Je souhaite commencer mon intervention en vous remerciant sincèrement de votre invitation qui me permettra de répondre à vos questions. Je perçois cette audition comme un privilège, puisqu'elle nous permettra d'engager un échange de vues, mais aussi comme une opportunité qui m'est donnée d'entendre vos préoccupations. Je ferai véritablement de mon mieux pour répondre à toutes vos interrogations.
J'ai pris note de la liste de questions que vous m'avez fait parvenir et, avec mes collègues, nous y répondrons par écrit. De plus, si je n'avais pas le temps de répondre de manière exhaustive à l'ensemble de vos interrogations au cours de cette audition, n'hésitez pas à me faire suivre les points nécessitant des explications complémentaires et nous y répondrons également par écrit.
Comme vous l'avez souligné à juste titre, l'agence Frontex, comme toute l'Union européenne, est confrontée à un risque d'instrumentalisation des migrations. Cette situation n'est pas nouvelle, elle connaît des précédents qui sont relatés dans les livres d'histoire. Pour atteindre des objectifs politiques, certains de nos voisins sont en effet prêts à utiliser des boucliers humains, ce qui ne peut que nous heurter. De plus, une guerre, que beaucoup pensaient impossible, a été déclarée sur le continent européen le 24 février 2022. Notre environnement est également marqué par une pression migratoire croissante qui concerne l'ensemble des frontières de l'Union européenne.
Vous avez indiqué en introduction que le nombre de franchissements illégaux avait progressé de 70 % au sein de l'Union européenne. Permettez-moi à ce sujet d'ajouter que nous avons enregistré 130 000 franchissements irréguliers par le corridor des Balkans occidentaux au cours des derniers mois. Ce chiffre démontre qu'il faut impérativement renforcer le contrôle des franchissements des frontières sans nous limiter aux frontières de la seule Union européenne.
Je souhaite aussi attirer votre attention sur l'augmentation de la violence aux frontières. Ce phénomène a d'abord commencé par des tirs d'armes à feu en Biélorussie, suivis par des violences à la frontière turque, puis à la frontière entre la Hongrie et la Serbie où l'on observe une pression migratoire de plus en plus forte. Depuis le mois d'août dernier, environ 70 000 franchissements illégaux ont été recensés sur cette frontière longue de plus de 150 kilomètres et évidemment très difficile à contrôler. Des tirs ont également eu lieu, lundi 7 novembre, à la frontière entre la Turquie et la Bulgarie, tirs ayant provoqué le décès d'un garde-frontière bulgare tué par une balle à la tête pendant une patrouille. Lors de cet accès de violences, une deuxième personne a également été grièvement blessée. Voici les situations auxquelles nous sommes confrontés aux frontières de l'Union européenne. Dans ce contexte fort difficile, je tiens à saluer le travail mené par le personnel de Frontex, qui poursuit sa mission malgré les difficultés, notamment à la frontière bulgare.
Effectivement, la croissance de l'agence a été extrêmement rapide. L'agence Frontex, dans son fonctionnement actuel, a été établie par le règlement (UE) n° 2016/1624 du 14 septembre 2016 qui n'a pas été totalement mis en oeuvre, puis par le règlement (UE) n° 2019/1896 du 13 novembre 2019. Cette dernière modification était visionnaire. Elle a actualisé notre conception de la gestion des frontières et a donné la possibilité à l'Union européenne d'appuyer les États membres dans leur surveillance.
La pression politique était forte et les délais extrêmement serrés. En conséquence, la croissance de l'agence a entraîné des difficultés opérationnelles. Dans le règlement de 2019, il était précisé que le personnel permanent de l'agence serait déployé en une année. Ce défi a été relevé. Nous avons recruté et formé du personnel mais aussi équipé ce personnel d'uniformes et des moyens nécessaires à la réalisation de ses missions.
Pour autant, avons-nous tout fait correctement ? Non, il faut le constater. Mais, pour rappel, l'agence avait indiqué, dès l'adoption de son nouveau mandat, qu'il lui serait très difficile de l'assumer intégralement dans de bonnes conditions, compte tenu de la brièveté des délais impartis mais aussi des contraintes juridiques existantes pour les achats et les recrutements, entre autres. À titre d'exemple, il n'existait aucune règle pour le recrutement d'un contingent de personnels en uniformes aux couleurs de l'Union européenne et armés. Nous avons donc dû inventer les règles et les adapter au fur et à mesure que nous avancions. Finalement, nous avons vécu dans la maison que nous étions en train de construire. Pour ces raisons, je souhaite sincèrement vous remercier d'avoir indiqué que vous reconnaissiez les difficultés que nous avons traversées. Vous nous avez aussi fourni un soutien important dont je vous suis particulièrement reconnaissante. Je transmettrai votre message aux personnels de l'agence, car il est important pour eux de savoir qu'ils ne sont pas isolés face au reste du monde.
