Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis une vingtaine d’années, les nations européennes, accrochées à la chimère de la fin de l’histoire, ont cultivé un dangereux paradoxe. Alors que le niveau de la menace internationale ne faisait que croître, les moyens qu’elles consacraient à leurs forces armées n’ont, eux, cessé de fondre.
Le 24 février dernier, cette illusion – celle de la paix et de la sécurité malgré tout – a volé en éclats, et les Européens ont été brutalement ramenés à la réalité de leurs renoncements stratégiques. Dans cette prise de conscience collective, la France s’est, il est vrai, réveillée un peu plus tôt que nombre de ses partenaires.
Dans un effort de réparation de ses armées, elle a entrepris dès 2019 de mettre fin à l’hémorragie de notre budget militaire. En 2023, cet effort se poursuivra au travers de ce qu’il faut bien appeler un budget de transition.
De transition, d’abord, parce qu’il sera le premier à porter une marche de 3 milliards d’euros, sur une trajectoire qui doit permettre d’atteindre les 50 milliards d’euros en 2025.
De transition, ensuite, parce qu’il sera le dernier de la LPM votée en 2018, et qu’il sera donc un tremplin vers la prochaine LPM.
Le regard que l’on peut porter sur ce budget est donc double. En nous tournant vers ce qui a été accompli, nous reconnaissons que la remontée en puissance est entamée. Nous le constatons régulièrement du reste, sur le terrain, lorsque nous allons au contact des femmes et des hommes, qui sont la richesse première de nos armées.
En cet instant, permettez-moi de rendre de nouveau hommage à l’engagement et au professionnalisme de nos milliers de soldats déployés sur le territoire national et au-delà de nos frontières, au Sahel ou désormais en soutien de nos alliés sur le flanc Est de l’Otan.
Mais, en nous tournant vers l’avenir, nous devons aussi nous demander – c’est bien le devoir du Parlement – si les directions prises sont les bonnes et si le rythme de progression est suffisant.
Au rang des accomplissements, soulignons que, malgré les craintes initiales, la hausse importante attendue pour 2023 est bien inscrite à ce budget. Nous vous en donnons acte, monsieur le ministre.
Les livraisons et commandes prévues l’année prochaine prolongent les efforts précédemment engagés : livraison de 13 Rafale et commande de 42 autres ; livraison d’un second sous-marin nucléaire d’attaque de classe Suffren ; poursuite de la modernisation de l’armée de terre au travers du programme Scorpion. Encore ne s’agit-il là que de quelques exemples emblématiques.
C’est pourquoi, au-delà de certains questionnements, la commission des finances et la commission des affaires étrangères et de la défense, que j’ai l’honneur de présider, ont émis, sur proposition de leurs rapporteurs, un avis favorable sur l’adoption de ces crédits. Le groupe Les Républicains partage leur analyse.
Il reste néanmoins des points de vigilance. Tout d’abord, nous ne sommes pas naïfs quant à l’impact de l’inflation, comme cela a été relevé par plusieurs intervenants. Ce sont ainsi plus d’un milliard d’euros, soit un tiers de l’augmentation, qui seront effacés l’an prochain.
Certes, le Gouvernement propose d’en neutraliser les effets en reportant ses charges. Mais ce n’est que remettre à demain la résolution d’un problème qui se pose aujourd’hui. Et c’est aussi prendre le risque de réenclencher l’effet « boule de neige », qui avait pu être contenu ces dernières années.
Ensuite, des précisions doivent être apportées sur la répartition des crédits supplémentaires entre les différentes enveloppes, et sur ce qui est consacré, en particulier, au renouvellement de la dissuasion.
Enfin, un dialogue s’est engagé avec la BITD pour accélérer les cycles de production et permettre, au besoin, des livraisons anticipées. Des lettres d’intention sont promises aux industriels. Mais où sont les commandes supplémentaires, notamment en matière de missiles complexes ? Notre commission a eu la confirmation voilà quelques jours qu’aucune commande de ces missiles n’avait encore été finalisée ! Vous nous apporterez des explications, et vous nous direz comment contourner cette difficulté, monsieur le ministre.
Les crédits de la défense augmentent ; c’est une réalité. Mais, aussi fondamentale que soit cette hausse, elle n’est pas suffisante. Car les leçons du 24 février sont encore à tirer.
La guerre en Ukraine constitue un tournant stratégique qui coïncide en outre avec la fin de l’opération Barkhane. Ces deux événements majeurs doivent nous conduire à une réflexion d’ensemble, que la récente revue nationale stratégique n’a, de notre point de vue, fait qu’effleurer. Elle porte sur le modèle d’armée que nous devons développer pour être en mesure de relever le défi de la haute intensité.
