J'attends de voir le projet définitif pour me prononcer. Je déduis en tout cas de ces annonces que les critiques ont été entendues et que le ministère de l'intérieur travaille à des évolutions.
Cela paraît d'autant plus nécessaire que les résultats des expérimentations demeurent très mitigés selon les informations qui nous remontent du terrain. Une mission d'évaluation a été décidée sur le sujet, avec l'intervention des trois corps d'inspection des ministères de l'intérieur et de la justice.
Je ne prétends pas que la police ne doive pas être reformée. Une réforme est certainement nécessaire pour améliorer son organisation et son fonctionnement, ainsi que le traitement de la criminalité du quotidien.
La police ne se limite pas aux effectifs de police en tenue bleue sur la voie publique. Si les interpellations faites par les policiers ne sont pas suivies d'investigations de police complètes et impartiales, la justice ne peut être de qualité. La police judiciaire étant la police de la preuve, il est indispensable que les investigations soient exhaustives et impartiales, et que la procédure soit de bonne qualité. Or nous vivons actuellement une situation de crise, liée à plusieurs facteurs.
Nous observons tout d'abord une désaffection pour la police judiciaire et l'investigation, qui se traduit par un déficit de vocations et d'attractivité, donc par un sous-effectif. Un rapport fait ainsi état de 17 000 officiers de police judiciaire alors qu'il en faudrait 22 000. Pour autant, nous ne devons pas abaisser la qualité de leur formation.
Je ne reviendrai pas sur la complexification de la procédure pénale, car la commission des lois du Sénat en sait autant sinon plus que moi.
Je soulignerai en revanche que la réforme des corps et carrières de la police nationale, en 1995, a entraîné dans les services de sécurité publique un désengagement majeur du judiciaire, des commissaires et de l'encadrement supérieur. Les stocks de procédures en souffrance dans les commissariats s'aggravent constamment, les dernières estimations faisant état de 2 millions de procédures non traitées (soit près d'un tiers des 5,9 millions de procédures). La plupart seront vraisemblablement classées, conformément aux préconisations contenues dans la circulaire ministérielle de 2021, et des victimes ne recevront jamais de réponse.
Par ailleurs, les délais de traitement des enquêtes s'allongent et tous les magistrats constatent une dégradation continue de la qualité des procédures pénales, en particulier en sécurité publique. Elle tient autant au manque d'effectif qu'à l'insuffisante qualité procédurale des enquêteurs de la sécurité publique, qui assurent pourtant plus de 90 % des missions d'investigation. Tel n'est en revanche pas le cas dans la police judiciaire, qui a su préserver un bon niveau de qualité dans ses enquêtes en matière de grande criminalité organisée et financière.
Je tiens à souligner les bonnes relations de travail entre les procureurs de la République et les juges d'instruction et les chefs de service de police judiciaire. La situation diffère légèrement en sécurité publique, car les directeurs départementaux travaillent généralement davantage avec les préfets, eux-mêmes beaucoup plus impliqués dans les missions de sécurité depuis quelques années. Les procureurs entretiennent moins de rapport avec les responsables départementaux qu'avec leurs adjoints en charge des investigations judiciaires. Le Livre blanc de la sécurité intérieure de 2020 exprimait clairement l'objectif de renforcer l'autorité des préfets sur la police nationale.
J'en viens maintenant au projet de réforme de l'organisation de la police nationale. Son épure initiale consistait à rassembler, dans chaque département, tous les services de police sous l'autorité d'un responsable départemental unique, le directeur départemental de la police national (DDPN), lui-même placé sous l'autorité du préfet. Celui-ci deviendrait le chef de quatre filières : sécurité publique, renseignement, police aux frontières et investigations. Divers services de police judiciaire disparaîtraient en fusionnant au sein de la filière d'investigation, aux côtés des enquêteurs des sûretés départementales et de la sécurité publique, en charge d'un spectre de délinquance plus bas.