Cela étant, sans la pression exercée sur nos délais, aurions-nous été en mesure de déployer des ressources supplémentaires à la frontière ukrainienne en quelques jours ou quelques semaines lorsque la guerre a été déclarée ? Sur ce point, Frontex a aussi bénéficié des experts nationaux détachés par les Etats membres. Ces détachements, qui, selon les cas, peuvent durer quelques mois ou plusieurs années, nous permettent de déployer des équipes sur le terrain en quelques jours alors qu'auparavant, de tels déploiements nécessitaient au moins deux semaines.
Vous avez aussi insisté sur le fait que Frontex travaillait aujourd'hui dans un environnement complexe, tant sur le plan interne qu'externe. C'est juste. À la suite à la démission de l'ancien directeur exécutif, au mois de mai dernier, j'ai été chargée par le conseil d'administration d'occuper ce poste par intérim sous sa supervision. L'équipe de direction a alors adopté une approche collective pour gérer cette période de transition. Je m'appuie particulièrement sur les directeurs exécutifs adjoints qui ont la meilleure connaissance opérationnelle des dossiers. Cette approche a permis d'améliorer notre fonctionnement interne. J'ai ensuite été nommée directrice exécutive par intérim le 1er juillet 2022, avec un pouvoir décisionnel plein mais sans possibilité de procéder à des changements organisationnels, ces changements éventuels devant relever du futur directeur exécutif, décision qui me semble parfaitement pertinente.
Je veux confirmer que la direction de l'agence travaille en étroite collaboration avec le conseil d'administration. Je suis en contact chaque jour avec le président du conseil d'administration et nous rendons compte de nos activités lors des nombreuses sessions du conseil. Par ailleurs, nos relations avec la Commission européenne sont excellentes et nous confortons nos relations avec l'ensemble des parties prenantes aux dossiers dont nous avons la charge.
L'agence s'est fixée plusieurs priorités à gérer pendant la période intérimaire. La première est de poursuivre les opérations en cours et de les adapter à l'évolution du contexte géopolitique et de la situation aux frontières européennes. Notre deuxième chantier est de poursuivre la stabilisation de l'agence. Nous voulons regagner la confiance de nos partenaires et montrer que Frontex est capable d'accomplir ses tâches conformément à la réglementation en vigueur, qu'il s'agisse du droit européen ou du droit international relatif au contrôle des frontières. Notre troisième priorité est d'améliorer l'environnement de travail de notre personnel et de le rassurer afin qu'il ne se sente pas seul. À cette occasion, je tiens à réitérer mes remerciements au Parlement européen et aux parlements nationaux qui ont fait part de leur soutien vis-à-vis de l'agence, car Frontex a vraiment besoin de l'appui des États membres.
Concernant nos opérations en cours, je peux vous indiquer que nous déployons actuellement 2 354 membres du contingent permanent dans 18 opérations conjointes au sein de l'Union européenne et en dehors. L'agence Frontex, conformément aux accords de statut signés avec plusieurs pays des Balkans, est présente dans ces pays. De façon générale, nous couvrons plus de 200 localisations différentes.
Par ailleurs, cette année, nous avons augmenté le nombre de retours de migrants irréguliers dans leur pays d'origine de manière significative, en atteignant un chiffre record de 21 000 retours, dont 12 659 retours forcés et plus de 7 000 retours volontaires. En 2021, par comparaison, le nombre de retours était de 14 000. La hausse est donc supérieure à 30 % aujourd'hui, alors même que l'année 2022 n'est pas encore terminée.
Pour oeuvrer à la stabilisation de l'agence, nous avons constitué un groupe de travail pour se pencher sur la question des refoulements et avons analysé les rapports et recommandations émises dans le cadre des divers audits et enquêtes.
Notre première décision a été de revoir le positionnement de l'officier aux droits fondamentaux, qui fait désormais partie de la structure décisionnaire de l'agence. Cet officier et son équipe ont ainsi un accès complet à l'ensemble des informations disponibles. Le 16 octobre dernier, nous avons aussi finalisé le recrutement de 46 contrôleurs des droits fondamentaux. L'équipe chargée du respect des droits fondamentaux regroupe dorénavant plus de 60 personnes au sein de l'agence. Nous avons également redéfini la procédure de signalement des incidents graves relatifs à la violation des droits fondamentaux. L'officier aux droits fondamentaux a ainsi accès à tous les signalements. Enfin, en cas de violation grave des droits fondamentaux, je rappelle que, conformément aux dispositions de l'article 46 du règlement (UE) n° 2019/1896, le directeur exécutif de l'agence peut suspendre tout ou partie des opérations conjointes menées avec des États membres, ou interrompre le financement européen de ces opérations.
