« À la fin du XVIIIe siècle et pendant les vingt premières années du XIXe, les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d’efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. À cet effet, on payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit par l’assistance paroissiale. »
Madame la ministre, nous vivons de nos jours une situation analogue. Votre gouvernement imagine régulièrement de nouveaux dispositifs pour compenser les salaires trop bas. La prime d’activité, la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat et, dernièrement, l’indemnité inflation font partie intégrante de cet arsenal.
Par la prééminence de tels dispositifs, vous entretenez une situation dans laquelle les montants des salaires sont insuffisants pour vivre et où les travailleurs sont de plus en plus soumis à la contingence des aides.
Force est de constater que nous ne parlons pas du même dialogue social. Nous vous parlons salaire ; vous nous parlez primes.
Je rappelle que la rémunération annuelle nette d’un salarié payé au niveau du Smic se répartit désormais en 84 % de salaire et 16 % de primes de pouvoir d’achat versées par l’État. Ces primes représentent l’équivalent d’un treizième mois, d’un quatorzième et même un peu plus. Autant d’éléments de rémunération qui devraient être du salaire.
Par ces dispositifs, l’argent public vient substituer des revenus à des salaires. Cette stratégie est une aubaine pour les entreprises : à court terme, leurs salariés touchent plus, pour un coût maîtrisé ; à long terme, les salaires restent bas.
Mais il y a des perdants. Ce sont les travailleurs, qui, eux, perdent sur presque tous les plans. En effet, leurs revenus deviennent imprévisibles. Je rappelle qu’une aide distribuée par l’État peut s’arrêter à tout moment, alors qu’un salaire ne peut être baissé de façon unilatérale par l’employeur. Par ailleurs, leur progression salariale de carrière est ralentie. Enfin, pour la double peine, ils cotisent moins pour leur retraite, car ces revenus ne sont pas soumis à cotisations sociales.
Ce constat sans appel ne se limite pas, tant s’en faut, au secteur privé. Aux côtés du salaire, diverses primes et indemnités plus ou moins individualisées occupent désormais une place importante dans la rémunération des fonctionnaires. Elles représentent un quart de leur rémunération et permettent à l’État de compléter un salaire qui n’augmente plus.
Ces tensions salariales appellent une approche qui ne soit pas purement comptable. À bien y regarder, les dispositifs qui ont été imaginés en faveur du pouvoir d’achat depuis vingt ans sont en effet traversés par un important sous-entendu.
Qu’il s’agisse de la prime d’activité, de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat ou de l’indemnité inflation, les primes de pouvoir d’achat ont en commun de considérer les travailleurs comme des êtres de besoins et de les réduire à cette condition.
La question de la satisfaction de nos besoins, notamment matériels, est importante et même incontournable. Mais sommes-nous seulement des êtres voués à dépenser ce qui nous est accordé de façon contingente sur un marché de biens et services dont la maîtrise nous échappe totalement ? Le salaire ne se limite pas à cette considération.
Tel qu’il s’est construit au cours du XXe siècle, le salaire permet de reconnaître le travailleur, qu’il soit en emploi ou hors emploi, comme un producteur de valeur économique.
Il n’est pas étonnant, en ce sens, que les revendications salariales se mêlent souvent aux revendications entourant les conditions de travail.
Notre pays n’y coupe pas. Plusieurs mouvements de grève revendiquant une augmentation des salaires se sont enclenchés à l’automne et à l’hiver 2021, y compris dans des secteurs peu enclins aux grèves. Nous avons pu ainsi constater de fortes mobilisations dans plusieurs enseignes de la grande distribution.
Aux revendications d’augmentation générale des salaires de l’ordre de 5 %, les employeurs ont répondu par des propositions d’augmentation de 1 % ou 2 % et par des mesures contournant le salaire : doublement de l’indemnité inflation, versement de primes ou encore augmentation des remises en magasin.
C’est factuel : les primes sont devenues des éléments importants de rémunération pour les titulaires de bas salaires. Finalement, les travailleurs qui mettent en valeur un capital dans le secteur privé se paient de plus en plus eux-mêmes en tant que contribuables. Cela n’est pas admissible.
Dans ce contexte et alors que la période de négociations annuelles obligatoires commence ce mois-ci, j’appelle à ce que nous convoquions un Grenelle des salaires réunissant les organisations syndicales et patronales, afin qu’une réponse systémique et collégiale soit apportée aux travailleurs de notre pays.