces projets de connexion électrique pour permettre à la péninsule ibérique d'être pleinement rattachée au continent et renforcer le réseau européen.
Monsieur l'Ambassadeur, un grand merci de nous avoir accompagnés ce matin, nous serons probablement amenés à nous revoir dans le cadre de la préparation de présidence espagnole du Conseil de l'Union Européenne. Nous avons pu constater les conditions remarquables dans lesquelles cette présidence se prépare et vous adressons déjà toutes nos félicitations.
Merci beaucoup.
Monsieur le directeur, mes chers collègues, nous sommes très reconnaissants à Monsieur Guntram Wolff d'avoir accepté notre invitation à s'exprimer ce matin devant notre commission pour nous livrer son analyse, vue de Berlin, sur l'évolution récente de la relation franco-allemande. Vous avez jusqu'à l'été dernier dirigé le think tank Bruegel et vous avez aussi été membre du Conseil d'analyse économique ; vous avez donc acquis une expertise reconnue des enjeux économiques, aussi bien à l'échelle européenne qu'à l'échelle française, ce qui sera précieux pour répondre à nos interrogations, notamment sur les conséquences de la flambée des prix de l'énergie. Et nous vous remercions très sincèrement d'avoir accepté de le faire en français, ce qui facilitera nos échanges.
Le récent report du conseil des ministres franco-allemand a été interprété à Paris comme la manifestation d'une crise de confiance entre la France et l'Allemagne, qu'on lisait déjà en filigrane dans l'incapacité où semble se trouver le Conseil européen à convenir d'une solution solidaire pour sortir de la crise énergétique. La rencontre qui a suivi entre le chancelier Scholz et le Président Macron à Paris mercredi dernier a été présentée comme constructive, mais l'absence de déclaration commune à la presse à son issue a semblé dire le contraire. Quelle est selon vous la profondeur de la crise actuelle de la relation franco-allemande, crise qui semble d'ailleurs faire plus de vagues à Paris qu'à Berlin ? Ces tensions récentes vous paraissent-elles plus préoccupantes que celles surmontées avec succès par le passé, comme en mai 2020, quand l'Allemagne et la France sont parvenues à proposer ensemble de lancer un emprunt mutualisé pour relancer l'Europe après la pandémie ?
J'ai hier encore interrogé le Gouvernement à ce sujet dans l'hémicycle, à l'occasion des questions d'actualité. Il n'est pas nouveau que l'Allemagne mette la France devant le fait accompli. Elle l'a déjà fait pour des décisions structurantes pour l'Europe, par exemple en matière énergétique : je pense à sa sortie brutale du nucléaire après Fukushima ou à son obstination sur Nord Stream 2... La guerre en Ukraine signifie un changement d'époque et oblige l'Allemagne à des changements radicaux, dans le contexte inédit d'une coalition gouvernementale tripartite. Mais l'Allemagne continue de faire cavalier seul : elle « sort du chapeau » 200 milliards d'euros pour amortir la crise énergétique, elle refuse la demande française de plafonnement européen du prix du gaz, elle choisit Space-X plutôt qu'Ariane 6 pour lancer ses satellites, elle achète des équipements militaires américains - sans égard pour les projets franco-allemands de char et d'avion de combat et après avoir abandonné le Tigre -, elle lance un bouclier anti-missile européen sans la France, son chancelier se rend seul demain à Pékin, à qui le port d'Hambourg s'est vendu en partie...
