Nous recevons aujourd'hui le Général Bruno Jockers, major général de la gendarmerie nationale, dans le cadre de notre mission d'information sur l'organisation de la police judiciaire. Cette mission, conduite par nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain, porte sur les conséquences sur la police judiciaire du projet de réforme du Gouvernement de l'organisation de la police nationale, avec une volonté de départementaliser celle-ci. Et un certain nombre de contestations sont déjà apparues.
L'organisation de la gendarmerie, à la fois dans sa dimension départementale et par l'existence de sections de recherche plus indépendantes, nous intéresse. Votre audition a pour but de nous faire comprendre comment fonctionne la police judiciaire dans la gendarmerie nationale et de nous décrire vos modalités d'organisation, afin de nourrir notre réflexion.
Général Bruno Jockers, major général de la gendarmerie nationale. - J'entends cette audition comme une marque d'intérêt envers la gendarmerie nationale et son organisation, sur un sujet fondamental, car au bout du système judiciaire, il y a des victimes qui sont en attente de réparations.
Je vais vous expliquer notre organisation et notre fonctionnement, sans porter de jugement sur la réforme qui concerne la police nationale.
La police judiciaire constate des infractions, elle est chargée d'en rassembler les preuves et d'en déférer les auteurs, sous la direction des magistrats. La gendarmerie nationale ne fait pas de la police judiciaire dans son coin, ni pour son compte, mais sous la direction, le contrôle et la surveillance des magistrats et sous le regard de la population.
Je développerai quatre points : l'origine de notre organisation, son fonctionnement, la conception de la police judiciaire en gendarmerie et nos relations avec nos autorités d'emploi.
Sur la question de l'organisation de la gendarmerie nationale en matière de police judiciaire, je vous rappelle qu'il s'agit d'une compétence nationale. En vertu de l'article 12-1 du code de procédure pénale (CPP), le magistrat a le libre choix du service qu'il saisit. Le lieu de commission de l'infraction a cependant une importance particulière dans les critères d'attribution et de saisine des services de police ou de gendarmerie nationales.
La zone de gendarmerie nationale couvre 95 % du territoire national, où vit 52 % de la population. Cette zone est également marquée par des flux de population et la gendarmerie nationale est donc amenée à gérer des mouvements : la délinquance, en zone de gendarmerie, est souvent de la délinquance itinérante. C'est également une police judiciaire de proximité, car la population est habituée au contact du gendarme. Dans l'ADN de la gendarmerie, il y a l'idée que la police judiciaire est associée à un ancrage local. Les meilleurs enquêteurs sont ceux qui sont ancrés dans la population car ils ont le renseignement et la compréhension des choses. Notre police judiciaire « haut du spectre » vient en appui aux unités territoriales.
Cela a conduit la gendarmerie à adopter quelques principes.
Il s'agit tout d'abord de la polyvalence du gendarme. Tout gendarme de brigade est un enquêteur, qu'il soit agent (APJ) ou officier de police judiciaire (OPJ). De même, tout gendarme peut effectuer une patrouille de nuit ou constater une infraction sur la route... Le fonctionnement en silo serait inadapté à la gendarmerie, qui dispose d'effectifs polyvalents.
La brigade territoriale constitue le socle de la gendarmerie. Tout converge vers elle, car elle est en contact avec la population. Et sur ce socle nous construisons des unités judiciaires spécialisées qui viennent en appui des capacités offertes par les brigades. Ces unités spécialisées ne sont pas autonomes, ni indépendantes. Il s'agit des brigades de recherche (BR), qui ont une compétence départementale calquée sur la carte judiciaire, et représentent environ 3 000 enquêteurs. Il s'agit aussi des sections de recherche (SR), soit 1 797 gendarmes pour 43 SR, dont les compétences sont au niveau des cours d'appel et qui sont rattachées à la région. Nous avons enfin des appuis régionaux en matière d'organisation de surveillance et de cyber, et des appuis nationaux, notamment en matière de criminalistique, le pôle judiciaire de Pontoise, l'office de la délinquance itinérante et l'office de l'environnement et de la santé publique. Nous respectons le principe militaire du maréchal Foch, c'est-à-dire l'économie des forces. On concentre ce qui est rare au niveau régional ou national pour pouvoir le projeter au plus près du terrain et l'envoyer là où il y a un besoin.
