Le projet européen est ambitieux par nature : construire à 27 un marché intérieur largement adossé à une monnaie unique est un défi immense, dont la réalisation - loin d'être achevée - implique une convergence dans un nombre croissant de domaines, débordant largement le seul champ économique et monétaire. Cette réalisation est fragilisée par les chocs économiques qui frappent le marché de manière symétrique ou asymétrique. C'est un chemin au long cours, semé d'embûches.
La guerre en Ukraine est, bien plus qu'une embûche, un séisme géopolitique qui ébranle l'édifice européen et a des répercussions économiques. Les sanctions contre l'agresseur russe alimentent la flambée des prix de l'énergie, provoquant une poussée inflationniste dans toute l'Union européenne - récemment évaluée à près de 10 % en taux annuel par Eurostat et à 6,2 % en France, l'un des pays les moins touchés.
L'Union européenne ambitionnait de rebondir après le choc conjoncturel de la pandémie. Elle affiche aussi des ambitions de plus long terme en matière de transitions verte et numérique. Elle voit ses efforts contrariés par ce nouveau contexte et lutte aujourd'hui pour éviter les fermetures d'entreprises, étranglées par leur facture énergétique. Parallèlement, elle se voit conduite par la pandémie et la guerre à élargir le champ de ses ambitions. Pour défendre ses intérêts et soutenir ses valeurs au plan international, elle assume désormais vouloir construire son autonomie stratégique aux niveaux militaire, industriel, pharmaceutique, alimentaire, spatial...
Le contexte européen est donc paradoxal avec, d'un côté, des ambitions toujours grandissantes et, de l'autre, une accumulation de chocs économiques. Ce paradoxe n'a pas empêché le commissaire européen Frans Timmermans d'annoncer hier à la COP 27 un renforcement des ambitions climatiques de l'Union, alors même que le coût économique et social du Pacte vert - sur lequel le Sénat n'a pas manqué d'alerter - commence enfin à faire débat.
Cette tension entre ambitions européennes et chocs économiques nous a conduits à organiser cette table ronde avec des économistes. Nous accueillons donc Jean Pisani-Ferry, enseignant à Paris, Berlin et Florence, qui a cofondé le think tank économique européen Bruegel et vient d'être missionné par le Gouvernement pour évaluer les impacts macroéconomiques de la transition écologique ; Xavier Timbeau, directeur principal de l'OFCE, qui enseigne à Sciences Po et a notamment travaillé sur l'inflation, la croissance et le pacte de stabilité européen ; Charles Wyplosz, à distance, enseignant à Genève et économiste spécialiste de l'intégration européenne, qui a publié en 2005 avec Jean Pisani-Ferry un livre dont le titre résonne encore aujourd'hui : L'Europe déclassée.
Je vous remercie pour votre présence. Votre parole experte nous sera précieuse pour envisager dans quelle mesure et à quel prix l'Union peut réaliser ses ambitions.
Il apparaît nécessaire d'évaluer, d'une part, les effets des chocs conjoncturels sur l'économie européenne et nos concitoyens et, d'autre part, les conséquences des réponses apportées en urgence pour amortir ces effets, conséquences immédiates et conséquences à moyen et long termes, en particulier au regard des objectifs de l'Union européenne.
Inflation galopante, hausse vertigineuse des prix de l'énergie, difficultés d'approvisionnement en matières premières, fragilité des chaînes d'approvisionnement : les conséquences de ces chocs sur le marché intérieur apparaissent chaque jour plus violentes. Jusqu'où l'inflation peut-elle aller ? Les mesures budgétaires prises pour la compenser sont-elles suffisantes ? Sont-elles appropriées dès lors qu'elles empêchent le signal-prix de jouer ? Sont-elles suffisantes ? Sont-elles prises au juste échelon, alors même que sont apportées des réponses asymétriques et que la disparité des plans nationaux, corrélée à l'état des finances publiques dans les États membres et à leur mix énergétique, risque d'entraîner des distorsions de concurrence à l'intérieur du marché unique ? Ces mesures et leurs modes de financement sont-ils pertinents et efficaces à court et moyen termes ? Je pense notamment à la création de ressources propres. Préconisez-vous d'autres initiatives européennes, à l'instar de l'emprunt mutualisé levé pour financer le plan de relance européen après la pandémie ?
Les mesures monétaires prises pour juguler l'inflation sont-elles pertinentes ? Ne risquent-elles pas de casser durablement la croissance ? À cet égard, les prévisions disponibles sont préoccupantes.
