Monsieur le directeur, mes chers collègues, nous sommes très reconnaissants à Monsieur Guntram Wolff d'avoir accepté notre invitation à s'exprimer ce matin devant notre commission pour nous livrer son analyse, vue de Berlin, sur l'évolution récente de la relation franco-allemande. Vous avez jusqu'à l'été dernier dirigé le think tank Bruegel et vous avez aussi été membre du Conseil d'analyse économique ; vous avez donc acquis une expertise reconnue des enjeux économiques, aussi bien à l'échelle européenne qu'à l'échelle française, ce qui sera précieux pour répondre à nos interrogations, notamment sur les conséquences de la flambée des prix de l'énergie. Et nous vous remercions très sincèrement d'avoir accepté de le faire en français, ce qui facilitera nos échanges.
Le récent report du conseil des ministres franco-allemand a été interprété à Paris comme la manifestation d'une crise de confiance entre la France et l'Allemagne, qu'on lisait déjà en filigrane dans l'incapacité où semble se trouver le Conseil européen à convenir d'une solution solidaire pour sortir de la crise énergétique. La rencontre qui a suivi entre le chancelier Scholz et le Président Macron à Paris mercredi dernier a été présentée comme constructive, mais l'absence de déclaration commune à la presse à son issue a semblé dire le contraire. Quelle est selon vous la profondeur de la crise actuelle de la relation franco-allemande, crise qui semble d'ailleurs faire plus de vagues à Paris qu'à Berlin ? Ces tensions récentes vous paraissent-elles plus préoccupantes que celles surmontées avec succès par le passé, comme en mai 2020, quand l'Allemagne et la France sont parvenues à proposer ensemble de lancer un emprunt mutualisé pour relancer l'Europe après la pandémie ?
J'ai hier encore interrogé le Gouvernement à ce sujet dans l'hémicycle, à l'occasion des questions d'actualité. Il n'est pas nouveau que l'Allemagne mette la France devant le fait accompli. Elle l'a déjà fait pour des décisions structurantes pour l'Europe, par exemple en matière énergétique : je pense à sa sortie brutale du nucléaire après Fukushima ou à son obstination sur Nord Stream 2... La guerre en Ukraine signifie un changement d'époque et oblige l'Allemagne à des changements radicaux, dans le contexte inédit d'une coalition gouvernementale tripartite. Mais l'Allemagne continue de faire cavalier seul : elle « sort du chapeau » 200 milliards d'euros pour amortir la crise énergétique, elle refuse la demande française de plafonnement européen du prix du gaz, elle choisit Space-X plutôt qu'Ariane 6 pour lancer ses satellites, elle achète des équipements militaires américains - sans égard pour les projets franco-allemands de char et d'avion de combat et après avoir abandonné le Tigre -, elle lance un bouclier anti-missile européen sans la France, son chancelier se rend seul demain à Pékin, à qui le port d'Hambourg s'est vendu en partie...
Bref, nous avons le sentiment que la confiance est rompue entre l'Allemagne et la France. Après-guerre, la construction européenne s'était faite grâce à la convergence d'intérêts entre une Allemagne qui cherchait la rédemption, et une France qui voulait réincarner sa puissance. Aujourd'hui, l'Allemagne ne s'excuse plus, elle s'affirme ; et la France semble à sa remorque. Déjà distancé en matière économique, notre pays risque à présent le déclassement diplomatique. L'élargissement qui s'annonce à l'Est ramène encore plus l'Allemagne au centre de l'Europe, ce qu'a manifesté le discours que le chancelier Scholz a prononcé à Prague fin août. C'est pourquoi nous nous interrogeons : l'Allemagne est-elle capable de mieux articuler ses intérêts propres avec l'intérêt stratégique supérieur que nos deux pays partagent : une Europe de la paix et de la liberté ? Plus précisément, peut-on s'entendre sur une vision commune de l'autonomie stratégique, quand l'Allemagne ne semble pas prête à payer le prix de la solidarité européenne en matière énergétique ou de la préférence communautaire, en matière spatiale ou d'armement, et quand elle ne consent à l'exportation d'armements qu'à titre exceptionnel en soutien à l'Ukraine ?
En vous souhaitant à nouveau la bienvenue au Sénat, je vous cède donc la parole.