Intervention de Alban Guyomarc'h

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 3 novembre 2022 à 8h35
Audition sur l'exploitation des ressources de la lune

Alban Guyomarc'h, doctorant en droit, coordinateur d'Objectif Lune à l'ANRT :

Permettez-moi de commencer par deux remarques. Tout d'abord, quand on envoie des objets dans l'espace, on n'a pas la même conception du temps que le commun des mortels : le « demain » d'ici-bas n'est pas le « demain » de l'espace, qui renvoie à une grosse dizaine d'années. Ensuite, ce qui caractérise ces nouvelles ambitions lunaires, c'est le projet d'installer une base lunaire permanente, avec des besoins en énergie, en support de vie et en espace beaucoup plus importants que lors d'un aller-retour Terre-Lune, tout en assurant un retour sécurisé des astronautes. Contrairement à ce qu'a pu laisser penser Barack Obama, il ne s'agit pas seulement de retourner sur la Lune, mais bien de s'y installer.

Les ressources étant au coeur des nouveaux programmes lunaires américain et chinois, il ne s'agit pas seulement d'un sujet de prospective lointaine. Malgré les barrières technologiques qui subsistent pour exploiter ces ressources et y trouver une logique économique avec les financements qui en découlent, l'exploitation des ressources spatiales n'est pas pour après-demain, mais pour demain, et ce « demain » s'élabore dans l'immédiat.

À mon sens, il faut distinguer deux types d'exploitation des ressources spatiales. L'une qui relève de la prospective pure, et qui n'est pas à considérer dans l'immédiat, à savoir l'exploitation des ressources à des fins terrestres, et l'autre qui relève d'enjeux beaucoup plus concrets, soit l'exploitation de ressources spatiales à des fins spatiales, en particulier la production de carburant.

Les États-Unis ont déjà investi un milliard de dollars dans l'ISRU - soit un demi-budget spatial annuel français -, qui repose sur des technologies en cours de développement ou développées pour la Terre, notamment dans l'optique de la transition énergétique à l'hydrogène.

Si le juriste que je suis est incapable de construire des machines capables d'exploiter les ressources lunaires, l'ANRT a la chance de compter dans ses rangs, au sein du groupe Objectif Lune, des scientifiques qui ont produit dans son livre blanc un mode d'emploi partiel sur le sujet. En quelques mots, il s'agit d'extraire de l'oxygène à partir du régolithe lunaire, en le chauffant dans un réacteur catalyseur, pour obtenir de l'eau lunaire par électrolyse, puis de l'hydrogène. Or si vous mettez de l'hydrogène et de l'oxygène dans le réacteur d'une fusée, elle démarre ! Il s'agit donc de transformer la Lune en une sorte de station-service pour fusées qui, après un voyage Terre-Lune, partiraient au-delà, vers une destination « Lune vers l'infini », ce qui est beaucoup plus facile qu'en partant de la Terre pour un voyage « Terre vers l'infini ». Les ressources lunaires auront d'autres applications dans le domaine de la construction de l'habitat et du support de vie.

L'exploitation des ressources spatiales ne s'oppose pas à la durabilité ; au contraire, elle la sert pour trois raisons. D'abord, contribuer à fabriquer du carburant dans l'espace, c'est encourager le réapprovisionnement en carburant des objets spatiaux et des missions spatiales, et donc la réutilisation des équipements. Ensuite, ponctionner le maximum de ressources sur la Lune, c'est évidemment préserver les ressources terrestres. Enfin, dans le cadre d'une transition énergétique terrestre qui reposerait sur l'exploitation de l'hydrogène, les technologies développées pour l'ISRU et pour la Terre sont à peu près les mêmes : catalyseur, électrolyse, utilisation de l'hydrogène.

En ce qui concerne l'encadrement juridique de l'exploitation des ressources, la relance de la course à l'espace et l'apparition d'un nouvel affrontement est-ouest, cette fois-ci entre les États-Unis et la Chine, s'inscrivent dans un contexte où la guerre des grands traités spatiaux n'est plus. En effet, depuis 1979 et l'échec de l'accord sur la Lune, le dialogue multilatéral qui pourrait aboutir à des grands traités sur l'espace est au moins compromis, au mieux impossible. Aussi la plupart des juristes s'accordent-ils pour conserver l'acquis des grands traités spatiaux sans les remettre en négociation.

Quand les Américains ont initié les accords Artemis, ils ont d'ailleurs contribué à renforcer cette logique de l'impossible accord multilatéral sur la Lune et sur l'exploitation des ressources spatiales. Il ne s'agit en effet pas d'un accord multilatéral, mais au mieux d'une constellation d'accords bilatéraux dominés par les Américains, soit en quelque sorte un contrat d'adhésion où la marge de négociation est très limitée, ces derniers imposant à leurs partenaires leur interprétation du droit de l'espace. C'est le cas en particulier sur la remise en question du principe de non-appropriation des ressources, qui a choqué beaucoup de juristes. Ainsi la nouvelle conquête de la Lune est-elle bien aussi une nouvelle conquête du droit.

Et nous dans tout cela ? Pourquoi les Européens ne se sont-ils pas mis autour de la table pour mettre en place une charte de l'engagement européen vers la Lune d'une dizaine d'articles ? Quant à la révision de loi française sur les opérations spatiales évoquée par Pascale Ultré-Guérard, elle devra composer avec le fait que la France a signé les accords Artemis en juin dernier, lesquels mettent en avant l'exploitation des ressources lunaires. Nous avons cependant besoin d'une telle loi pour clarifier le cadre français d'une exploitation des ressources, pour sécuriser un environnement d'innovations en France autour de ces mêmes ressources, et enfin pour attirer les projets des entreprises dans ce domaine.

Et pourquoi ne pas imaginer une loi européenne sur l'exploitation des ressources spatiales ? Certes, l'article 189 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne) relatif à l'élaboration d'une politique spatiale européenne semble être une barrière difficilement contournable, puisqu'il stipule que « le Parlement européen et le Conseil établissent les mesures nécessaires, [...] à l'exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres ». Toutefois, rien n'empêche de s'accorder entre partenaires ESA sur un texte de quelques articles, en gageant que chacun des États membres saura les intégrer dans son droit interne.

Il est impératif de nous armer économiquement, techniquement et juridiquement pour exister dans le cadre de la nouvelle conquête de la Lune. Il est urgent de s'engager dans cette voie, car l'affrontement entre États-Unis et Chine a besoin d'une tierce partie qui croie en la durabilité, en la science et au progrès, pour se poser en puissance d'apaisement.

Inquiétons-nous, enfin, de la baisse de l'investissement des jeunes lycéens dans les disciplines scientifiques et mathématiques, car ces jeunes étudiants sont nos ingénieurs de demain. Or si pour le spatial dix ans c'est demain, dix ans c'est aussi le temps qu'il faut à un jeune bachelier pour obtenir son doctorat et pouvoir se mettre au service des ambitions spatiales européennes. On le constate donc, les enjeux de l'exploitation des ressources lunaires sont immédiats, et à quelques mètres d'ici.

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