Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 6 décembre 2022 à 21h00
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 15 et 16 décembre 2022

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous débattons ce soir à la veille d’un Conseil européen qui se tient dans un contexte d’aggravation certaine, en 2023, de la crise énergétique et économique au sein de l’Union.

Alors que toute une partie de la zone euro risque d’entrer en récession en 2023, selon les estimations de la Commission européenne, les gouvernements de la zone euro ont jusqu’à présent consacré collectivement environ 1, 25 % du PIB intrazone au soutien à l’énergie pour cette année, ce qui représente environ 200 milliards d’euros.

En France, nous faisons face à des prix qui ont dépassé 1 000 euros le mégawattheure cet été et qui sont aujourd’hui aux alentours de 500 à 600 euros le mégawattheure, soit une multiplication comprise entre dix et vingt par rapport aux prix d’avant la crise sanitaire.

Si cette hausse a été exacerbée par la crise ukrainienne, il est admis que ses prémices sont antérieures. Dès juillet 2021, les tarifs réglementés de l’électricité en France ont connu une envolée vertigineuse du fait d’un emballement des prix sur le marché de gros.

Les prix de gros du gaz ont augmenté de 150 % environ entre avril 2021 et la fin octobre 2021. Pour un client moyen, la facture de gaz est passée de 977 euros à 1 482 euros.

Par conséquent, le prix de l’électricité sur les marchés de gros, corrélé au prix du gaz, a été complètement détourné du coût de production, avec un triplement des prix en un an. L’électricité nucléaire française a connu alors une décorrélation de son coût de production et de sa valeur sur les marchés.

Il est vrai que, en 2022, l’augmentation du coût de production a été importante du fait de l’indisponibilité d’une partie de notre parc nucléaire. La sécheresse a aussi eu un impact sur les volumes de production hydroélectrique. Toutefois, nos coûts de production sont restés très inférieurs aux prix de marché.

Je prends soin de faire ce rappel, car la crise ukrainienne et le manque de capacités de production, en particulier en France, n’expliquent pas à eux seuls la spirale haussière. Se limiter à cette explication reviendrait à passer à côté des véritables enjeux : la crise énergétique est non pas conjoncturelle, mais structurelle ; elle tient à l’organisation même du marché de l’énergie, celui de l’électricité en particulier.

Il faut bien le constater, c’est la part mineure de l’énergie échangée sur le marché de gros qui nous entraîne dans cette spirale inflationniste, laquelle met aujourd’hui en danger les particuliers, les collectivités et les entreprises.

Cette fragilité du marché unique européen de l’énergie est largement documentée. La France répète depuis des mois à qui veut l’entendre qu’il faut sortir du mécanisme de la dernière centrale appelée, mais devant les refus catégoriques, notamment celui de l’Allemagne, on se borne pour le moment à constater les dégâts.

Le plafonnement de la rente des inframarginaux à 180 euros le mégawattheure, soit au minimum trois à quatre fois leur coût de production, continuerait de tirer les prix à la hausse en France en maintenant d’énormes profits pour ces producteurs, aux dépens des consommateurs et des contribuables.

Tout porte à croire que les mécanismes proposés, très complexes, n’ont pas été suffisamment étudiés, qu’ils sont aux mieux inefficaces, au pire contre-productifs, et qu’ils entraîneront de nombreux effets d’aubaine, comme ceux qui sont liés à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) ou, dernièrement, à la sortie de l’obligation d’achat.

La promotion des Power Purchase Agreements (PPA), ces contrats privés bilatéraux avec un droit de sous-tirage pour les acteurs privés, imaginés pour favoriser les investissements de long terme devant la faillite des effets spéculatifs du marché, revient à accepter de confier les moyens de production à de grands groupes privés français ou étrangers. Dans ces conditions, la décentralisation des moyens de production, mais aussi l’éclatement du réseau de distribution, porte en germe une potentielle remise en cause de la péréquation tarifaire et de l’égalité territoriale.

Les solutions consistant à se défaire de ce prix de marché, pourtant largement responsable de la crise, sont pour le moment éliminées d’office, au motif qu’elles sont contraires au dogme de la concurrence. Madame la secrétaire d’État, c’est bien pourtant la réforme en profondeur du marché européen de l’énergie que la France doit défendre ! Nous venons de déposer une proposition de résolution européenne à cet égard.

Cette réforme doit articuler des mesures immédiates : l’extension des tarifs régulés – nous la proposerons demain, dans notre espace réservé – pour les collectivités locales ; la négociation d’une dérogation permettant à la France de rapprocher les prix de nos coûts de production, compte tenu de la spécificité nucléaire de notre mix ; enfin, le plus rapidement possible, une exclusion de l’électricité des mécanismes concurrentiels, à commencer par une décorrélation du prix de l’électricité et du gaz.

C’est urgent, d’autant que les mécanismes de soutien censés compenser les folies du marché coûtent très cher. Le seul bouclier tarifaire, en France, est déjà estimé à près de 45 milliards d’euros !

Je voudrais, madame la secrétaire d’État, évoquer une seconde question : la proposition de directive sur le devoir de vigilance des grandes entreprises. Le Conseil vient d’approuver, le 1er décembre dernier, une position commune considérablement appauvrie, en raison notamment des pressions de la France.

Alors que seulement 16 % des entreprises européennes pratiquent volontairement une forme ou une autre de surveillance de l’ensemble de leur chaîne de valeur, afin de prévenir les impacts négatifs de leurs activités sur les droits humains et l’environnement, le projet de directive européenne portait l’ambition de rendre ce devoir de vigilance obligatoire dans toute l’Union ; on parlait de « zéro abus »…

Le texte adopté a été largement affaibli : la notion de chaîne de valeur a été remplacée par celle de chaîne d’activité, qui n’est pas définie en droit, ce qui ne permet plus d’intégrer les filiales, les sous-traitants et les fournisseurs aux obligations du devoir de vigilance.

Le champ du devoir de vigilance n’inclut ni l’usage qui est fait des produits commercialisés par les entreprises, ni les activités des clients des entreprises de services, ni les exportations d’armes ou de matériels de surveillance. La référence au secteur financier dans la définition de la « chaîne d’activité » a été également amoindrie : la liste des services financiers soumis au devoir de vigilance sera laissée au choix des États membres.

Ainsi, comme le soulignent différentes ONG, « de nombreux services financiers seront exclus, comme les activités d’investissement ou les activités des partenaires commerciaux des entreprises bénéficiant du service financier, exemptant les banques de leurs obligations de vigilance concernant les activités des sous-traitants des entreprises qu’elles financent, alors que, dans le secteur textile ou pétrolier par exemple, l’essentiel des violations survient en lien avec la sous-traitance ».

Vous avez démenti par voie de communiqué, madame la secrétaire d’État, avoir milité pour la sortie des banques du champ de la directive. Dont acte. Mais comment, alors, en est-on arrivé là ? Que s’est-il passé ? Quelle a été, et quelle sera, la position française sur le devoir de vigilance ?

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