Je tiens à vous remercier pour cette invitation ainsi que pour cette introduction très claire mais aussi très dure, qui me met dans une position difficile. Je ne suis à Berlin que depuis quelques mois. Comme vous l'avez dit, j'ai beaucoup travaillé sur la coopération européenne au cours des quatorze dernières années, notamment à Paris. Je regrette donc d'autant plus les tensions actuelles entre la France et l'Allemagne. En tant qu'académique allemand, je ne suis pas toujours d'accord avec les décisions prises au sein du gouvernement allemand.
Des raisons de fond mais aussi des raisons personnelles et conjoncturelles expliquent les tensions actuelles. En tant qu'académique indépendant, je me focaliserai davantage sur les raisons de fond.
Il faut d'abord parvenir à une compréhension stratégique sur nos principaux défis. Vu de Berlin, il me semble que la guerre russe en Ukraine est le principal défi pour l'architecture de la sécurité européenne. L'Union européenne devrait avoir comme intérêt premier que l'Ukraine gagne cette guerre et que la Russie la perde. Pour cela, l'Ukraine a besoin d'armes et de soutien financier. Ni l'Allemagne, ni la France n'en fournissent en quantité suffisante. D'après les statistiques rassemblées par l'institut de Kiel pour l'économie mondiale, le soutien français est clairement insuffisant par rapport à son PIB. Le soutien allemand est également trop faible. S'agissant des armes fournies à l'Ukraine, l'Allemagne figure en 5ème ou 6ème place. Elle ne fournit donc que le double de la contribution de l'Estonie, le tiers de la contribution de la Pologne et beaucoup moins que les États-Unis et le Royaume-Uni.
Nos deux pays devraient fournir plus d'armements et plus de soutien financier. L'Ukraine a besoin de 35 milliards d'euros pour couvrir son déficit budgétaire l'année prochaine. Cette somme n'est pas aujourd'hui disponible. Nous ne pouvons pas attendre le soutien des États-Unis ; il s'agit d'un défi européen puisque c'est notre sécurité qui est en jeu.
La guerre constitue une épreuve considérable pour les relations franco-allemandes. Du point de vue français, la situation sécuritaire de l'Europe de l'est paraît peut-être moins centrale que pour l'Allemagne.
Un rappel s'impose : il y a encore 30 ans, des soldats soviétiques se trouvaient à Berlin, à quelques kilomètres de l'endroit où je me trouve. Ces soldats maintenaient l'État de non-droit de la République démocratique allemande (RDA).Vladimir Poutine lui-même se trouvait en RDA et avait pour mission, en tant qu'officier du KGB, de faire de l'espionnage technologique et de soutenir la Stasi. Laissez-moi ajouter une remarque personnelle : ma mère a fui la RDA en 1960. Nous avons donc le souvenir de la manière dont le bloc soviétique a opprimé les personnes et bafoué les libertés fondamentales.
Il est crucial de prendre ce défi au sérieux. Or, ni l'Allemagne ni la France n'ont pris au sérieux les avertissements de nos partenaires en Europe de l'est concernant la guerre. Il y a désormais une nouvelle orientation à prendre sur ce thème et l'Allemagne et la France doivent coopérer intensivement à cet égard. Cela ne doit pas signifier une renonciation à nos principes libéraux fondamentaux. Si nous devons continuer à insister sur l'importance de l'État de droit en Pologne et en Hongrie, dans le domaine de la défense et de la sécurité, nous devons prendre la menace russe au sérieux. Sinon, nous risquons de créer une nouvelle division en Europe entre l'est et l'ouest.
L'Allemagne va consacrer 100 milliards d'euros supplémentaires à la défense, dans le cadre du Zeitenwende (changement d'époque), évoqué dans le discours d'Olaf Scholz le 27 février dernier après l'attaque russe. C'est une décision importante qui a fondamentalement changé la dynamique en Allemagne et a conduit à de nombreux débats sur la question de l'armement allemand.
À mon avis, ces moyens devraient être utilisés dans la cadre d'une coopération européenne commune en matière d'armements. La décision sur les avions F-35 m'a surpris et déçu. La participation nucléaire explique sans doute en partie ce choix. Il existait également des raisons pratiques : les F-35 étaient disponibles pour être achetés directement. Cela ne doit pas ralentir les projets communs entre la France et l'Allemagne sur le système de combat aérien du futur (SCAF).
