Intervention de André Gattolin

Réunion du 6 décembre 2022 à 21h00
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 15 et 16 décembre 2022

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, lors du précédent débat préalable en octobre dernier, j’avais déjà eu l’occasion de souligner que jamais l’ordre du jour d’un Conseil européen n’avait autant porté sur des thématiques internationales et géostratégiques.

Dans mon enthousiasme d’Européen convaincu, j’y lisais les prémices d’un possible réveil géopolitique de l’Union. Il ne saurait, en effet, y avoir d’Union européenne solide et pérenne sans un tel réveil.

Je le répète, quitte parfois à lasser, jamais au cours de l’histoire un regroupement volontaire d’États démocratiques ne s’est constitué autrement qu’à la suite d’une confrontation politique et militaire majeure, qu’il s’agisse d’une guerre d’indépendance, d’une guerre civile, d’une guerre de libération ou d’un conflit d’ampleur avec une puissance extérieure agressive.

L’Union européenne serait-elle, en la matière, une divine exception ? On l’oublie parfois, mais ce sont pourtant bien ces préoccupations géopolitiques qui ont été au cœur des premiers pas de la construction européenne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La création du Conseil de l’Europe en 1949, puis celle de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) en 1951 – premier marché européen des matières premières stratégiques –, même limités dans leur périmètre, l’illustrent bien. Mais, patatras ! voilà que nous assistons en 1954 à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et au repli contraint des pères de l’Europe vers une dimension plus strictement économique de la construction européenne.

L’infâme agression russe contre l’Ukraine et ses multiples conséquences remettent aujourd’hui cet enjeu géopolitique au centre du village Europe. En témoigne l’ordre du jour prévisionnel du Conseil des 15 et 16 décembre prochain, avec cette fois pas moins de six points ayant tous une portée géopolitique et géostratégique indéniable !

Poser les bonnes questions, c’est, dit-on, déjà commencer d’y répondre. Et, il faut le reconnaître, depuis février dernier, jamais l’Union n’aura autant avancé, en matière d’Europe de la défense, d’union des marchés de l’énergie et de lutte contre les ingérences étrangères. Sans vouloir jouer les rabat-joie, je rappelle cependant que le verre à moitié rempli n’augure pas nécessairement du fait qu’il sera plein un jour.

Dans ce type de débat, il est fréquent de citer – sans l’avoir lu – Jean Monnet, qui écrivait que « l’Europe se fer[ait] dans les crises et qu’elle ser[ait] la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises ».

C’est vrai. Mais on oublie en général de rappeler que toutes les crises traversées par l’Europe n’ont pas systématiquement fait l’objet d’une réponse adéquate. Par ailleurs, l’essentiel des crises affrontées par l’Union européenne depuis les années 1960 était de nature économique et financière, et les réponses apportées venaient, de fait, renforcer encore la nature essentiellement économique et commerciale de l’Union.

Jusqu’à présent, les moments géopolitiques cruciaux n’ont que rarement fait l’objet de réponses européennes à la hauteur des enjeux.

À la suite de la chute du mur de Berlin, puis de l’effondrement de l’URSS, l’Union a certes réagi, en acceptant la réunification de l’Allemagne et en procédant à un vaste élargissement incluant les pays libérés du joug soviétique. Mais nous avons renoncé à nous doter d’une gouvernance politique renforcée et surtout d’un système de défense propre à l’Europe qui aurait véritablement consolidé notre réponse.

Je m’agace aussi quand j’entends dire que l’actuelle guerre en Ukraine marquerait le retour de la guerre sur le territoire européen après soixante-dix années de paix. C’est faire, en effet, peu de cas de la succession de conflits sanglants qui se déroulèrent dans les Balkans occidentaux entre 1991 et 2001 et qui causèrent la mort de plus de 140 000 personnes.

Il faut dire que la réponse de l’Union, à l’époque, n’avait guère été à la hauteur, et que ce sont les États-Unis et l’Otan qui furent les maîtres d’ouvrage des engagements militaires visant à mettre fin à ce conflit.

Alors oui, dans la guerre en cours, les pays européens ont franchi un pas très significatif, mais qui reste d’importance bien inférieure à celui qui a été effectué par les États-Unis dans ce conflit. Je me demande parfois si notre engagement eût été le même si Washington n’avait pas fait le choix qui est le sien depuis plus de neuf mois.

Pour reprendre les propos de Jean Monnet, c’est la somme des réponses que nous apporterons aux crises géopolitiques qui nous frappent qui permettra de dire si l’Union est véritablement en train de franchir une étape décisive ou si, au contraire, une fois le conflit passé, nous nous laisserons glisser de nouveau vers le b usiness as usual.

Pour ne pas céder à une indifférence qui confinerait à la lâcheté, nous devons garder sans cesse à l’esprit le courage et la détermination des Ukrainiens, qui nous rappellent tous les jours que « la liberté n’est pas une option, [que] c’est un combat ».

À ceux qui, aujourd’hui, jouent Pékin en pensant que Xi Jinping pourrait convaincre Vladimir Poutine d’arrêter sa guerre sanglante contre les Ukrainiens, je dis qu’ils connaissent très mal les actuels dirigeants de la Chine et de la Russie.

Si, à force d’exactions et de crimes de guerre commis par la Russie, les Européens se positionnent enfin clairement par rapport à Vladimir Poutine, il est loin d’en être de même vis-à-vis de Xi Jinping et de son pouvoir ultra-autoritaire et de plus en plus ouvertement expansionniste.

Lors de la dernière réunion du Conseil européen, nos chefs d’État et de gouvernement se sont bien posé la question de l’évolution de leur positionnement face à la nouvelle équation chinoise. Mais, là encore, nous sentons une véritable frilosité à mettre clairement des mots sur les choses, puisque ce débat a eu lieu dans le cadre d’un point sobrement intitulé « Relations internationales » de l’ordre du jour du précédent Conseil.

Bis repetita pour le Conseil à venir, qui n’a pas prévu de point référant explicitement à la Chine ! Pourtant, on ne voit guère comment ce Conseil, qui se tiendra au lendemain d’un sommet Union européenne-Asean, à Bruxelles, et surtout quelques jours après des soulèvements inédits contre la folle politique « zéro covid » des autorités chinoises, pourrait ne pas aborder le sujet.

C’est en osant enfin nommer les choses par leur nom que notre Union pourra véritablement affirmer son virage géopolitique ; un virage aujourd’hui indispensable à son existence pleine et entière, voire à sa survie, dans un monde où la brutalisation des relations internationales est non plus une menace, mais bel et bien une réalité.

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