Intervention de Huguette Bello

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 13 octobre 2022 : 1ère réunion
Audition de Mme Huguette Bello présidente du conseil régional de la réunion dans le cadre de l'étude de la délégation sur l'évolution institutionnelle outre-mer

Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion :

Je vous remercie de prendre le temps de considérer la position de la région Réunion sur ce sujet d'importance qu'est l'avenir institutionnel des outre-mer. Nous sommes la région ultramarine la plus importante sur le plan démographique, puisque nous comptons presque 870 000 habitants. Les difficultés sont intenses, sachant que 40 % de notre population vit en dessous du seuil de pauvreté.

Vous nous avez fait parvenir un certain nombre de questions ; nous tâcherons d'y répondre avec sincérité.

Ce bilan est celui de soixante-seize ans de départementalisation, depuis la loi du 19 mars 1946 et des 40 ans de la régionalisation issue des lois de décentralisation. C'est un bilan extrêmement riche, globalement positif, marqué par des progrès évidents dans de nombreux domaines, tels que la santé, l'éducation, la formation, l'élévation du niveau de vie, les infrastructures, les acquis sociaux ; mais un bilan caractérisé aussi par un « mal-développement » se traduisant par un chômage structurel , la persistance d'inégalités criantes, et une part importante de la population vivant sous le seuil national de pauvreté, et l'absence de perspectives pour une grande partie de la jeunesse pourtant formée et diplômée.

Le sentiment d'insatisfaction se lit lors des élections par l'importance de l'abstention et des votes contestataires. Si l'on considère les résultats de la dernière élection présidentielle, il est manifeste que les populations ne se reconnaissent plus dans les décisions prises à l'échelon national. À cet égard, il paraît primordial de rendre effectives les dispositions de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite « loi 3DS ». Il s'agit d'impliquer plus fortement les citoyens dans l'action publique, et de donner la latitude nécessaire aux collectivités sur l'ensemble de leurs domaines de compétence. Il y va de l'efficacité de l'action publique.

Les exemples de décalage entre les aspirations et les besoins du territoire d'une part, et les limites des politiques menées, d'autre part, sont manifestes. Ce phénomène est récurrent dans de nombreux secteurs, à l'instar des normes de construction inadaptées au bâti tropical. La loi Littoral du 3 janvier 1986 s'applique aux 19 communes de l'île ayant une frange littorale, y compris les parties situées dans Les Hauts. Cela suscite de nombreuses difficultés au risque même de remettre en cause les actions favorables à un aménagement équilibré et respectueux de l'environnement comme à Mafate.

De plus, l'application de l'article 42 de la loi Élan du 23 novembre 2018 impose d'identifier des formes d'habitats existants dans les schémas de cohérence territoriale (Scot) et les plans locaux d'urbanisme (PLU). Or si ces espaces sont classés en zone urbaine, la demande de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Deal) pourrait engendrer des problèmes de compatibilité entre ces documents, ainsi qu'avec les schémas d'aménagement régional si ces zones urbaines n'y sont identifiées. La loi a prévu des dérogations pour la Corse (PADDUC), mais pas pour nos régions (SAR).

L'application de l'objectif « zéro artificialisation nette » fixé par la loi Climat et résilience du 22 août 2021 sera délicate sur un terrain insulaire très contraint et à forte croissance démographique. Nous sommes également classés au patrimoine mondial, nous avons un parc national et nous devons préserver les espaces agricoles, l'avis conforme de la commission départementale de la préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) étant par ailleurs requis. Les plans de prévention des risques (PPR) gèlent aussi de nombreuses possibilités. Il est donc très compliqué de compenser les besoins d'extension.

Autre exemple, dans le domaine de la coopération régionale et de l'action internationale, où l'État ou l'Union européenne concluent des accords de coopération avec des pays de notre environnement des accords sans que nous y soyons associés. Nos capacités juridiques d'agir dans ce domaine ne sont pas à la hauteur de l'ambition que nous portons : une véritable politique de co-développement régional.