La saisine par les magistrats est organisée sur la base d'un protocole qui date de 2006. Il explique le niveau de chaque unité de gendarmerie et les modalités de saisine. Le magistrat peut saisir soit un commandant de formation, soit un commandant de groupement, ou directement une unité spécialisée, une SR ou une BR.
Il n'y a pas d'attribution automatique en fonction d'un domaine de délinquance. Il y a un principe de subsidiarité. Au niveau du terrain, la brigade territoriale traite ce qu'elle peut en fonction de ses effectifs et de ses capacités. Quand elle est dépassée, la BR vient l'appuyer, et en cas d'insuffisance, la SR intervient.
Je souhaite revenir sur la séparation entre petite, moyenne et grande délinquance. Cette séparation est commode, mais elle n'explique pas tout car il existe des phénomènes de délinquance sérielle, comme le trafic de déchets. Pris isolément, cela peut s'apparenter à des faits de petite ou moyenne délinquance mais, à partir du moment où cela correspond à des réseaux organisés, ces faits sont qualifiés de grande délinquance que seules des unités spécialisées peuvent traiter. 30 ou 40 cambriolages ne peuvent plus être traités au niveau d'une brigade. On est obligé d'engager la BR et la SR. La SR travaille à la fois sur les cambriolages et sur la délinquance sérielle, et heureusement car ce qui compte c'est la tranquillité de la population et la protection des personnes et des biens. Pour nous, dire qu'une SR ne travaillerait pas sur des cambriolages serait simplement une hérésie. De la même manière, des décharges sauvages peuvent être prises comme des faits de petite délinquance mais le trafic de déchets devient de la criminalité organisée. Il en est de même pour les vols dans les transports. Il y a une complémentarité des moyens et une souplesse dans notre dispositif. Nous travaillons souvent à travers une cellule d'enquête qui associe le gendarme de brigade territoriale, un gendarme de BR et un gendarme de SR. Nous avons toujours besoin, à la fois, de l'ancrage local du gendarme de brigade et de l'unité spécialisée.
Dans la gendarmerie, nous restons attachés au principe du carreau cassé. Si on laisse un carreau cassé sur un bâtiment, les carreaux cassés vont se multiplier sur ce bâtiment car on aura donné le sentiment qu'il n'a pas d'intérêt et qu'il existe une impunité pour celui qui casse le carreau. Ce n'est pas seulement la délinquance qui crée le sentiment d'insécurité mais l'insécurité encourage aussi la délinquance. Il est artificiel de séparer l'exercice de la police judiciaire et celui de la prévention et de la sécurité publique. Les deux marchent de pair dans une société bien ordonnée.
Concernant le fonctionnement de notre organisation, la police judiciaire correspond à environ 40 % de l'activité de la gendarmerie, et dans certaines compagnies, cette activité dépasse les 50 %. En 2021, la gendarmerie a constaté 35 % des crimes et délits. Notre activité nous permet de poursuivre 42 % des mis en cause. Nous avons un taux d'élucidation de 46,8 %, de 3,5 points supérieur à celui qu'il était il y a 5 ans. Nous élucidons 8 violences sur personnes sur 10, 8 homicides sur 10, 75 % des violences sexuelles et 35 % des vols à main armée, mais seulement 13,8 % des cambriolages dans les habitations. Ce n'est pas suffisant mais cela correspond à la moyenne des services européens.
Nous avons également pris certains virages. La police judiciaire en gendarmerie a été capable depuis plusieurs années de prendre le virage du cyber avec la création du commandement cyber et quelques enquêtes qui ont fait notre réputation, notamment celle concernant le réseau chiffré EncroChat, utilisé par le crime organisé. Nous prenons aussi le virage de l'environnement, en structurant notre action avec la proposition d'un commandement de la gendarmerie verte dédiée à la protection de l'environnement. Nous avons aussi travaillé sur l'amélioration du traitement des violences conjugales et intrafamiliales, en renforçant nos procédures.