Sur ce fondement, l'officier aux droits fondamentaux établit des rapports et des recommandations sur la mise en oeuvre de la stratégie de l'agence à l'égard des droits fondamentaux. Il en réfère directement à l'équipe de direction et au Parlement européen. En complément, en juin dernier, le conseil d'administration a demandé au directeur exécutif de répondre à ces recommandations et à celles du forum consultatif de l'agence, qui est composé de représentants de la société civile et d'organisations internationales, dont des institutions de l'Union européenne, et dont le rôle est de prodiguer des conseils à l'agence pour s'assurer de la conformité de ses actions aux droits fondamentaux.
Concomitamment, nous avons aussi renforcé la transparence de nos procédures en améliorant nos échanges avec le Parlement européen et en répondant aux observations du Médiateur européen.
Plusieurs mesures ont enfin été lancées pour améliorer le bien-être des salariés et la culture managériale au sein de Frontex. L'équipe de direction a consulté le comité du personnel avec l'aide d'experts détachés pour cartographier les activités que nous pourrions conduire afin d'améliorer l'environnement de travail. Il est à noter que les salariés prennent pleinement part au processus de décision sur ces questions.
Notre stratégie en matière de ressources humaines, en cours d'approbation, couvre quatre domaines : la santé et la sécurité du personnel au siège de l'agence comme dans les théâtres d'opérations ; la diversité et « l'inclusion », notamment en matière de représentation des genres et des minorités ; la culture de l'agence qui veut être une culture « d'inclusivité » et de tolérance zéro vis-à-vis du harcèlement mais aussi une culture de responsabilisation et d'autonomie ; la qualité du dialogue social. Des investissements considérables ont été consentis en termes de communication externe avec les parties prenantes, dont celles issues de la société civile. La communication interne figure également parmi nos préoccupations, car nous souhaitons entendre le personnel pour tirer profit de ses expériences mais aussi lui expliquer les changements et les décisions prises par la direction.
Concernant les prochaines étapes et nos pistes d'amélioration et de développement, nous avons pris bonne note des recommandations de la Cour des comptes européenne comme de celles émises par le Parlement européen et par l'OLAF. Dans ce domaine, je souhaite toutefois insister sur le fait que l'agence a engrangé des réussites et qu'elle a apporté son soutien aux États membres en accomplissant ses missions, y compris en des temps difficiles. Cependant, il est essentiel de conforter l'intégration de l'agence dans la réponse globale de l'Union européenne aux questions de migration et de sécurité, qui sont étroitement liées : les questions migratoires sont prioritairement évoquées lorsque l'on évoque Frontex, mais il ne faut pas oublier le volet sécurité et il est donc essentiel d'associer l'agence à la réponse globale qui sera apportée par l'Union européenne et par ses États membres au défi international migratoire et au défi international sécuritaire. Ce n'est qu'à cette condition que nous serons en mesure d'apporter une réponse collective et de faire en sorte que notre travail porte ses fruits.
Il faut aussi ajouter que de nombreuses questions ne relèvent pas de la compétence de l'agence Frontex, par exemple l'aide humanitaire aux pays d'origine des migrations irrégulières ou encore l'action publique et politique. Nous devons donc plutôt nous focaliser sur la gestion intégrée des frontières et sur la manière dont s'organisent les garde-côtes et garde-frontières. Et dans ce domaine, je le répète, l'agence doit travailler main dans la main avec les États membres.
Dans ce cadre, il nous faut nous pencher sur la manière de prévenir les futures menaces aux frontières européennes, car, lorsqu'elles apparaissent, il est souvent trop tard. C'est malheureusement ce que nous constatons actuellement en Bulgarie où le niveau de violence aux frontières est considérable. Nous devons aussi nous atteler à la modernisation de la gestion de nos frontières extérieures, avec la mise en place de la base de suivi des entrées et sorties des ressortissants de pays tiers (EES) et de l'European Travel Information and Authorisation System (ETIAS), qui est un système d'information portant sur les autorisations de déplacement.
Enfin, les retours des migrants irréguliers dans leur pays d'origine sont essentiels pour gérer les flux migratoires. Les personnes qui n'ont pas le droit de rester sur un territoire doivent retourner dans leur pays. Cependant, le taux de retour enregistré à date ne dépasse pas 30 %, c'est-à-dire que 70 % des personnes présentes illégalement sur un territoire de l'Union européenne et qui ne peuvent y rester ne retournent pas dans leur pays d'origine. C'est là que Frontex doit mieux coopérer avec l'Union européenne et ses États membres. Des accords de réadmission doivent être conclus avec les pays d'origine. Aucun État membre ne peut résoudre le problème seul, pas plus que l'agence ne peut le résoudre seule, mais ensemble nous avons bien plus de chances d'aboutir.