Plus généralement, dans quelle mesure la réponse apportée aux chocs économiques est-elle de nature à réduire les capacités de l'Union européenne à atteindre ses objectifs ambitieux ? Faudrait-il réviser certains d'entre eux, en termes d'exigence, de calendrier, de pertinence, dans un environnement économique et géopolitique mondial chaque jour plus incertain ? Voici les questions qui nous préoccupent tout particulièrement.
Avant de vous entendre, je cède la parole à la Présidente Primas, qui sait l'importance d'une analyse objective des faits pour fonder une politique économique efficace.
Merci. Ce sont trois économistes prestigieux que nous avons l'honneur d'accueillir aujourd'hui. Vos interventions devraient nous permettre de mieux comprendre le cadre dans lequel s'inscrit notre action. Le savant et le politique ont, bien sûr, un rôle distinct. Pour autant, nous autres hommes et femmes politiques, gagnerions à vous écouter davantage pour sortir par le haut de dissensions qui s'expliquent davantage par des présupposés idéologiques que par un débat fondé sur l'observation des faits. C'est pourquoi le Sénat attache une importance particulière aux acteurs de terrain, aux enseignements de la recherche et à la prospective.
Vos profils complémentaires nous permettront de naviguer entre la conjoncture - les chocs économiques actuels - et le long terme - les ambitions européennes. Le Président Rapin a été très complet sur la conjoncture. J'aurais quelques questions pour le long terme.
Sommes-nous en train de sacrifier nos ambitions européennes de long terme à la gestion des chocs économiques à court terme ? Les dépenses actuelles auraient pu être consacrées à la transition climatique. Monsieur Pisani-Ferry, dans votre note « L'action climatique : un enjeu macroéconomique », vous rappelez une évidence : les efforts de sobriété et les investissements dans la décarbonation vont « affecter la croissance, l'inflation, les finances publiques, la compétitivité, l'emploi et les inégalités. Ces incidences sont aujourd'hui mal comprises et mal prises en compte ».
Je dois dire notre perplexité de législateur quand nous devons légiférer sur des objectifs à dix ans, vingt ans, en matière de logement, d'artificialisation des sols, de voiture thermique, d'énergie, sans toujours disposer d'évaluations des incidences macro-économiques de nos votes et, plus encore, de la somme des lois que nous adoptons.
Sans négliger le rôle majeur du progrès technique, vous remettez en cause le récit « techno-optimiste », selon lequel la transition serait un long fleuve tranquille. Perspectives peu réjouissantes dans lesquelles il faut pourtant s'engager au plus vite, car plus nous tardons, plus la transition sera coûteuse.
Ce qui m'amène à une question simple, mais grave : comment réduire pour l'Europe et la France le coût de cette transition, voire en faire une opportunité pour une croissance plus sobre en carbone et plus riche en emplois verts ?
Merci de nous convier à participer à votre réflexion.
Je pense utile de prendre un peu de champ. Vos questions emportent des aspects conjoncturels, d'autres plus structurels. Je souhaiterais partir des éléments structurels.
Vous soulignez que le travail de construction du marché intérieur n'est pas achevé. Nous ne pouvons qu'être d'accord. Nous sommes frappés par le fait que l'Union européenne a été très profondément transformée et questionnée par les événements de ces dernières années. Il y a quinze ans, nous la percevions comme un espace d'intégration et de règles dans un monde de règles. Le Premier ministre Gordon Brown s'interrogeait alors sur l'opportunité de poursuivre avec l'Union européenne ou de s'intégrer à l'échelle globale.
Cette vision a depuis volé en éclat en raison, tout d'abord, de la récurrence des crises. Nous en avons vécu trois en une dizaine d'années : financière, pandémique, énergétique - et géopolitique, j'y reviendrai. Un espace dominé par les règles n'est pas adéquat pour répondre aux crises qui appellent une action discrétionnaire. C'est le premier défi auquel a été confrontée l'Union européenne. Dans la crise de la zone euro, l'Union européenne a commencé par réagir - très mal - de manière incroyablement précautionneuse, jusqu'à la conclusion de cette période douloureuse par le « Whatever it takes » de Mario Draghi. Le discrétionnaire s'affirme dans la politique monétaire.
Alors que l'Union européenne a très bien réagi à la crise pandémique en prenant tôt une initiative de réponse, la crise énergétique actuelle apparaît comme un retour en arrière, avec des réactions nationales disparates et une grande difficulté à se coordonner, notamment parce que les politiques énergétiques relèvent traditionnellement du national. Les trajectoires divergent. Le désaccord entre la France et l'Allemagne est marqué et préoccupant.