L'objectif de la réforme consistait à mettre un terme au fonctionnement en silos. Dans la police nationale en effet, chaque service ne rend compte qu'à sa direction centrale. Il s'agissait aussi de porter une attention particulière à la criminalité du quotidien. Cependant, il est rare de voir un projet susciter une telle unanimité dans ses critiques, de la part à la fois des policiers, des magistrats et des avocats.
Je pense tout d'abord que l'échelon départemental n'est pas adapté dans le traitement de la criminalité organisée. Les groupes criminels les plus structurés sont très mobiles, ils s'entraident et étendent leurs ramifications sur l'ensemble du territoire et à l'étranger. Le rapport annuel du SIRASCO constitue une source fiable dans ce domaine. J'ai moi-même travaillé sur ce sujet il y a trois ans, quand Nicole Belloubet, alors garde des sceaux, m'a chargé de rendre un rapport sur la criminalité organisée et financière. Nous avions à l'époque constaté que les dossiers de criminalité organisée ne cessaient de s'internationaliser et de se complexifier, avec des modes opératoires sophistiqués, suprarégionaux voire nationaux. Le haut du spectre de la criminalité n'était pas suffisamment bien traité, et nous nous situions alors à l'opposé d'un traitement départemental.
Par ailleurs, je ne pense pas que la version initiale du projet réponde aux enjeux de qualité des procédures et de nombre d'officiers de police judiciaire (OPJ). Il semble plutôt répondre à d'autres objectifs, à savoir la gestion de la pénurie des enquêteurs OPJ en sécurité publique par la déspécialisation et la déconcentration des effectifs ainsi que par la recherche de résultats plus visibles en matière de délinquance du quotidien et de maintien de l'ordre. Un tel projet présente sans doute des avantages en sécurité publique, mais il risque d'abîmer un outil, la police judiciaire, qui fonctionne plutôt bien dans des enquêtes complexes et longues touchant principalement à la criminalité organisée. Ce constat est encore plus vrai s'agissant de la délinquance financière.
En l'état, le projet comportait donc plusieurs risques : que la police judiciaire perde son indépendance et son niveau de technicité ; que la priorité soit donnée au traitement des cibles les plus visibles ou les plus faciles à traiter, au détriment des infractions les plus graves, complexes ou cachées, en somme la politique du chiffre ; que le principe de direction de l'enquête par les magistrats du parquet et les juges d'instruction se trouve affaibli. Sur le papier, rien ne change et l'article 12 du code de procédure pénale demeure, mais il apparaît un risque fort que le DDPN, sous l'autorité du préfet, devienne décisionnaire en matière de politique pénale. Enfin, renforcer l'autorité des préfets de département crée un risque d'interférence des préfets, des politiques et des élus dans les enquêtes.
Votre première question écrite portait sur la manière dont les magistrats répartissent les enquêtes, en particulier entre la police judiciaire et la sécurité publique.
Dans mon expérience, les enquêtes sont réparties selon la gravité des faits, la complexité des investigations, la compétence et la technicité des services d'enquête.
Généralement, les services de sécurité publique se chargent des affaires de petite et moyenne délinquance, des infractions de voie publique, des vols simples et aggravés, des atteintes aux personnes, des violences conjugales, des petits trafics ou usages de stupéfiants, des rixes et violences volontaires, des agressions et atteintes sexuelles, des petites escroqueries, des ventes à la sauvette, etc. Au sein de la sécurité publique, les sûretés départementales possèdent la meilleure expertise dans les affaires compliquées et se chargent plutôt des affaires de violences urbaines et des trafics de stupéfiants.
Les affaires criminelles (criminalité organisée et financière) sont dans les faits toujours confiées à des services spécialisés : sections de recherche en zones gendarmerie et services de police judiciaire en zone police (directions zonales de la police judiciaire, services territoriaux, antennes de police judiciaire). Nous disposons également de huit juridictions interrégionales spécialisées dans le pays (JIRS). Ces JIRS traitent le haut du spectre de la criminalité, et travaillent presque exclusivement avec des offices centraux, des directions zonales de police judiciaire ou des sections de recherche.