Une autre illustration, dans les conditions actuelles, l'impossibilité pour la région de porter une grande politique maritime. La Réunion est le navire amiral de la France dans l'océan Indien. Pourtant, l'État exerce une compétence exclusive sur les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et dans le domaine de la pêche, l'ensemble des compétences reviennent à l'Union européenne, sans que la région ne soit associée.

Souhaiterions-nous exercer des compétences normatives ? À l'inverse, voulons-nous en restituer à l'État ?

Dans tous les domaines cités, il serait souhaitable que la région puisse disposer de compétences normatives.

Je pourrais citer d'autres exemples : s'agissant de l'économie, nous devrions pouvoir agir en matière de régulation pour éviter les situations de position dominante ou de monopole caractéristiques d' « économies de comptoir » Pour l'énergie, La Réunion ne dispose pas du diagnostic de performance énergétique, comme en France continentale (norme nationale) ou encore comme en Martinique et en Guadeloupe (norme locale validée par habilitation).

Nous avons aussi été désignés pour déployer le service d'accompagnement à la rénovation énergétique, repris sous la marque France Rénov'. Une méthodologie adaptée au contexte local a été élaborée, afin de réaliser les diagnostics énergétiques des logements. La région Réunion devrait avoir la possibilité de valider un diagnostic de performance énergétique (DPE) spécifique pour le territoire, comme l'appelle de ses voeux la Fédération réunionnaise du bâtiment et des travaux publics (FRBTP). Il serait nécessaire d'y inclure l'installation de panneaux en photovoltaïques en autoconsommation. Dans le même ordre d'idées, on pourrait envisager de modifier la réglementation thermique, acoustique et aération (RTAA-DOM) pour les constructions neuves avec l'installation obligatoire de panneaux photovoltaïques en autoconsommation.

A contrario, l'État doit assumer pleinement ses compétences pour la continuité territoriale, afin de garantir l'égalité de traitement entre les territoires, comme cela a été réalisé en Corse et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette intervention est d'autant plus légitime que la région Réunion est la région la plus éloignée de la France hexagonale.

Quelle appréciation portons-nous sur la prise en compte des spécificités ou des souhaits des outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets ?

Il existe un vrai décalage entre la proclamation au plus haut niveau de l'État du « réflexe outre-mer » et la réalité législative. Deux textes récents ont fait l'impasse sur nos territoires : la loi du 16 août 2022 portant sur des mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat et le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. L'archipel France est encore une vue de l'esprit pour les services centraux !

La révision constitutionnelle de 2003 ne semble pas encore aller de soi, et ce n'est qu'au prix d'une énergie démesurée que l'on peut parfois rectifier le tir - par voie d'amendements. L'adaptation des normes nationales par la voie des ordonnances est de moins en moins acceptable et acceptée. Il faut une véritable prise de conscience sur le fait qu'une absence de réflexion normative en amont entraîne de lourdes conséquences au détriment de nos territoires. Pour y remédier, il faut associer systématiquement le ministère des outre-mer et les exécutifs locaux à l'élaboration des normes. Il convient d'appliquer automatiquement l'article 73 de la Constitution en rendant obligatoire la justification de l'absence d'adaptation.

Pour conclure sur ce point, les lois d'orientation ou de programmation relatives aux outre-mer doivent prendre en compte notre véritable diversité. La refondation que nous réclamons requiert de conjuguer au pluriel la fabrique de la loi pour les outre-mer.

Je tiens à préciser que c'est précisément cette logique plurielle qui sous-tend l'Appel de Fort-de-France. La refondation que nous appelons de nos voeux n'implique pas, comme par le passé, une réponse unique mais doit au contraire se traduire dans les multiples expressions élaborées par chacun des territoires.

Un passage au principe de spécialité législative serait-il souhaitable ?