Outre la récurrence des crises, nous assistons à l'irruption de la géopolitique. Le phénomène est violent, car l'Union européenne avait pris grand soin de séparer la partie économique - qui fonctionnait avec ses propres règles et principes - de la partie géopolitique. Ce monde est fini. Le Sud global n'accepte plus les règles que nous tentions de lui imposer. Le multilatéralisme de l'OMC est complètement en jachère ; l'OMC n'est plus une institution fonctionnelle. La géopolitique s'affirme et ne se réduit pas à l'affrontement entre la Chine et les États-Unis. Cette tendance, très forte et probablement durable, percute la primauté de l'économique. L'espace de l'économique se réduit. Il s'agit là d'une mise en question forte de l'Union européenne.
Enfin, vous souligniez la montée en puissance des préoccupations climatiques et la tentative de l'Union européenne d'affirmer une stratégie dont vous questionnez les effets. Personnellement, je ne la questionne pas ainsi. Nous nous préoccupons beaucoup de ses effets sur la demande mais, plus nous accélérons, plus les impacts sur l'offre se manifesteront également. Concrètement, du capital en place devra être mis au rebut, des qualifications acquises devront être perdues. De manière générale, nous perdons du capital. À horizon 20 ou 30 ans, nous avons des motifs d'optimisme. À horizon dix ans, je pense qu'il faut être réaliste.
L'engagement sur le Pacte vert interroge aussi les rôles respectifs du marché et des initiatives publiques. L'Union européenne était un espace de libre concurrence. Nous sommes entrés dans un monde d'externalités dans lequel l'intervention publique est essentielle pour la transition, ce qui percute les règles du commerce et les règles budgétaires, notamment.
Une redéfinition assez complète des priorités, des finalités et des modes d'action de l'Union européenne se joue. Nous ne sommes plus centrés sur l'intégration entre nous, mais sur l'interaction avec l'extérieur pour apporter une réponse aux défis globaux, à l'irruption de la géopolitique et sur les politiques climatiques, qui se définissent par leurs finalités.
Tout cela va dans le sens des thèses traditionnellement françaises. Gardons-nous d'une hubris de mauvais aloi. Nous ne changerons pas le code génétique de l'Union européenne. La « souveraineté européenne » est une formule brillante que je partage, mais c'est aussi un oxymore. L'Union européenne est un espace de droit mais elle n'est pas l'expression d'une volonté populaire ; comment pouvons-nous donner davantage de force à un tel espace de droit ? Il ne s'agit pas de substituer du discrétionnaire au droit.
Gardons-nous aussi de l'idée que cette situation conforte notre vision protectionniste de l'Union européenne. Pour les Français, la transition écologique est une manière de devenir autarcique. Pour les Allemands, elle est l'occasion de commercer à l'international. Chacun répond avec ses propres réflexes aux mêmes défis. Nous devons prendre garde à nos réflexes. Ces deux réponses ne sont pas spontanément compatibles.
Pour autant, une communauté de droit n'a pas de raison d'être faible. Nous devons utiliser plus fermement les instruments de puissance à notre disposition - politique commerciale, politique de la concurrence, politique de règlementation. L'Europe n'aurait aucun intérêt à s'engager dans une politique commerciale du type de celle de Donald Trump ; elle doit rester appuyée sur la force du droit.
Il nous faut repenser l'articulation entre économique et géopolitique, certainement pas en soumettant le premier au second. Dans certaines circonstances, la géopolitique doit intervenir de manière explicite et « procéduralisée ». Une exception pour motifs géopolitiques doit pouvoir être invoquée lorsqu'une décision prise au nom de la concurrence pose question. La démarche doit être portée, par exemple, par un haut représentant de l'Union européenne. Il ne faut pas pour autant que chaque décision de politique de la concurrence soit contaminée par l'aspect géopolitique.
J'en termine avec la crise énergétique. La menace me semble sérieuse, car nous sommes partis dans des directions différentes. Français et Allemands peinent à s'accorder. Nous pensons que la volatilité des prix est dangereuse et que sa limitation est une priorité. Les Allemands entendent, eux, éviter de créer un système qui n'incite pas aux économies d'énergie. Les deux positions sont légitimes, mais un compromis est nécessaire pour que l'Union européenne ne se fracasse pas sur les réactions divergentes que suscite la crise énergétique.
Merci Monsieur le Président. Je partage 99 % des propos de l'orateur précédent.
Depuis quinze ans, la construction européenne a été mise au défi de crises remettant en cause les diverses analyses ayant présidé à sa conception et sa mise en oeuvre. Elles obligent, d'une part, à faire évoluer le projet et, d'autre part, à admettre qu'il existe des risques à franchir les limites et à faire endosser au projet européen des choses pour lesquelles il n'a pas été conçu. Le risque est double : ne pas traiter les problèmes ou mal les traiter.