Face à cette hypothèse qui s’impose de nouveau à nous, certains ont avancé l’idée que nos armées ne pourraient couvrir qu’un front très réduit, sur une distance à peu près équivalente à celle existant entre Lille et Dunkerque… Bien évidemment, ce n’est qu’une projection géographique, mais il faut prendre conscience de nos difficultés pour assurer une certaine « épaisseur » à nos armées, comme l’ont souligné nombre d’orateurs précédents.
Certes, nos forces ont vocation à être engagées au sein d’une coalition. Et nos intérêts vitaux sont fondamentalement protégés par la dissuasion. Mais nous commençons, je pense, tout juste à mesurer l’ampleur de l’effort qui est devant nous. Or cet effort devra être porté par la future LPM.
Bien entendu, des enseignements doivent être tirés de la guerre en Ukraine ou de l’opération Barkhane. Mais gardons à l’esprit qu’on ne peut préparer la guerre de demain en répondant aux problématiques d’aujourd’hui. Avoir une guerre de retard, c’est toujours le danger ultime et le piège à éviter absolument. L’histoire est malheureusement riche en enseignements à ce sujet.
C’est pourquoi il est crucial de bien en percevoir les leçons géostratégiques et, sans doute, les enseignements militaires. Il faut être à l’affût des signaux faibles. Le sommes-nous suffisamment ?
C’est tout l’objet du processus qui devait démarrer avec la revue nationale stratégique : des risques et des menaces identifiés découlent les besoins, et ces besoins déterminent les moyens à mettre en œuvre. Cet enchaînement logique doit être le fondement de la prochaine LPM.
Pour l’aborder dans de bonnes conditions, nous souhaitons être pleinement informés. C’est particulièrement vrai des décisions qui seront prises sur un chaînon qui est, à ce stade, manquant : celui de la définition des besoins, qui formera l’ossature de la future programmation.
En effet, et c’est capital, notre effort de défense devra être compris pour être accepté. Il devra être poursuivi dans le temps long et supposera de lourds efforts budgétaires. Il doit donc être expliqué aux Français et, pour réussir, il devra reposer sur l’implication de chacun.
Car s’il n’y avait qu’une chose à retenir de la guerre en Ukraine, ce serait peut-être que la force d’une nation tient d’abord au moral, à l’engagement et à la cohésion de sa population.
À ce titre, les annonces du Président de la République sur la réserve opérationnelle et sur l’avenir du service national universel doivent être un peu mieux détaillées aux parlementaires. Il serait en effet paradoxal de prétendre engager une réflexion sur la résilience de notre société et de nos concitoyens sans y associer ceux qui en sont les représentants !
Et si nous devons durcir nos forces conventionnelles, ne négligeons pas non plus nos capacités de guerre hybride. L’influence, comme le cyber et l’espace, sont les nouvelles lignes de front qui menacent au quotidien les Français, au cœur de nos territoires et de nos entreprises.
Là aussi, comme dans la bataille contre le covid-19, les sénateurs, et à travers eux tous les élus locaux auront un rôle à jouer que le Gouvernement ne saurait ignorer.
Ce budget pour 2023 est donc avant tout une rampe de lancement vers l’avenir, une étape dans l’attente d’une nouvelle LPM ambitieuse. Comme pour chaque texte législatif, le Sénat entend naturellement y apporter sa contribution et ses modifications, et il devra pouvoir le faire en toute connaissance de cause.
Nous ne voulons plus apprendre dans la presse que tel ou tel programme serait menacé. Nous comprenons tout à fait que la programmation ne permettra pas de financer une liste sans fin de projets et de priorités. Elle imposera nécessairement de faire des choix, mais leur pertinence devra pouvoir être discutée de manière franche et ouverte.
La LPM peut être un succès si le Gouvernement comprend et respecte le travail du Sénat. Le législateur n’est pas un acteur parmi d’autres, une partie prenante ou un lobby à inclure dans une forme de concertation. C’est pourquoi nous avons refusé la méthode des groupes de travail pluriels.
En revanche, nous mettons en place nos propres groupes de travail au travers de missions d’information. Certaines démarreront leurs travaux dès cette semaine pour enrichir la réflexion de notre assemblée et lui permettre de verser au débat des propositions pertinentes et constructives.
Car le Sénat vous tend la main, monsieur le ministre, comme il avait tendu la main à votre prédécesseure, qui ne l’a pas toujours saisie… Au-delà de nos appartenances politiques, nous sommes tous ici animés par la même volonté de servir la France, donc de mettre notre défense sur des rails qui lui permettent d’avancer vite dans la bonne direction au cœur de la prochaine décennie.
Vous l’avez compris, monsieur le ministre, le Sénat attend beaucoup de la prochaine LPM. Mais si les attentes sont si grandes dans un contexte géostratégique chaque jour plus préoccupant, c’est parce qu’e, au fond, ce qui en jeu, c’est la sécurité des Français et l’avenir de la France comme puissance européenne et puissance d’influence dans le monde.