Bref, nous avons le sentiment que la confiance est rompue entre l'Allemagne et la France. Après-guerre, la construction européenne s'était faite grâce à la convergence d'intérêts entre une Allemagne qui cherchait la rédemption, et une France qui voulait réincarner sa puissance. Aujourd'hui, l'Allemagne ne s'excuse plus, elle s'affirme ; et la France semble à sa remorque. Déjà distancé en matière économique, notre pays risque à présent le déclassement diplomatique. L'élargissement qui s'annonce à l'Est ramène encore plus l'Allemagne au centre de l'Europe, ce qu'a manifesté le discours que le chancelier Scholz a prononcé à Prague fin août. C'est pourquoi nous nous interrogeons : l'Allemagne est-elle capable de mieux articuler ses intérêts propres avec l'intérêt stratégique supérieur que nos deux pays partagent : une Europe de la paix et de la liberté ? Plus précisément, peut-on s'entendre sur une vision commune de l'autonomie stratégique, quand l'Allemagne ne semble pas prête à payer le prix de la solidarité européenne en matière énergétique ou de la préférence communautaire, en matière spatiale ou d'armement, et quand elle ne consent à l'exportation d'armements qu'à titre exceptionnel en soutien à l'Ukraine ?
En vous souhaitant à nouveau la bienvenue au Sénat, je vous cède donc la parole.
Je tiens à vous remercier pour cette invitation ainsi que pour cette introduction très claire mais aussi très dure, qui me met dans une position difficile. Je ne suis à Berlin que depuis quelques mois. Comme vous l'avez dit, j'ai beaucoup travaillé sur la coopération européenne au cours des quatorze dernières années, notamment à Paris. Je regrette donc d'autant plus les tensions actuelles entre la France et l'Allemagne. En tant qu'académique allemand, je ne suis pas toujours d'accord avec les décisions prises au sein du gouvernement allemand.
Des raisons de fond mais aussi des raisons personnelles et conjoncturelles expliquent les tensions actuelles. En tant qu'académique indépendant, je me focaliserai davantage sur les raisons de fond.
Il faut d'abord parvenir à une compréhension stratégique sur nos principaux défis. Vu de Berlin, il me semble que la guerre russe en Ukraine est le principal défi pour l'architecture de la sécurité européenne. L'Union européenne devrait avoir comme intérêt premier que l'Ukraine gagne cette guerre et que la Russie la perde. Pour cela, l'Ukraine a besoin d'armes et de soutien financier. Ni l'Allemagne, ni la France n'en fournissent en quantité suffisante. D'après les statistiques rassemblées par l'institut de Kiel pour l'économie mondiale, le soutien français est clairement insuffisant par rapport à son PIB. Le soutien allemand est également trop faible. S'agissant des armes fournies à l'Ukraine, l'Allemagne figure en 5ème ou 6ème place. Elle ne fournit donc que le double de la contribution de l'Estonie, le tiers de la contribution de la Pologne et beaucoup moins que les États-Unis et le Royaume-Uni.
Nos deux pays devraient fournir plus d'armements et plus de soutien financier. L'Ukraine a besoin de 35 milliards d'euros pour couvrir son déficit budgétaire l'année prochaine. Cette somme n'est pas aujourd'hui disponible. Nous ne pouvons pas attendre le soutien des États-Unis ; il s'agit d'un défi européen puisque c'est notre sécurité qui est en jeu.
La guerre constitue une épreuve considérable pour les relations franco-allemandes. Du point de vue français, la situation sécuritaire de l'Europe de l'est paraît peut-être moins centrale que pour l'Allemagne.
Un rappel s'impose : il y a encore 30 ans, des soldats soviétiques se trouvaient à Berlin, à quelques kilomètres de l'endroit où je me trouve. Ces soldats maintenaient l'État de non-droit de la République démocratique allemande (RDA).Vladimir Poutine lui-même se trouvait en RDA et avait pour mission, en tant qu'officier du KGB, de faire de l'espionnage technologique et de soutenir la Stasi. Laissez-moi ajouter une remarque personnelle : ma mère a fui la RDA en 1960. Nous avons donc le souvenir de la manière dont le bloc soviétique a opprimé les personnes et bafoué les libertés fondamentales.