L'irruption de la dimension géopolitique est véritablement l'affaire de 2022. Elle est certainement plus profonde que ne l'a été la crise sanitaire, qui a permis de montrer que les instruments déployés après la crise de la zone euro en 2012 étaient opérationnels et fonctionnels ; que la solidarité des États européens autour des questions budgétaires ne posait aucun problème ; que le risque d'un « État voyou » qui accumulerait des déficits et abuserait de ses partenaires pour les pousser à le renflouer était une vision de l'esprit ; qu'il existait une vraie communauté de destins à faire vivre ; qu'il y avait moyen de donner corps assez simplement et rapidement à la solidarité européenne, tout en rencontrant l'assentiment des opinions publiques en Europe.
La question géopolitique est beaucoup plus profonde, car elle est plus en contradiction avec le projet européen, « enfant de la fin de l'histoire », de la fin de la Guerre froide, de l'effondrement de l'URSS. Nous pensions entrer dans un monde dans lequel un souverain invisible définirait des règles et dans lequel chacun respecterait et ferait respecter ces règles. Dans ce monde où les règles s'appliqueraient indifféremment à tous, nous serions traités à l'identique, quelle que soit notre nationalité. Nous pourrions imaginer la dissolution des grandes institutions. Dans ce monde-là, le projet européen serait un mode d'intégration dans lequel les éléments se mettent en commun autour de règles. Chaque État membre pourrait alors vivre son histoire. Dans cette Europe-là, la dispute entre la France et l'Allemagne, sans être résolue, disparaîtrait. Les Français pourraient rester attachés à l'idée de Nation, les Allemands pourraient être mercantilistes.
La crise géopolitique met à mal ces éléments. Selon moi, elle donne tort au modèle allemand qui, à cause de mauvais choix géopolitiques - dépendance énergétique à la Russie, dépendance au commerce et à ses clients chinois, américains ou russes -, est face à des contradictions difficilement gérables.
Au-delà de la guerre en Ukraine, la géopolitique actuelle est marquée par la fin du mandat de Donald Trump et par le fait que l'élection de Joe Biden n'ait pas changé grand-chose dans la position des États-Unis - d'autant que ni Donald Trump ni le « trumpisme » ne sont définitivement écartés de la scène géopolitique. Elle est aussi marquée par l'affirmation de la Chine, qui joue son jeu dans cet univers, expose ses intérêts et adopte un comportement qui, même infiniment moins irrationnel que celui de Vladimir Poutine, n'est pas non plus universaliste.
Ces tendances s'affirment. Nous devons accepter la mort de l'OMC, symptôme de la fin de l'idée même d'une construction participative qui donnait à chaque État le droit de co-définir les règles et modes d'application. Cette époque est dépassée. La possibilité de conflits - quelle que soit leur intensité - comme moyen de régler les rapports de puissance entre continents refait surface. Le projet européen apparaît démuni face à ces questions. Comment l'incarner et s'inscrire dans ce nouveau monde ? Le fédéralisme prôné par certains sera difficile à faire accepter. Nous pouvons plus vraisemblablement imaginer une forme de coopération entre États membres partageant des intérêts bien compris et co-exerçant leur souveraineté. La crise énergétique montre cependant que ce scénario ne sera pas simple à faire vivre. La France devra se garder de triompher, mais écouter, appuyer et trouver des compromis avec ses partenaires européens.
La géopolitique nous oblige à traiter nos divergences avec l'Allemagne. Nous ne pouvons plus l'aborder comme un sujet secondaire ou académique. Les divergences sont concrètes et visibles, lorsqu'il s'agit d'investir dans l'aéronautique ou de mettre en place des mesures répondant à la crise énergétique.
La proposition de la Commission européenne ne m'apparaît pas comme un recul - c'est peut-être le point de divergence que j'ai avec Jean Pisani-Ferry. Elle montre que nous pouvons avancer vers des compromis. Le blocage du prix du gaz demandé par la France me paraissait pertinent pour dire aux Russes : « Nous ne subirons pas le racket que vous voulez nous imposer. Nous ne financerons pas votre guerre. Nous pensons que vous manipulez le prix du gaz en jouant sur les quantités livrées, éventuellement en sabotant des gazoducs, en faisant des effets d'annonce, en coupant le gaz à certains pays... ». Les règles de l'Union européenne autorisent l'administration d'un prix s'il est manipulé - ou si nous soupçonnons sa manipulation.
