Intervention de Thierry Cozic

Réunion du 10 janvier 2023 à 14h30
Mieux rémunérer le travail en france : la nécessité d'un grenelle sur les salaires — Débat organisé à la demande du groupe socialiste écologiste et républicain

Photo de Thierry CozicThierry Cozic :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voilà réunis, sur l’initiative du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, pour débattre du partage de la richesse créée dans notre pays. Nous pensons en effet qu’un partage équitable de cette richesse doit pouvoir faire l’objet de discussions dans le cadre d’un Grenelle des salaires.

C’est un fait : la France manque de bras. Dans nombre de secteurs, les offres d’emploi restent sans réponse et les employeurs s’arrachent les cheveux. Dans cette conjoncture, la responsabilité du pouvoir politique est toute particulière, car, comme le disait Camus, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde ».

La première des responsabilités, c’est donc de nommer correctement les maux qui traversent le monde du travail contemporain. Ce n’est qu’une fois rigoureusement identifiés qu’ils éclaireront la conjoncture actuelle.

On peut communément définir la fonction première du travail comme une manière de gagner sa vie tout en contribuant à lui donner du sens. À l’inverse, quand le travail ne permet pas de vivre dignement ou qu’il se résume à des tâches dont on n’aperçoit pas la finalité, le corps social craque. Les générations se faisant toujours plus diplômées et conscientisées, on entend aussi davantage les aspirations des salariés à une rémunération décente ainsi qu’à une meilleure redistribution et à des conditions de travail plus fidèles à ce qu’une société moderne se doit d’offrir.

La plupart des candidats à l’emploi sont évidemment attachés au salaire, mais ils attendent aussi de leur entreprise qu’elle soit sensible aux valeurs environnementales, au dialogue social et au respect de la vie familiale. Quand cette dernière est déstabilisée par des emplois du temps découpés, des temps de transport à rallonge et des logements à prix prohibitif, le travail devient l’objet d’une longue plainte journalière et seule sa rémunération permet de le rendre acceptable.

Ne nous y trompons pas, la valeur travail n’est ni de droite ni de gauche : elle est universelle, en ce qu’elle permet d’émanciper et de définir les individus dans nos sociétés modernes. S’intéresser au salaire, c’est s’intéresser aux fruits du labeur. En ce sens, le salaire est éminemment politique.

Aujourd’hui, de quoi dépend le salaire ? Je serais tenté de dire, d’une façon simpliste, que l’on peut relier le niveau des salaires à la manière dont le chiffre d’affaires des entreprises est redistribué entre deux pôles principaux : le salaire, à savoir la rémunération des travailleurs, et les profits, à savoir la rémunération du capital.

Or les chiffres sont formels : depuis les années 1980, la part des salaires est grignotée par des profits toujours plus importants. Ce déséquilibre croissant est susceptible d’entraîner derrière lui tout un cortège d’inégalités.

En effet, en accordant une plus grande part aux profits, on favorise les détenteurs de capitaux. Nos sociétés post-industrielles tendent à exacerber cette tendance.

À cela s’ajoutent certains modes de la vie moderne, qui sont de nature à créer une nouvelle économie basée sur l’intelligence artificielle, les impressions 3D, les nanotechnologies et les biotechnologies. Pouvons-nous penser que cela a un effet positif sur la rémunération des salariés ? J’ai du mal à le croire… Pour bon nombre d’économistes, la robotisation de l’économie n’aurait pas nécessairement d’effets sur l’emploi et la répartition du revenu.

En dépit de tous ces bouleversements macro-économiques, il n’en reste pas moins que les pénuries soudaines de main-d’œuvre que l’on observe aujourd’hui sont avant tout liées aux salaires trop bas de certains secteurs. L’exemple de la restauration est le plus criant – j’y reviendrai plus tard.

