Les menaces qui pèsent sur la médecine du travail sont connues. La pénurie se profile à court terme compte tenu du vieillissement des médecins et de leur sous-renouvellement. Plus de la moitié d’entre eux ont plus de 55 ans, très exactement 3 957 praticiens sur 7 204, alors que moins de 80 étudiants en médecine optent chaque année pour la médecine du travail.
Les médecins du travail assurent déjà chacun en moyenne le suivi de 3 000 salariés, voire 3 200 par endroits, et les besoins vont grandissant avec l’augmentation des pathologies liées aux conditions de travail, sans même évoquer la sous-déclaration chronique des accidents du travail et maladies professionnelles.
Les enjeux sont, à la fois, de respect de l’individualité et de la dignité humaine, de santé publique, mais aussi entrepreneuriaux.
Le présent projet de loi, qui porte réforme des retraites, il faut le rappeler, car le débat de ce soir nous en a largement éloignés, comporte justement, après son passage à l’Assemblée nationale, un titre IV nouveau traitant de la médecine du travail.
Monsieur le rapporteur, lettres pour lettres, j’ai reçu, comme tous mes collègues, nombre de courriers de médecins du travail, attachés à l’exercice de leur métier, m’alertant contre ces dispositions. J’ai pris connaissance, comme vous tous ici, de l’avis averti du Conseil national de l’Ordre des médecins, déjà évoqué.
Dès lors, même s’il s’agit à l’évidence d’un cavalier, pourquoi une telle levée de boucliers contre ce titre IV ?
Monsieur le ministre, vous avez vigoureusement contesté le fait que ce projet porte gravement atteinte à l’indépendance de la médecine du travail et vous nous avez mis au défi de désigner une seule disposition de cette nature.
Peut-être, finalement, – je veux bien vous accorder ce bénéfice – n’avez-vous pas conscience d’une manipulation et – j’utiliserai des termes assez forts – d’avoir mis toutes vos compétences au service d’un projet rétrograde, digne de l’époque des maîtres des forges.
La clé de la réponse à votre défi est dans ces quelques lignes : « La réforme de la médecine du travail apparaît comme la résultante d’une série de mesures en apparence disparates mais non dénuées de cohérence. Ces mesures s’agencent comme des morceaux de puzzle pour dessiner un ensemble qui amorce un mouvement significatif de transformation du modèle français de protection de la santé au travail. Une logique d’ensemble apparaît... » Ces quelques lignes sont extraites d’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale de l’éducation nationale, l’IGAS-IGEN, d’octobre 2007.
L’analyse, en termes choisis, est parfaitement lucide. Le cadre de la médecine n’est presque pas modifié. Les lignes bougent à peine. Mais tout change, point par point, et il faut un peu de recul pour découvrir la mutation qui s’opère.
Votre défi est donc faussement habile, puisque c’est non pas une seule disposition qui est en cause, mais plusieurs qui le sont ensemble, de l’article 25 quater à l’article 25 duodecies, et au huitième alinéa de l’article 27 ter C.
Le tout premier point de cette métamorphose est la réécriture de l’article L. 4622-2 du code du travail. Cet article dispose actuellement que celui qui assure le service de santé au travail prend le nom de médecin du travail. Désormais, celui qui prend le nom de médecin du travail n’assurera donc plus le service de santé au travail. Peut-on être plus clair ? Bien sûr, vous ne supprimez pas, pas tout à fait, pas encore, la médecine du travail, mais vous l’évidez.
Le procédé de l’évidement relève de la même méthode que celle qui a été récemment appliquée au service public hospitalier avec la loi dite « HPST » et qui le sera bientôt aux départements avec le projet de réforme des collectivités territoriales.
À cette première touche s’ajoutent toutes les autres : la redéfinition des missions des services de santé au travail, les SST, la dilution du médecin du travail au sein d’une équipe pluridisciplinaire, la quantification d’objectifs et de moyens, l’ouverture à la sous-traitance pour certaines catégories professionnelles, le conventionnement sans contrôle avec une entreprise « pour les opérations courantes ou conclues à des conditions usuelles » et, enfin, la reconnaissance des AT-MP par une nouvelle procédure confiée à une commission pluridisciplinaire. Cela permettra de mettre rapidement un terme à la présomption d’imputabilité à l’employeur.
Au final, le tableau qui se dessine est celui d’un service de santé au travail transformé en service de santé publique au rabais dirigé par les employeurs, et qui a pour but de participer à l’exonération de la responsabilité de ces derniers !
J’ajoute que la manière dont vous introduisez cette réforme de la médecine du travail, en catimini, par voie d’amendement tardif, constitue une véritable provocation. Nul n’ignore que ce projet est mûri de longue date. Le procédé ne fait pas illusion. L’affaire de l’amiante n’a-t-elle pas suffisamment servi de leçon ?
Vous le comprendrez, nous voterons contre l’article 25 quater.