Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre époque est celle de la crise de la médiation. Les élus de la République que nous sommes la vivent en permanence et sont ainsi troublés quand l’exécutif décide de consulter directement la Nation par l’intermédiaire de citoyens tirés au sort.
Ce déconstructionnisme social est aussi à l’œuvre dans le domaine culturel, et le pass Culture en est l’un des symptômes. Il participe de l’illusion qu’un jeune peut être, sans médiation, l’acteur de sa propre formation culturelle. Réduit à sa fonction de consommateur, il est toutefois douteux qu’il puisse s’extraire de son habitus social pour mettre à profit toutes les potentialités émancipatrices de la culture.
La médiation culturelle telle qu’elle avait été pensée par André Malraux aux origines du ministère de la culture reposait sur le principe que l’accès à la culture était entravé par des déterminismes sociaux et géographiques et qu’il fallait, pour les dépasser, « aller au-devant de ceux qui ne savent pas encore que l’offre culturelle leur est accessible ».
En s’affranchissant de leur condition sociale culturelle, les citoyens pouvaient jouir du droit constitutionnel de « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte » à la culture. Pensée comme une œuvre de libération, la médiation devait s’exercer au plus près des publics, par une étroite collaboration avec les collectivités et les acteurs privés.
D’abord portée par l’essor des maisons de la culture, cette politique doit maintenant être reconsidérée pour s’adapter aux nouveaux usages. Ainsi, l’enquête réalisée en 2008 sur les pratiques culturelles en France a montré que le téléphone était devenu le premier terminal culturel nomade, et donc la porte d’entrée principale vers de nombreux univers culturels.
L’efficacité technique de cet outil et sa large diffusion dans la population ont apporté beaucoup de bénéfices. Elles expliquent par exemple la progression spectaculaire de l’écoute musicale journalière, qui a doublé en dix ans. Elle était de 9 % en 1973, et elle est actuellement proche de 60 %.
Néanmoins, cette banalisation des supports audio cache une socialisation de leurs usages. Les modules en baladodiffusion sont ainsi beaucoup plus suivis par les diplômés de l’enseignement supérieur que par les autres.
À l’inverse, l’utilisation de l’outil numérique semble préjudiciable à d’autres pratiques culturelles, sans doute parce que ces dernières exigent une participation plus active. C’est le cas de la lecture de livres, qui est en déclin constant, ou de la visite de musées et de monuments historiques.
Je doute que le pass Culture puisse contribuer à inverser de telles évolutions. Pour les musées et les monuments, la visite scolaire serait sans aucun doute plus efficace pour rapprocher les jeunes publics d’un patrimoine qui leur est de plus en plus étranger.
À mon sens, la crise actuelle du cinéma trouve certaines de ses causes dans cette particularisation de la pratique et dans la perte d’une culture cinématographique ouverte à la diversité de ses formes d’expression. Avec une certaine nostalgie, je me demande par quoi ont été remplacés les ciné-clubs des lycées d’antan.
En 2023, le budget de la culture connaîtra une hausse absolument indéniable. Néanmoins, on peut s’interroger sur sa contribution à la nécessaire adaptation des politiques publiques aux évolutions multiples des pratiques. La crise pandémique a montré la fragilité du modèle économique des grands établissements, fondé sur l’illusion que ceux-ci pourraient trouver leur équilibre sans dotation du ministère.
L’indispensable régénérescence de la médiation culturelle oblige à questionner les modalités de la participation de tous les opérateurs du ministère à une politique nationale qui se donnerait pour suprême dessein de rapprocher tous les publics de la culture.
Autrement dit, en termes plus techniques, quelle est la capacité de la délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle de votre ministère à influer sur les multiples politiques sectorielles mises en œuvre par des agences autonomes et financées par des taxes affectées ?
Depuis plusieurs années, la commission de la culture du Sénat alerte les ministres successifs sur la nécessité de rendre du sens au principe du droit d’accès à la culture. L’évolution des pratiques culturelles fait de cette refondation une impérieuse nécessité.