Il est crucial de prendre ce défi au sérieux. Or, ni l'Allemagne ni la France n'ont pris au sérieux les avertissements de nos partenaires en Europe de l'est concernant la guerre. Il y a désormais une nouvelle orientation à prendre sur ce thème et l'Allemagne et la France doivent coopérer intensivement à cet égard. Cela ne doit pas signifier une renonciation à nos principes libéraux fondamentaux. Si nous devons continuer à insister sur l'importance de l'État de droit en Pologne et en Hongrie, dans le domaine de la défense et de la sécurité, nous devons prendre la menace russe au sérieux. Sinon, nous risquons de créer une nouvelle division en Europe entre l'est et l'ouest.
L'Allemagne va consacrer 100 milliards d'euros supplémentaires à la défense, dans le cadre du Zeitenwende (changement d'époque), évoqué dans le discours d'Olaf Scholz le 27 février dernier après l'attaque russe. C'est une décision importante qui a fondamentalement changé la dynamique en Allemagne et a conduit à de nombreux débats sur la question de l'armement allemand.
À mon avis, ces moyens devraient être utilisés dans la cadre d'une coopération européenne commune en matière d'armements. La décision sur les avions F-35 m'a surpris et déçu. La participation nucléaire explique sans doute en partie ce choix. Il existait également des raisons pratiques : les F-35 étaient disponibles pour être achetés directement. Cela ne doit pas ralentir les projets communs entre la France et l'Allemagne sur le système de combat aérien du futur (SCAF).
La coopération et l'autonomie européennes impliquent que l'Allemagne soit prête à coordonner davantage ses décisions avec ses partenaires. Je souhaite que le chancelier allemand fasse preuve d'encore plus de leadership et de volonté sur ce sujet. Mais il faut aussi que la France soit prête à surmonter sa vieille image gaulliste et à européaniser sa revendication d'autonomie. Il est clair qu'il est inacceptable que l'Europe continue de dépendre des États-Unis pour sa sécurité. Il faut donc travailler ensemble. Une industrie d'armement doit s'organiser au niveau de l'Union européenne, et non plus seulement au niveau national. Les actions nationales isolées sont inefficaces et coûteuses.
L'énergie constitue également un sujet majeur de divergence entre la France et l'Allemagne, tout particulièrement le gaz et le nucléaire. Le débat sur le nucléaire en Allemagne est assez idéologique. La prolongation du fonctionnement des centrales a fait l'objet de nombreux débats. La décision a été prise de les prolonger pour quelques mois, ce qui est selon moi trop court. Nous aurions dû les prolonger pour quelques années.
Quoiqu'il en soit, le nucléaire ne résoudra pas à court terme le problème de pénurie d'énergie en Allemagne. L'Allemagne a besoin de gaz et les centrales nucléaires sont insuffisantes pour fournir l'énergie nécessaire. Le gouvernement a pu obtenir un remplacement presque complet des livraisons russes. La Russie ne fournit plus de gaz en Allemagne et l'approvisionnement se fait désormais grâce à la Norvège et à son gaz naturel liquéfié (GNL).
Le plafonnement des prix du gaz est un débat difficile. À mon avis, un plafonnement rigide des prix rendra plus difficile l'achat de gaz en quantité suffisante. La Norvège n'a pas les capacités pour exporter facilement tout son gaz car elle ne dispose pas d'infrastructures GNL adaptées. Il existe donc une marge de manoeuvre pour négocier, grâce à cet élément, le prix du gaz norvégien.
La bonne nouvelle est que les prix se sont entre temps stabilisés en Europe car les stocks étaient pleins et la consommation assez basse. Plafonner de façon rigide les prix d'achat peut avoir des conséquences négatives sur la quantité obtenue. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas négocier pour diminuer la volatilité des prix. De telles négociations progressent d'ailleurs en Europe.
Le paquet de 200 milliards d'euros de soutien à la crise énergétique en Allemagne a été beaucoup critiqué en Europe. Cette critique est en partie justifiée. Le gouvernement allemand a certainement très mal communiqué sur ce sujet. Cette somme a été dégagée pour des raisons comptables, pour permettre à l'Allemagne d'afficher l'année prochaine un ratio d'endettement en règle par rapport à ses critères, puisqu'il s'agit d'un plan sur plusieurs années et non sur une seule année. Une partie de cette somme est aussi utilisée pour le renflouement de la compagnie d'énergie Uniper. Il est vrai que ce plan risque de créer des distorsions au sein du marché unique européen.