Je pense aujourd'hui que le compromis de la Commission européenne est une meilleure réponse. La Commission ne souhaite pas figer le prix du gaz pour ne pas risquer un arrêt des livraisons en quantité à l'Europe. Effectivement, lorsque le prix est fixe, les quantités s'ajustent. Un rationnement quantitatif massif à l'échelle européenne serait véritablement problématique. Nous aurions tort de croire le contraire au motif que l'Algérie nous livrerait toujours. En outre, si nous fixons le prix à un bas niveau, les transporteurs de gaz liquéfié ne s'arrêteront plus en Europe et iront en Asie.
Le compromis européen propose donc d'acheter du gaz de manière commune pour imposer notre monopsone, négocier et sécuriser les approvisionnements. Nous nous autoriserons également à utiliser les stocks de manière stratégique, en en revendant lorsque les prix sont jugés trop élevés, pour alimenter le marché en gaz et réduire les prix. Implicitement, cette stratégie implique de déléguer la gestion des stocks à une émanation de l'Europe - dans laquelle chaque pays, bien sûr, sera représenté. Une voix commune est alors nécessaire. Nous devons aussi être prêts à réagir en cas d'hiver rigoureux et accepter de payer le gaz très cher si besoin. Il faut faire la part des choses entre cette guerre étrange que nous menons avec la Russie et ce que cela nous coûte économiquement et socialement.
L'approche de la Commission européenne peut paraître trop peu explicite et cacher des manques. Néanmoins, elle me semble supérieure à la proposition initiale française pour embarquer Allemands, Italiens, Néerlandais et avoir du poids. Le simple effet d'annonce peut peser dans notre dialogue avec la Russie, car il montre que la stratégie de Vladimir Poutine de diviser l'Europe ne fonctionne pas. Même si les compromis élaborés sont insatisfaisants par certains aspects, il est important de faire passer ce message, y compris vis-à-vis des États-Unis qui, en tant que producteurs de gaz, devraient échapper à un rationnement quantitatif et bénéficier d'un prix plus élevé. Nous devons montrer aux Américains que nous connaissons nos propres intérêts.
Je rejoins entièrement Jean Pisani-Ferry sur la transition environnementale. Il n'y a pas à discuter de la politique à mener. La transition énergétique est une somme incroyable de couches disparates et parfois contradictoires à mobiliser, articuler, expliquer, déployer, réévaluer. Les lois votées aujourd'hui ne sont qu'un aperçu du travail considérable qui sera le vôtre dans les prochaines années. Nous devons nous y préparer en essayant d'anticiper et de réduire au maximum la confusion.
Nous sommes confrontés à l'inflation et à une crise géopolitique - l'une étant partiellement liée à l'autre. La politique monétaire doit être crédible quant à sa capacité à lutter contre l'inflation. Il faut éviter aussi de rajouter de la récession à la récession et donc ne pas trop en faire. La politique monétaire doit surtout éviter tout risque de fragmentation en Europe et maintenir une cohérence géopolitique. Chaque État doit pouvoir garantir son financement à un taux acceptable sous peine d'être tenté de répondre aux sirènes de la Russie, de la Chine ou des États-Unis. Madame Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), n'a pas toujours été claire sur ces aspects. En pratique, les instruments anti-fragmentations annoncés constituent des avancées importantes. Le projet européen se joue sur cette question de la cohérence européenne.
Je vous remercie à mon tour. Je suis ravi et honoré de participer, même à distance, à cette table ronde. Comme je suis macro-économiste, je parlerai essentiellement des questions d'intendance.
La situation actuelle se caractérise en Europe par un niveau général de dette publique élevé, alors même que nous avons un besoin très substantiel de dépenses publiques. La situation héritée du passé est en conflit avec le besoin qui se présente à nous. Lorsque les niveaux de dette publique sont aussi contraignants - l'Allemagne a annoncé une dette de 200 milliards d'euros -, ils constituent une source de fragilité. Alors que la BCE augmente ses taux, les pays endettés commencent à sentir le poids de leur endettement. C'est une source de fragilité.
Nous connaissons trois moyens de réduire les dettes. Le premier est l'inflation - sous certaines conditions -, mais ce mécanisme est rendu difficile par la sophistication et la protection partielle des marchés contre l'inflation. Les banques centrales des pays développés ne prendront aucun risque face à l'inflation. Le deuxième levier repose sur l'accumulation de surplus budgétaires. Cette approche vertueuse est notamment prônée par l'Allemagne. Rappelons qu'en France, le budget n'est pas à l'équilibre depuis 1973. L'idée d'accumuler des surplus successifs est irréaliste dans plusieurs pays, dont le nôtre. La troisième solution est de restructurer la dette. Cette intervention autoritaire consiste, en quelque sorte, à taxer les détenteurs de dette.