À ce titre, il est révélateur que, alors que l’exécutif chante les louanges de la loi de l’offre et de la demande pour toute décision d’inspiration libérale, comme la dérégulation des salaires des grands patrons, il trouve dans le même temps révoltant qu’elle profite, pour une fois, aux salariés les moins fortunés.

J’entends déjà certains pourfendeurs de l’assistanat présumé nous expliquer que notre modèle social n’encourage pas le retour à l’emploi. Je rappellerai en réponse, à toutes fins utiles, que la pénurie de main-d’œuvre explose même dans des pays sans droits sociaux comme les États-Unis, où le Big Quit a entraîné la démission de près de 5 millions de travailleurs en trois mois.

Il vous faut donc quitter les postures faussement moralisatrices sur les gens « qui déconnent » – dixit le Président de la République – et vous attaquer au nœud du problème, qui se trouve manifestement dans les salaires. Nous devons aborder ce sujet avec honnêteté, sans travestir la réalité.

En effet, voilà bientôt un an qu’une sorte de fable s’est installée dans le débat public. À en croire ceux qui la propagent, les salaires dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, qui est confronté de longue date à des tensions de recrutement, ont augmenté – tenez-vous bien ! – de 16 % cette année. La réalité est tout autre : dans les faits, l’augmentation réelle n’a été que de 4 %.

Les principaux pourvoyeurs de cette légende sont le patronat et la majorité gouvernementale, qui l’invoquent à tout bout de champ pour contrer les critiques émises sur la stagnation des salaires dans un contexte inflationniste.

Mais cela ne peut durer indéfiniment : la question qui se pose autour de l’augmentation des salaires, c’est surtout celle de la juste répartition de la richesse entre le travail et le capital et, incidemment, de l’augmentation des plus bas d’entre eux.

Le cas de l’entreprise TotalEnergies est le plus édifiant. Alors que le pétrolier battait un nouveau record en dégageant un bénéfice de 17 milliards de dollars, ses raffineries étaient bloquées par des salariés grévistes demandant une revalorisation salariale. Ils ont essuyé un refus complet de la part de la direction. Pourtant, dans le même temps, le conseil d’administration du groupe annonçait, à la mi-septembre, vouloir « partager avec ses actionnaires les forts résultats de la compagnie » par un « acompte sur dividende exceptionnel », soit 2, 62 milliards d’euros supplémentaires reversés à ses actionnaires.

Le plus inacceptable dans ce conflit réside indéniablement dans le fait que la revalorisation salariale demandée par les grévistes représentait seulement 150 millions d’euros supplémentaires chaque année : 2, 6 milliards octroyés au capital contre 150 millions refusés au travail !

Cet exemple illustre à lui seul mon propos, madame la ministre, mais il est aussi symptomatique des concessions qui sont communément admises pour le capital et que l’on refuse systématiquement aux revenus du travail.

Osons le dire, la juste valorisation salariale du travail est un principe cardinal au sens qu’elle représente le principal point de friction dans nos sociétés : bien plus qu’un principe d’égalité, c’est aussi le ciment de la cohésion sociale. Il est révélateur de voir que les inégalités de revenus sont, selon une étude du ministère de la santé de 2018, parmi celles qui sont les moins acceptées et vécues comme les plus injustes.

Cette injustice est d’autant plus mal perçue que les travailleurs français, qu’ils soient salariés ou indépendants, font partie des plus productifs d’Europe, près de quinze points au-dessus de la moyenne européenne.

Justice salariale et rééquilibrage des revenus du travail par rapport à ceux du capital : voilà le prisme, mes chers collègues, par lequel nous devons aborder notre débat d’aujourd’hui.

Sans dogmatisme ni tabou, nous devrions pouvoir collectivement dégager les contours du Grenelle des salaires que j’appelle de mes vœux, afin que nos concitoyens puissent percevoir la transcription tangible de nos débats et que nous ne nous cantonnions pas à des postures partisanes.

Nos compatriotes nous pressent d’agir ; face à cette urgence, soyons collectivement à la hauteur !

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