Le plus important reste de savoir comment l'argent sera dépensé pour améliorer la situation des ménages et des entreprises en Allemagne. Ce plan ne doit pas être une subvention pour diminuer le prix du gaz. Il ne s'agit pas d'encourager la consommation de gaz. Au contraire, il faut mettre en place un mécanisme pour réduire cette consommation. L'Allemagne doit veiller à ce que les dépenses supplémentaires permettent des économies d'énergie. Une commission du gaz, constituée d'experts, a fourni des propositions ciblées pour encourager les économies d'énergies. L'Allemagne consomme déjà 20 % de moins de gaz que l'année dernière, mais il faut poursuivre les efforts d'économies.
J'ai essayé de vous présenter les débats actuels en Allemagne. Je souhaiterais que la perspective européenne soit plus présente dans la vision allemande. La guerre est un tel bouleversement pour les pays européens que ceux-ci ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, compte tenu de la forte inflation, de la hausse des prix de l'énergie et du sentiment d'insécurité grandissante. Or, seul un travail en commun entre les États européens permettra à l'Europe de renforcer son autonomie stratégique.
Je comprends que vous préfériez conserver un regard neutre et académique. Hier, lors des questions d'actualité au Gouvernement, j'ai tenu ces propos que vous avez considérés comme durs. Je vous pose à nouveau cette question à mon sens essentielle : les stratégies mises en place par l'Allemagne sont-elles des stratégies allemandes ou des stratégies européennes ? Avec les éléments que vous nous apportez, il semble que ce soit plutôt la première option. Les jours s'annoncent donc difficiles. J'ai l'impression qu'on refuse de voir cette réalité qui s'impose devant nous.
Merci M. Wolff pour votre présentation. Pour disposer d'une Europe forte, il faut un couple franco-allemand fort. Or, plutôt que d'un couple, on entend davantage parler de relations franco-allemandes. Il nous faut travailler ensemble pour répondre aux différents défis que nous pose la guerre en Ukraine.
Parmi ces défis, se trouve la question des prix de l'énergie. Nous avons appris hier que les prix de l'énergie seront bloqués en Allemagne à partir du 1er janvier 2023, que ce soit pour le gaz ou pour l'électricité, afin de lutter contre l'inflation qui dépasse les 10 %. Ce bouclier tarifaire avait été promis par le chancelier Scholz en septembre. Cette décision irrite plusieurs partenaires européens de l'Allemagne, qui lui reprochent à nouveau de faire cavalier seul. Comment voyez-vous cette possibilité de bloquer les prix de l'énergie et comment l'Allemagne peut-elle la financer ?
On assiste à une remise en cause totale de la politique de l'Allemagne à l'égard de son voisin russe à la suite de l'invasion de l'Ukraine. On passe d'une Ostpolitik, qui promouvait un dialogue constructif, à l'abandon de la création d'une maison commune européenne. Cela se traduit par une politique de sevrage du gaz russe, par un réarmement, par un renforcement des relations transatlantiques concrétisé par l'achat de matériels américains mais aussi par une modification de l'approche de l'Allemagne à l'égard de l'élargissement de l'Union européenne, l'Allemagne étant désormais favorable à l'entrée de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie.
J'aurai trois questions.
Nous avons bien entendu les propos du chancelier Scholz. Mais qu'en est-il des positions au sein de la coalition ? Qu'en est-il de la position de la CDU ? Plus largement, ce revirement majeur de la relation de l'Allemagne avec son environnement immédiat est-il soutenu par l'opinion publique ou y-a-t-il des réticences ou des résistances ? Des appels à la négociation ou à la fin de la guerre ont pu être entendus. Ce revirement peut être difficile à assumer par les populations de l'est de l'Allemagne.