Les crises auxquelles nous avons été confrontés récemment ont été rappelées. La formule « cela ira mieux l'année prochaine » est un voeu, mais pas une promesse. Nous ne pouvons pas réduire la dette publique ainsi. Dès lors, la restructuration des dettes publiques devient l'unique moyen d'action. Ce sujet reste pourtant absolument tabou en Europe.
La dette publique représente 140 % du PIB aux États-Unis et 250 % au Japon. Pourtant, aucune inquiétude financière ne pèse sur ces pays - quoique la Grande-Bretagne ait montré les risques que pouvaient entraîner des erreurs grossières. La situation est différente en Europe, car la BCE n'est pas automatiquement prête à soutenir les dettes publiques. Des progrès considérables ont été réalisés en 2012, mais une fragilité demeure dans la zone euro, les États de la zone euro ne pouvant pas s'appuyer sur une banque centrale nationale disposée à les soutenir en cas de problème.
La situation est difficile et dangereuse. Dans aucun pays, la discussion n'a été portée sur la seule manière de résoudre cet endettement excessif : la restructuration de la dette.
J'identifie cinq types de dépenses nouvelles. Les premières ont trait au changement climatique. Le rapport de Jean Pisani-Ferry l'indique clairement : la transition ne sera pas gratuite. Pour des raisons politiques - je pense notamment aux Gilets jaunes -, peu de pays envisagent d'instaurer une taxe carbone, mesure pourtant simple et de nature à résoudre la quasi-totalité des problèmes. Nous nous orientons donc plutôt vers des mécanismes de subventions très coûteux, très peu efficaces qu'il nous faudra financer. J'espère néanmoins que nous parviendrons à une taxe carbone car le mécanisme d'ajustement aux frontières s'inscrit dans cette logique. Il est indispensable. Nos conflits avec les États-Unis et les pays en développement ne sont pas sérieux car ils devront y venir aussi - les États-Unis entrent dans un mécanisme de subventions très protectionniste via la loi sur la réduction de l'inflation. Notre main ne doit pas trembler sur ces sujets.
La crise énergétique constitue le deuxième volet de dépenses nouvelles. Elle peut être bénéfique pour lutter contre le changement climatique. Les effets sur les citoyens sont déjà profonds, ces derniers acceptant mieux le coût de leurs efforts pour lutter contre le changement climatique. Les autorités publiques devront mettre en place des mesures plus ciblées pour protéger les ménages les plus fragiles. Il est incroyable que nous n'ayons pas encore pris cette direction.
Le troisième axe de dépense porte sur la santé. La crise sanitaire a montré que nos systèmes de santé n'étaient pas au point. Des dépenses importantes seront nécessaires pour les mettre à niveau.
Compte tenu du vieillissement de la population, les retraites constitueront la quatrième source de dépenses si nous n'y prenons pas garde.
Enfin, depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous comprenons que les dépenses de défense nationale devront augmenter.
La réduction des dettes suppose de réduire les déficits publics, et donc une partie des dépenses non-essentielles. Nous en avons été incapables jusqu'à présent. Les dépenses nouvelles devront être supportées d'une manière ou d'une autre. Nous ne percevons pas la gravité de ces difficultés de bouclage.
Le programme européen de reprise « NextGenerationEU » est une divine surprise pour le budget européen qui, pour la première fois, est construit dans une logique pratique et ponctuelle et comprend de véritables ressources ainsi qu'un mécanisme de distribution de ces ressources. Il devra faire ses preuves malgré sa complexité et sa bureaucratie. En cas d'échec, certains manifesteront leur hostilité. Surtout, rappelons que le programme n'est pas encore entièrement financé et qu'il reste, au-delà de l'artifice comptable, la dette des pays membres. Un problème se pose sur la construction de l'opération, qui reste néanmoins une innovation historique. Même s'il est annoncé comme unique, personne en Europe ne doute que le programme puisse être répliqué en cas de succès. Un mécanisme similaire me semble possible et souhaitable pour financer la transition climatique. Tous les pays vont faire face aux mêmes problèmes, mais tous n'ont pas les moyens d'enclencher les politiques adéquates.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour qu'un programme commun soit acceptable. La différence de vue entre la France et l'Allemagne sur un budget commun est majeure. Plus largement, les divergences opposent les pays du Nord - qui ont été relativement vertueux et disposent de marges de manoeuvre budgétaires - et les pays du Sud, les premiers suspectant les seconds de vouloir « mettre la main dans leur poche ». Cette vision n'est pas complètement erronée.