La coopération et l'autonomie européennes impliquent que l'Allemagne soit prête à coordonner davantage ses décisions avec ses partenaires. Je souhaite que le chancelier allemand fasse preuve d'encore plus de leadership et de volonté sur ce sujet. Mais il faut aussi que la France soit prête à surmonter sa vieille image gaulliste et à européaniser sa revendication d'autonomie. Il est clair qu'il est inacceptable que l'Europe continue de dépendre des États-Unis pour sa sécurité. Il faut donc travailler ensemble. Une industrie d'armement doit s'organiser au niveau de l'Union européenne, et non plus seulement au niveau national. Les actions nationales isolées sont inefficaces et coûteuses.
L'énergie constitue également un sujet majeur de divergence entre la France et l'Allemagne, tout particulièrement le gaz et le nucléaire. Le débat sur le nucléaire en Allemagne est assez idéologique. La prolongation du fonctionnement des centrales a fait l'objet de nombreux débats. La décision a été prise de les prolonger pour quelques mois, ce qui est selon moi trop court. Nous aurions dû les prolonger pour quelques années.
Quoiqu'il en soit, le nucléaire ne résoudra pas à court terme le problème de pénurie d'énergie en Allemagne. L'Allemagne a besoin de gaz et les centrales nucléaires sont insuffisantes pour fournir l'énergie nécessaire. Le gouvernement a pu obtenir un remplacement presque complet des livraisons russes. La Russie ne fournit plus de gaz en Allemagne et l'approvisionnement se fait désormais grâce à la Norvège et à son gaz naturel liquéfié (GNL).
Le plafonnement des prix du gaz est un débat difficile. À mon avis, un plafonnement rigide des prix rendra plus difficile l'achat de gaz en quantité suffisante. La Norvège n'a pas les capacités pour exporter facilement tout son gaz car elle ne dispose pas d'infrastructures GNL adaptées. Il existe donc une marge de manoeuvre pour négocier, grâce à cet élément, le prix du gaz norvégien.
La bonne nouvelle est que les prix se sont entre temps stabilisés en Europe car les stocks étaient pleins et la consommation assez basse. Plafonner de façon rigide les prix d'achat peut avoir des conséquences négatives sur la quantité obtenue. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas négocier pour diminuer la volatilité des prix. De telles négociations progressent d'ailleurs en Europe.
Le paquet de 200 milliards d'euros de soutien à la crise énergétique en Allemagne a été beaucoup critiqué en Europe. Cette critique est en partie justifiée. Le gouvernement allemand a certainement très mal communiqué sur ce sujet. Cette somme a été dégagée pour des raisons comptables, pour permettre à l'Allemagne d'afficher l'année prochaine un ratio d'endettement en règle par rapport à ses critères, puisqu'il s'agit d'un plan sur plusieurs années et non sur une seule année. Une partie de cette somme est aussi utilisée pour le renflouement de la compagnie d'énergie Uniper. Il est vrai que ce plan risque de créer des distorsions au sein du marché unique européen.
Le plus important reste de savoir comment l'argent sera dépensé pour améliorer la situation des ménages et des entreprises en Allemagne. Ce plan ne doit pas être une subvention pour diminuer le prix du gaz. Il ne s'agit pas d'encourager la consommation de gaz. Au contraire, il faut mettre en place un mécanisme pour réduire cette consommation. L'Allemagne doit veiller à ce que les dépenses supplémentaires permettent des économies d'énergie. Une commission du gaz, constituée d'experts, a fourni des propositions ciblées pour encourager les économies d'énergies. L'Allemagne consomme déjà 20 % de moins de gaz que l'année dernière, mais il faut poursuivre les efforts d'économies.
J'ai essayé de vous présenter les débats actuels en Allemagne. Je souhaiterais que la perspective européenne soit plus présente dans la vision allemande. La guerre est un tel bouleversement pour les pays européens que ceux-ci ont tendance à se refermer sur eux-mêmes, compte tenu de la forte inflation, de la hausse des prix de l'énergie et du sentiment d'insécurité grandissante. Or, seul un travail en commun entre les États européens permettra à l'Europe de renforcer son autonomie stratégique.