Quelle est selon vous la position de l'Allemagne à l'égard de la communauté politique européenne promue par le Président Macron ? L'Allemagne a semblé adopter au début une position prudente.
Enfin, nous nous inquiétons de la stratégie commerciale allemande à l'égard de la Chine. En dehors de l'Union européenne, la Chine est le premier partenaire commercial de l'Allemagne. Cette attitude de cavalier seul peut sembler étrange aux yeux du reste de l'Union européenne. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
Un accord a été obtenu dans l'urgence entre l'Allemagne et la France sur les questions d'énergie. On ne constate pas cependant de stratégie énergétique au niveau européen. Les divergences restent nombreuses. La France fait le choix d'une énergie nucléaire et décarbonée pour atteindre les objectifs de 2050 quand l'Allemagne renonce au nucléaire. La France choisit de produire de l'hydrogène sur son territoire quand l'Allemagne décide de l'importer. Dans quelle mesure jugez-vous la compétition ouverte entre les deux pays, tant l'enjeu énergétique sera déterminant pour leur développement industriel ?
Un grand merci pour ces questions très pertinentes et difficiles.
S'agissant des prix de l'énergie, l'Allemagne n'a pas encore pris de décision sur les modalités d'aides aux ménages et aux entreprises. La commission indépendante sur le gaz, incluant des universitaires, des experts, mais également des représentants politiques et syndicaux, a insisté sur la nécessité d'aider les ménages et les entreprises mais également d'encourager aux économies d'énergie. Au lieu de subventionner les prix, la commission a proposé de couvrir la facture de gaz du mois de décembre puis de subventionner à partir du mois de mars 80 % de la consommation de l'année précédente. En revanche, chaque mégawatt supplémentaire consommé sera pénalisé. C'est un mécanisme qui encourage à la réduction de la consommation de façon substantielle.
Les ménages et l'industrie allemandes consomment beaucoup moins que l'année dernière, en réaction aux prix élevés. La baisse est à peu près de 20 %. L'Allemagne a ainsi utilisé l'instrument du marché pour forcer à un nécessaire changement de la consommation allemande, les livraisons de l'étranger ne pouvant être suffisantes. C'est un grand soulagement pour le marché européen du gaz. Si l'Allemagne consommait comme l'année dernière, le marché unique du gaz en serait lourdement affecté.
Beaucoup d'industriels allemands craignaient que la baisse de la consommation entraîne une baisse significative de la valeur ajoutée. Cette crainte ne s'est pas confirmée. Nous avons pu réduire la consommation sans que la production en soit négativement affectée.
Le Parlement allemand discute en détail des moyens d'adapter les propositions de cette commission d'experts sur le gaz. Je ne crois pas que des décisions définitives aient déjà été prises pour l'année prochaine. Le débat porte notamment sur l'opportunité d'introduire ce système pour le mois de février ou pour celui de mars. Mais toute la classe politique s'accorde sur la nécessité de réduire les incitations à consommer et de veiller à ne pas subventionner le prix.
À moyen terme, la stratégie de l'Allemagne pour sa transition écologique repose sur le développement de ses énergies renouvelables. Il existe un consensus pour mettre en place le Pacte vert européen, réduire la consommation des énergies fossiles, augmenter le poids du renouvelable et développer l'hydrogène vert. Le nucléaire ne joue aucun rôle à moyen ou long terme dans cette stratégie, depuis la décision prise par Angela Merkel après la catastrophe de Fukushima. Vous avez raison de souligner que le plan allemand prévoit des importations d'hydrogène vert. Cela passe par des projets de subvention à l'échelle européenne, qui doivent être approuvés par la Commission européenne.
S'agissant de l'Ostpolitik, d'importantes discussions ont actuellement cours sur les échecs de cette politique. Les verts, les libéraux et une partie significative des sociaux-démocrates sont convaincus que le rapprochement de l'Allemagne avec la Russie a été une grande erreur. Nous avons compris que la sécurité de notre continent ne peut être garantie que contre la Russie et non avec la Russie. C'est un changement notable d'attitude. Les discussions sont assez vives sur les erreurs des époques des chanceliers Schröder et Merkel.