Nous ne subissons pas de retard majeur en matière de procédures puisque moins de 5 % de nos procédures ont plus d'un an. Nous avons moins de procédures en retard aujourd'hui qu'en 2015.
Nous ne constatons pas de diminution de l'attrait pour la police judiciaire en gendarmerie : il n'y a pas de désaffection. Au contraire, nous avions, en 2021, 3 423 candidats pour l'examen technique d'OPJ, pour seulement 3 001 en 2020. Cette année le taux de réussite a été de 68 % et cet examen conserve toute sa pertinence.
Comme je l'ai déjà dit, nous exerçons la police judicaire sous la direction, le contrôle et la surveillance des magistrats. D'une part, les magistrats dirigent les enquêteurs dans le cadre des investigations. D'autre part, ils ont des rapports de chef de service avec les commandements territoriaux qui fournissent les effectifs et les moyens. Donner des directives et des instructions dans le cadre d'une enquête est une chose, et avoir comme interlocuteur un patron territorial est autre chose.
Nous n'avons pas de chaîne organique de la police judiciaire. Le sous-directeur de la police judiciaire en gendarmerie n'est pas le patron de la police judiciaire, ni celui des enquêteurs.
Les unités de recherches ne vivent pas pour elles-mêmes et ne sont pas leur propre finalité. Elles sont là pour appuyer les unités territoriales qui sont en contact avec la population et les victimes.
Un gendarme d'unité de recherche commence sa carrière en brigade territoriale. Puis selon son appétence, il va pouvoir évoluer vers une BR ou une SR. Tout le monde passe par le même endroit et tout le monde appartient à la même maison. Ce système doit nous permettre de concilier la polyvalence du gendarme et la nécessité d'avoir des experts qui disposent de compétences rares.
Dans le cadre de nos relations avec nos autorités d'emploi, il n'y a pas de séparation entre la sécurité publique et la police judiciaire. L'une prévient la commission des infractions et l'autre évite la réitération des faits en interpellant les auteurs. Les deux sont liées. Il faut donc que nos chefs territoriaux s'intéressent à la police judiciaire.
Selon moi, il est anormal d'opposer l'enquêteur et le chef territorial. Ce dernier est là pour aider l'enquêteur, lui donner du temps, des moyens, des effectifs, voire de la protection. Certaines situations sont compliquées et l'enquêteur peut avoir besoin de sa hiérarchie pour l'appuyer et l'accompagner.
L'article 11 du code de procédure pénale traite du secret professionnel et du secret de l'enquête. Cela concerne toute personne qui concoure à la procédure. L'enquêteur est soumis à cette règle dès lors qu'il enquête sous la direction de magistrats. Il tient, cependant, informée sa hiérarchie. La hiérarchie ne doit pas être aveugle, sinon elle ne pourrait concevoir une opération sur un territoire qui puisse aider à prévenir la délinquance. La hiérarchie n'a pas besoin d'entrer dans le secret des enquêtes mais doit savoir là où elle doit engager des moyens pour avoir une action cohérente, voire une stratégie d'enquête.
Vis-à-vis du préfet, les choses sont plus compliquées aujourd'hui en raison de l'importance prise par les réseaux sociaux. La rapidité de l'information et de sa divulgation a considérablement augmenté. Aujourd'hui, une affaire judiciaire devient vite un objet de communication, via les réseaux sociaux. En 2019, une mission parlementaire avait travaillé sur le sujet. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui le secret de l'enquête est plus difficile à faire respecter.
Il est justifié que le préfet soit informé d'une affaire judiciaire dans deux cas : lorsque l'on a des risques avérés de troubles à l'ordre public et lorsque l'on assiste à une propagation de fausses informations. Je précise que dans la manière d'informer le préfet, il est possible d'anonymiser les choses et de ne donner à l'autorité que ce dont elle a besoin de connaître. Un troisième cas s'impose dans la pratique : lorsqu'une affaire va faire l'objet d'une médiatisation imminente.
Je vous remercie de votre présentation et des précisions que vous nous avez apportées.