Le nouveau pacte de stabilité proposé par la Commission emporte plusieurs progrès notables, dont la volonté de regarder la dette sur une longue période plutôt qu'annuellement. Plusieurs d'entre nous défendaient cette idée depuis longtemps. Néanmoins, le projet comprend quelques « trous ». La Commission assure que les pays sont propriétaires de ce nouveau pacte. Il est pourtant clair que tout sera contrôlé par Bruxelles. Les pays membres auront peu à dire pour défendre ce qu'ils pensent être dans leur intérêt.
Cette proposition de réforme, comme toujours, est un mélange de bien et de moins bien.
Je vous remercie. Je vous propose de répondre aux questions de nos collègues.
L'intensité du changement climatique que subiront les générations futures dépendra des sacrifices auxquels nous consentirons. Jusqu'où aller pour renforcer la prise en compte des impacts à long terme de nos actions et de leur soutenabilité ? Comment donner du poids au long terme sans sacrifier le court terme ? Quelle est votre position par exemple sur la proposition de Monsieur Christian Gollier relative au taux d'actualisation à intégrer dans les modèles de décision des acteurs ? Si nous considérons l'actualisation et le coût du carbone comme des indicateurs de pilotage de l'action, comment les faire adopter par les parties prenantes ? En légiférant ?
M. Pisani-Ferry, vous évoquez un triptyque : succession des crises, irruption de la géopolitique, montée des préoccupations climatiques. Aucun de vous ne mentionne l'émergence de l'économie numérique. La percevez-vous comme un épiphénomène ou est-elle incluse dans l'un des trois enjeux précités ?
Vos propositions pour le gaz rejoignent ce qui a été mis en place au niveau européen pour l'achat de médicaments pendant la pandémie. Cela ne légitime-t-il pas l'Union européenne des règles évoquée par Jean Pisani-Ferry ? Cette position démontre-t-elle la capacité d'intervention de l'Union européenne pour faire face à ces nouveaux enjeux ?
Je souhaite apporter la contribution fort modeste d'un historien. Pendant longtemps, les civilisations se sont contentées de la force humaine, animale, de celle du vent et de celle de l'eau - ce que nous appelons aujourd'hui les énergies renouvelables. La rupture intervient au XVIIIe siècle avec la révolution industrielle et l'émergence de nouvelles formes d'énergie - charbon, pétrole, gaz - dont nous allons devoir sortir. Finalement, il ne s'agissait que d'une parenthèse de trois siècles. Pendant dix-sept siècles, l'Occident a connu une croissance très modeste. La fermeture de cette parenthèse énergétique ne va-t-elle pas nous ramener à renouer avec ce rythme de croissance plus modeste ? Comment nos sociétés peuvent-elles s'y adapter ?
Les crises auxquelles est confrontée l'Europe ne constituent-elles pas une opportunité de créer un choc et enfin déployer des réformes structurantes ? N'est-ce pas l'occasion de redonner aux puissances publiques le poids que le marché a progressivement confisqué ? Les guerres sont toujours malheureuses, mais elles permettent de dessiner un nouveau paysage.
La situation géopolitique relance les débats sur l'élargissement de l'Union européenne vers l'Est. Dans vos démonstrations, vous soulignez les difficultés rencontrées pour mettre d'accord tous les partenaires européens. Vous paraît-il nécessaire de réviser les traités et les modalités de fonctionnement et de décision de l'Union européenne ?
M. Pisani-Ferry, dans votre note « L'action climatique : un enjeu macroéconomique », vous proposez des pistes d'adaptation de l'économie française à l'objectif de neutralité carbone. Vous estimez que les investissements supplémentaires représenteraient 2,5 points de PIB en 2030, soit 70 milliards d'euros. En plus de ce coût, l'État devra aider les ménages et les entreprises. Vous soulignez très justement : « Il y a beaucoup de mauvaises raisons de s'endetter, mais le climat n'en fait pas partie ». Les investissements nécessaires pour la transition climatique seront-ils compatibles avec le cadre budgétaire européen ?
Pensez-vous que l'Europe a un peu disparu de la scène internationale en raison de son faible taux de croissance ?
y. - Je me concentrerai sur les questions relatives à la transition climatique.
La note que j'ai publiée et que vous avez évoquée a un caractère très préliminaire. Le travail n'est pas terminé mais il me semblait important de mettre certains éléments en débat dès à présent. Il s'agit notamment de faire valoir, comme mentionné par Charles Wyplosz, que nous pouvons éviter certains coûts de cette transition grâce à une approche économique. Ainsi, le coût à la tonne de carbone évitée est sept fois supérieur pour passer un logement de la classe énergétique C à la classe B qu'il ne l'est pour passer de la classe G à la classe B. La dispersion des coûts d'abattement est considérable. Les décisions publiques doivent connaître ces évaluations.