Je ne pense pas que la population allemande soit favorable à une entrée à court terme de l'Ukraine dans l'Union européenne. La priorité est de s'assurer que l'Ukraine gagne cette guerre. C'est d'une importance centrale pour la France et l'Allemagne et cette urgence devrait être encore plus affirmée. Un conflit permanent en Ukraine pèserait sur toute l'Union européenne.
L'intégration de l'Ukraine à l'Union européenne n'est aujourd'hui qu'une question théorique. Si l'Ukraine gagne la guerre, plusieurs années seront nécessaires pour reconstruire le pays et pour lui permettre de remplir les critères d'accession à l'Union européenne, notamment s'agissant du respect de l'État de droit, de la lutte contre la corruption ou de la convergence économique. L'opinion publique allemande sait le défi que cette intégration représenterait pour l'Ukraine. Le chemin est encore long !
La communauté politique européenne est selon moi un rassemblement assez informel, dont le but premier est d'envoyer un signal d'unité contre la Russie. 44 chefs d'État étaient réunis pour la première réunion à Prague, ce qui a permis de présenter un front uni. Il paraît cependant difficile que cette communauté prenne des décisions concrètes. En matière de sanctions, d'énergie ou de sécurité, les mécanismes existent au niveau de l'Union européenne. Or, il ne pourrait y avoir une concurrence entre l'Union européenne, qui a des responsabilités dans ces matières, et un groupe de chefs d'État, qui n'a pas de légitimité pour prendre des décisions sur ces sujets. À mon avis, cette communauté a vocation à assurer une coordination entre les pays, à permettre des discussions ouvertes et à donner un signal à la Russie plutôt qu'à évoluer vers une nouvelle institution.
S'agissant de la Chine, j'ai publié un article récemment dans le Financial Times sur la visite du chancelier Scholz à Pékin. Celle-ci intervient trop tôt. En outre, il aurait été nécessaire de transmettre trois messages essentiels.
Le premier est d'insister sur la sécurité européenne. Si la Chine aide la Russie de façon plus significative qu'aujourd'hui, par exemple via des livraisons d'armes, les conséquences doivent être immédiates s'agissant de la relation économique Europe-Chine. L'Union européenne ne peut pas accepter que la Chine soutienne la Russie.
Le deuxième message devrait être de rappeler que les questions de commerce et d'investissement sont des questions devant se traiter à l'échelle de l'Union européenne. C'est à l'Union européenne de négocier avec la Chine sur le commerce et les investissements. L'Allemagne ne devrait pas accepter une politique chinoise qui essaie de diviser l'Union européenne, comme cela a été le cas avec la coalition économique inacceptable qu'a tenté de mener la Chine contre la Lituanie.
Le troisième message est de préparer les entreprises allemandes au cas d'une escalade des tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine ou entre l'Europe et la Chine. Les entreprises peuvent faire du commerce avec la Chine mais elles doivent être prêtes à ce que ce commerce s'arrête brutalement s'il y a une escalade des tensions.
Selon vous, l'opinion publique allemande n'est pas favorable, dans les conditions actuelles, à une intégration de l'Ukraine à l'Union européenne ?
Elle y est en effet plutôt réticente. Elle sait que ce sera coûteux et que le processus de convergence prendra du temps et demandera des efforts.
Votre vision berlinoise confirme notre sentiment général sur la situation. Il est important d'inverser la tendance pour tenter de retrouver l'unité et la solidarité européennes.
J'ai peut-être été dur dans mes propos liminaires. Mais vous avez sans doute également lu la récente tribune de Jacques Attali dans Les Échos, qui évoque la possibilité d'une guerre, s'agissant de la relation franco-allemande. Au niveau stratégique, les orientations apparaissent bien divergentes. Il est temps pour nos gouvernants de redresser la barre si l'on veut maintenir l'union d'une Europe aujourd'hui fortement fragilisée.
La réunion est close 10 h 55.