Merci Monsieur le Président. Je partage 99 % des propos de l'orateur précédent.
Depuis quinze ans, la construction européenne a été mise au défi de crises remettant en cause les diverses analyses ayant présidé à sa conception et sa mise en oeuvre. Elles obligent, d'une part, à faire évoluer le projet et, d'autre part, à admettre qu'il existe des risques à franchir les limites et à faire endosser au projet européen des choses pour lesquelles il n'a pas été conçu. Le risque est double : ne pas traiter les problèmes ou mal les traiter.
L'irruption de la dimension géopolitique est véritablement l'affaire de 2022. Elle est certainement plus profonde que ne l'a été la crise sanitaire, qui a permis de montrer que les instruments déployés après la crise de la zone euro en 2012 étaient opérationnels et fonctionnels ; que la solidarité des États européens autour des questions budgétaires ne posait aucun problème ; que le risque d'un « État voyou » qui accumulerait des déficits et abuserait de ses partenaires pour les pousser à le renflouer était une vision de l'esprit ; qu'il existait une vraie communauté de destins à faire vivre ; qu'il y avait moyen de donner corps assez simplement et rapidement à la solidarité européenne, tout en rencontrant l'assentiment des opinions publiques en Europe.
La question géopolitique est beaucoup plus profonde, car elle est plus en contradiction avec le projet européen, « enfant de la fin de l'histoire », de la fin de la Guerre froide, de l'effondrement de l'URSS. Nous pensions entrer dans un monde dans lequel un souverain invisible définirait des règles et dans lequel chacun respecterait et ferait respecter ces règles. Dans ce monde où les règles s'appliqueraient indifféremment à tous, nous serions traités à l'identique, quelle que soit notre nationalité. Nous pourrions imaginer la dissolution des grandes institutions. Dans ce monde-là, le projet européen serait un mode d'intégration dans lequel les éléments se mettent en commun autour de règles. Chaque État membre pourrait alors vivre son histoire. Dans cette Europe-là, la dispute entre la France et l'Allemagne, sans être résolue, disparaîtrait. Les Français pourraient rester attachés à l'idée de Nation, les Allemands pourraient être mercantilistes.
La crise géopolitique met à mal ces éléments. Selon moi, elle donne tort au modèle allemand qui, à cause de mauvais choix géopolitiques - dépendance énergétique à la Russie, dépendance au commerce et à ses clients chinois, américains ou russes -, est face à des contradictions difficilement gérables.
Au-delà de la guerre en Ukraine, la géopolitique actuelle est marquée par la fin du mandat de Donald Trump et par le fait que l'élection de Joe Biden n'ait pas changé grand-chose dans la position des États-Unis - d'autant que ni Donald Trump ni le « trumpisme » ne sont définitivement écartés de la scène géopolitique. Elle est aussi marquée par l'affirmation de la Chine, qui joue son jeu dans cet univers, expose ses intérêts et adopte un comportement qui, même infiniment moins irrationnel que celui de Vladimir Poutine, n'est pas non plus universaliste.
Ces tendances s'affirment. Nous devons accepter la mort de l'OMC, symptôme de la fin de l'idée même d'une construction participative qui donnait à chaque État le droit de co-définir les règles et modes d'application. Cette époque est dépassée. La possibilité de conflits - quelle que soit leur intensité - comme moyen de régler les rapports de puissance entre continents refait surface. Le projet européen apparaît démuni face à ces questions. Comment l'incarner et s'inscrire dans ce nouveau monde ? Le fédéralisme prôné par certains sera difficile à faire accepter. Nous pouvons plus vraisemblablement imaginer une forme de coopération entre États membres partageant des intérêts bien compris et co-exerçant leur souveraineté. La crise énergétique montre cependant que ce scénario ne sera pas simple à faire vivre. La France devra se garder de triompher, mais écouter, appuyer et trouver des compromis avec ses partenaires européens.
La géopolitique nous oblige à traiter nos divergences avec l'Allemagne. Nous ne pouvons plus l'aborder comme un sujet secondaire ou académique. Les divergences sont concrètes et visibles, lorsqu'il s'agit d'investir dans l'aéronautique ou de mettre en place des mesures répondant à la crise énergétique.