La Réunion dispose d'un statut d'identité législative « renforcée » qui est spécifique. Le cinquième alinéa de l'article 73 écarte en effet la possibilité pour La Réunion de légiférer sur habilitation du Parlement. Il pourrait être intéressant d'expérimenter le principe de spécialité législative, dans un certain nombre de domaines comme par exemple pour la politique énergétique, le logement ou en matière de lutte contre l'illettrisme, à partir du moment où cette expérimentation est encadrée par une habilitation.

Quelle appréciation porter sur les mécanismes qui permettraient de solliciter des habilitations à adopter les normes dans les domaines de compétence de l'État ?

Le cinquième alinéa de l'article 73, qui occupe le champ politique réunionnais depuis quinze ans, est devenu l'objet de fantasmes et l'instrument d'arrière-pensées électorales. Ouvrir à La Réunion la faculté de pouvoir dicter des normes comme cela est reconnu à la Guyane, à la Martinique et à la Guadeloupe relève d'une approche pragmatique, parfaitement dans l'esprit du principe de différenciation étendu désormais au niveau national. À mon avis, le sujet doit se concentrer plutôt sur les moyens de rendre plus opérationnel le dispositif. La puissance que l'on prête à ce dispositif dépasse, et de loin, sa véritable portée et a totalement laissé de côté ses imperfections qui ne sont pourtant pas minces.

La lourdeur de la procédure et le coût élevé de l'ingénierie sont bien connus. Autre difficulté de taille : contrairement à un transfert de compétence, l'habilitation ne s'accompagne pas de ressources financières nécessaires à sa mise en oeuvre. Le projet de réforme constitutionnelle de 2018 avait prévu des améliorations à cet égard.

Aux termes du second alinéa de l'article 73 de la Constitution, le conseil régional de La Réunion dispose d'une faculté d'adaptation des lois et des règlements dans les matières relevant de ses compétences. Toutefois, aucune initiative n'a été prise en ce sens. C'est la raison pour laquelle nous pensons que les marges de manoeuvre offertes par cet article n'ont pas été épuisées. Nous sommes favorables à l'optimisation de toutes les facultés offertes par l'article 73.

Jusqu'à présent, aucune collectivité de La Réunion n'a eu recours à l'expérimentation prévue au quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. Ce dispositif de droit commun est très peu utilisé en raison de des conditions de sortie au bout de cinq ans ; généralisation ou abandon. La suppression par la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite loi 3DS, de cette alternative ( « généralisation de l'expérimentation ou abandon » ) renforcera peut-être l'attractivité de l'expérimentation. Il faut néanmoins noter que le Conseil d'État avait déjà admis dans un arrêt récent de 2019 que pour les outre-mer, les expérimentations pouvaient être pérennisées. Nous envisageons d'y recourir afin de lutter contre l'illettrisme, qui se maintient à un niveau élevé dans notre île.

À propos du bon fonctionnement des institutions réunionnaises, je crois que l'organisation des institutions dans une région monodépartementale exige une concertation permanente entre tous les acteurs. La qualité du dialogue est essentielle ; entre les collectivités entre elles, et entre elles et l'État. À cet égard, la conférence territoriale de l'action publique (CTAP) est un bon outil. Elle sera d'ailleurs réunie le 2 décembre prochain.

Vous m'interrogez également sur la pertinence de créer une collectivité unique. La région monodépartementale a suscité des interrogations et des critiques. Mais force est de constater qu'à l'épreuve des faits, La Réunion est parvenue à une répartition cohérente des compétences, allant parfois au-delà de ce qui était prévu par les textes, grâce à un exercice volontaire d'harmonisation des compétences. La loi NOTRe du 7 août 2015 a également contribué à une clarification nécessaire des compétences respectives de chaque collectivité. Certes, des marges de progrès existent, mais la dynamique actuelle ne passe pas nécessairement par une modification de l'architecture institutionnelle. En janvier 2028, la compétence agricole sera transférée au conseil régional, la région assumera ainsi une responsabilité globale dans le domaine économique.

Parallèlement, la situation sociale hors norme de La Réunion est une réalité qui doit être prise en compte et qui confère au niveau départemental toute sa légitimité.