Les politiques climatiques ne sont pas crédibles, notamment du fait des engagements internationaux. Lorsque la France renonce par deux fois à la tarification du carbone et n'atteint pas ses objectifs de renouvelables pour 2020 - elle est le seul pays de l'Union européenne dans cette situation -, elle n'est pas crédible. Tenir l'objectif 2030, sachant que le nucléaire ne sera pas opérationnel à cette échéance, constitue un immense défi. Une politique qui n'est pas crédible suscite une attitude d'attente et n'est donc pas efficace.
Les économistes s'accordent sur la nécessité de donner du poids au bien-être des générations futures dans l'actualisation. Il y a une quinzaine d'années, certains estimaient que les techniques d'actualisation usuelles devaient être utilisées tandis que d'autres soutenaient la nécessité d'un taux d'actualisation bas. Le débat a progressé dans cette direction.
En ce qui concerne la croissance très modeste, le débat est fort entre Jean-Marc Jancovici, qui considère que notre productivité provient de l'énergie fossile et en dépend, et Philippe Aghion, qui estime que l'énergie fossile nous a détournés de techniques de production d'énergie renouvelable potentiellement plus efficaces qui offrent une possibilité de substitution. La chute du prix des batteries, du solaire et des éoliennes est impressionnante ; elle donne du crédit à cette vision.
Je ne crois pas que le contexte actuel offre l'opportunité de reprendre ce que nous avons laissé au marché. Nous avons cherché un équilibre différent entre initiative privée et cadrage public. Le capitalisme vert est une innovation nécessaire que nous devons canaliser et orienter pour investir dans le futur.
Les 2,5 points de PIB évoqués dans la note correspondent au montant total des investissements. Nous n'apportons pas encore de réponse sur la part publique dans ce total, mais elle se situe vraisemblablement entre 0,5 et 1 point.
Le poids sur la scène internationale ne dépend pas des taux de croissance. Ces taux ne constituent pas non plus un objectif en soi. La place de l'Europe dans le monde dépendra de son niveau de richesse. L'enjeu existe : il s'agit de préserver notre niveau de vie. Dans l'histoire de l'Europe, nous avons connu des périodes de baisse du niveau de vie - à la chute de l'Empire romain, par exemple. C'est le risque auquel nous faisons face aujourd'hui.
Le coût des conséquences du changement climatique sera bien supérieur à tout ce que nous pouvons investir pour l'empêcher. Évidemment, nous ne devons pas être seuls à investir, sous peine de supporter les coûts de l'atténuation et ceux du changement.
Les chocs peuvent avoir des vertus, mais ils peuvent aussi provoquer des effondrements. Un équilibre subtil doit être trouvé entre l'ampleur des chocs et la capacité à en faire des opportunités. Une crise peut nous conduire à modifier notre univers mental pour imaginer une solution qui paraissait inenvisageable. Pour autant, le risque existe d'un effondrement rapide de l'Union européenne face à un choc trop violent pour être absorbé.
La position européenne sur le gaz présente des similarités avec les commandes de médicaments pendant la crise sanitaire, mais il n'est pas question d'État de droit ou de règles : il s'agit d'accepter la puissance de l'Union européenne, par exemple lorsqu'un commissaire européen appelle un fabricant de vaccins et met en avant les rétorsions auxquelles celui-ci s'expose s'il ne respecte pas la parole donnée. L'Europe doit faire jouer cette puissance. Il est néanmoins difficile de théoriser a priori son exercice.
Les réponses que je voulais apporter ont été en partie données.
Pendant la crise Covid, les pays européens ont été globalement en retard dans la réception de médicaments. Les commandes communes n'ont pas été un franc succès, en raison certainement du manque d'expérience de la Commission, mais surtout de dissensions.
Effectivement, l'humanité a relativement peu progressé jusqu'à la révolution industrielle. Le monde n'a jamais changé aussi rapidement que depuis cette période. La croissance a été importante.
Il n'est pas question de se passer d'énergies pour lutter contre le changement climatique, mais de développer des sources alternatives. Les capacités d'innovation sont incroyables lorsque l'humanité en a les moyens. Nous trouverons les solutions. Les avancées prennent toutefois du temps. Nous devons prendre urgemment des décisions structurelles, mais nous ne devons pas vouloir atteindre tous les résultats l'année prochaine ou d'ici 2030.
La connexion avec Charles Wyplosz est interrompue.