La proposition de la Commission européenne ne m'apparaît pas comme un recul - c'est peut-être le point de divergence que j'ai avec Jean Pisani-Ferry. Elle montre que nous pouvons avancer vers des compromis. Le blocage du prix du gaz demandé par la France me paraissait pertinent pour dire aux Russes : « Nous ne subirons pas le racket que vous voulez nous imposer. Nous ne financerons pas votre guerre. Nous pensons que vous manipulez le prix du gaz en jouant sur les quantités livrées, éventuellement en sabotant des gazoducs, en faisant des effets d'annonce, en coupant le gaz à certains pays... ». Les règles de l'Union européenne autorisent l'administration d'un prix s'il est manipulé - ou si nous soupçonnons sa manipulation.
Je pense aujourd'hui que le compromis de la Commission européenne est une meilleure réponse. La Commission ne souhaite pas figer le prix du gaz pour ne pas risquer un arrêt des livraisons en quantité à l'Europe. Effectivement, lorsque le prix est fixe, les quantités s'ajustent. Un rationnement quantitatif massif à l'échelle européenne serait véritablement problématique. Nous aurions tort de croire le contraire au motif que l'Algérie nous livrerait toujours. En outre, si nous fixons le prix à un bas niveau, les transporteurs de gaz liquéfié ne s'arrêteront plus en Europe et iront en Asie.
Le compromis européen propose donc d'acheter du gaz de manière commune pour imposer notre monopsone, négocier et sécuriser les approvisionnements. Nous nous autoriserons également à utiliser les stocks de manière stratégique, en en revendant lorsque les prix sont jugés trop élevés, pour alimenter le marché en gaz et réduire les prix. Implicitement, cette stratégie implique de déléguer la gestion des stocks à une émanation de l'Europe - dans laquelle chaque pays, bien sûr, sera représenté. Une voix commune est alors nécessaire. Nous devons aussi être prêts à réagir en cas d'hiver rigoureux et accepter de payer le gaz très cher si besoin. Il faut faire la part des choses entre cette guerre étrange que nous menons avec la Russie et ce que cela nous coûte économiquement et socialement.
L'approche de la Commission européenne peut paraître trop peu explicite et cacher des manques. Néanmoins, elle me semble supérieure à la proposition initiale française pour embarquer Allemands, Italiens, Néerlandais et avoir du poids. Le simple effet d'annonce peut peser dans notre dialogue avec la Russie, car il montre que la stratégie de Vladimir Poutine de diviser l'Europe ne fonctionne pas. Même si les compromis élaborés sont insatisfaisants par certains aspects, il est important de faire passer ce message, y compris vis-à-vis des États-Unis qui, en tant que producteurs de gaz, devraient échapper à un rationnement quantitatif et bénéficier d'un prix plus élevé. Nous devons montrer aux Américains que nous connaissons nos propres intérêts.
Je rejoins entièrement Jean Pisani-Ferry sur la transition environnementale. Il n'y a pas à discuter de la politique à mener. La transition énergétique est une somme incroyable de couches disparates et parfois contradictoires à mobiliser, articuler, expliquer, déployer, réévaluer. Les lois votées aujourd'hui ne sont qu'un aperçu du travail considérable qui sera le vôtre dans les prochaines années. Nous devons nous y préparer en essayant d'anticiper et de réduire au maximum la confusion.
Nous sommes confrontés à l'inflation et à une crise géopolitique - l'une étant partiellement liée à l'autre. La politique monétaire doit être crédible quant à sa capacité à lutter contre l'inflation. Il faut éviter aussi de rajouter de la récession à la récession et donc ne pas trop en faire. La politique monétaire doit surtout éviter tout risque de fragmentation en Europe et maintenir une cohérence géopolitique. Chaque État doit pouvoir garantir son financement à un taux acceptable sous peine d'être tenté de répondre aux sirènes de la Russie, de la Chine ou des États-Unis. Madame Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), n'a pas toujours été claire sur ces aspects. En pratique, les instruments anti-fragmentations annoncés constituent des avancées importantes. Le projet européen se joue sur cette question de la cohérence européenne.