Lors de chaque transfert de compétence se pose la question des moyens et de leur dynamisme. Les routes nationales ont été transférées au conseil régional en 2008. Or, au moment du transfert, certaines d'entre elles ne répondaient pas du tout aux normes de sécurité. Il s'agit de la route du littoral, de la route du cap la Houssaye et de la route de Cilaos (RN5). Cela représente un coût financier très lourd pour notre collectivité. En outre, des problèmes persistent. L'État estime ainsi qu'il conserve un droit de regard sur la gestion des routes nationales : ce fut le cas au moment de l'ouverture de la nouvelle portion de la route du littoral.

La déconcentration est le problème de l'État. Il me paraît utile que les préfets puissent adapter leurs décisions aux réalités locales, comme lors de la crise sanitaire.

Il va de soi que le statut à la carte prôné au plus haut niveau de l'État par Jacques Chirac en 2000 dans son discours au Palais des Congrès de Madiana en Martinique est appelé à connaître de nouveaux développements. Depuis la révision constitutionnelle de 2003, il n'existe plus de distinction binaire entre les articles 73 et 74 de la Constitution : il y aurait donc une certaine logique que le droit coïncide avec la réalité. Toutefois, il faut être prudent sur cette question et examiner au préalable toutes les conséquences d'une telle évolution, notamment au niveau européen. Ce travail doit sortir du cénacle des spécialistes pour s'élargir à tous les citoyens. Faisons preuve de pédagogie afin d'écarter les postures démagogiques.

Pour ma part, je considère qui si fusion de ces articles devait avoir lieu, elle devrait garantir l'identité institutionnelle propre de chaque collectivité, et, pour La Réunion, son statut de département et de région.

Préciser le sens des notions de différenciation et de responsabilisation clarifierait les termes du débat.

La différenciation désigne la faculté de mettre en oeuvre des politiques publiques adaptées à la diversité des territoires. Elle recouvre la possibilité pour une ou plusieurs collectivités d'exercer des compétences dont ne disposent pas toutes les collectivités de même catégorie. La responsabilisation désigne la faculté pour une collectivité d'adopter des normes à son territoire.

La notion d'autonomie recouvre quant à elle la possibilité pour une collectivité d'adopter des normes sans habilitation. L'habilitation marque la frontière entre ces notions.

Nous souhaitons que le cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution soit supprimé, étant entendu que des améliorations doivent être apportées à la procédure actuellement prévue par cet article. Assurer l'avenir d'un territoire et d'une société exige de passer par la différenciation. L'uniformité des règles présente plus de risques que d'avantages. Ce n'est d'ailleurs plus l'apanage des outre-mer : le droit commun se transforme peu à peu en un droit différencié. Cette réalité rejoint les propos du général de Gaulle qui déclarait en 1968 que « l'effort multiséculaire de centralisation, qui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui étaient successivement rattachées, ne s'impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ».

Outre les possibilités que celle-ci ouvrirait, la suppression du cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution présenterait également une portée symbolique : elle signifierait que les Réunionnais ont confiance en eux-mêmes, que nous croyons à notre capacité collective d'agir pour les intérêts propres de La Réunion et des Réunionnais.

C'est finalement donner plus de force à notre statut de département et de région.

Je pense que la population aspire à une plus grande efficacité de l'action publique. Tous les acteurs reconnaissent qu'une nouvelle étape de notre développement est nécessaire pour faire face aux nouveaux défis. L'autonomie énergétique, la transition écologique, la sécurité alimentaire, l'insertion dans notre environnement géo-économique sont des objectifs partagés. Nous devons discuter de notre projet de développement : ceux qui veulent polémiquer sur les questions institutionnelles font diversion. La région Réunion vient d'engager la révision du schéma régional de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) en vue de définir ce que nous intitulons « La Nouvelle Économie ». Il s'agir de bâtir La Réunion de 2030. Ce sont les exigences du développement qui appelleront les moyens juridiques et financiers nécessaires à l'adoption d'une approche pragmatique, et non l'inverse.

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